La volonté qui fit de Sparte une grande nation vit encore dans les élégies de Tyrtée. Cette volonté eut pour résultat la formation d’un idéal sublime qui dura bien plus longtemps que la Sparte historique – à vrai dire, il n’a pas encore disparu – et dont les élégies en question constituent le témoignage le plus suggestif. La communauté spartiate, telle qu’elle est connue dans l’histoire à une époque éloignée de sa création, apparaît à beaucoup d’égards comme quelque chose de transitoire et d’excentrique. Mais l’idéal qui inspira ses citoyens et vers lequel tendirent avec une constance farouche tous les efforts, est impérissable parce qu’il représente un instinct fondamental de l’humanité.
Bien que la société qui lui donna naissance nous semble avoir été partiale et bornée dans ses conceptions, cet idéal demeure vrai et valable. Platon lui-même qualifiait d’étroite l’idée que se faisait le Spartiate des devoirs et de l’éducation civiques, mais il ajoutait que ces vues, immortalisées par les poèmes de Tyrtée, forment une des bases immuables de la vie politique. D’autres, d’ailleurs, partagèrent cette opinion : en réalité, le philosophe exprima simplement l’impression générale de la Grèce au sujet de Sparte. Les Grecs de son temps n’approuvèrent pas sans réserve Lacédémone et son système ; tous, néanmoins, admirent la valeur de son idéal. Dans toute cité il y eut un parti favorable à Sparte, qui se faisait une idée très optimiste de la constitution de Lycurgue. La majorité ne partageait pas cette admiration sans bornes. Pourtant, la place réservée par Platon à Tyrtée dans son système éducatif demeura indiscutée chez les Grecs des périodes ultérieures et devint un élément indéfectible de leur culture. Il appartient à Platon d’arranger et de systématiser l’héritage spirituel de l’Hellade : dans sa synthèse, les divers idéaux que posséda le peuple grec furent objectivés et situés selon leur parenté réelle. Depuis lors aucune modification importante n’y a été opérée, et durant deux millénaires, l’idéal spartiate a gardé dans l’histoire la place que le grand philosophe lui avait assignée.
Les élégies de Tyrtée ont une portée éducative très grande. L’appel qu’elles font au sacrifice personnel et au patriotisme des Spartiates était certainement justifié par les circonstances au moment où elles furent écrites – Sparte était alors près de succomber sous le poids écrasant de la guerre de Messénie. Mais elles n’auraient pu faire l’admiration des époques subséquentes, en tant qu’expression suprême de la volonté qui fit oublier aux Lacédémoniens leur intérêt personnel au profit de celui de leur patrie, si elles n’avaient conféré à cet idéal une valeur éternelle et immuable. Les modèles qu’elles proposent pour tous les actes et pour toutes les pensées des citoyens ne furent pas conçus en un sursaut momentané de patriotisme guerrier : ils formaient les fondements mêmes et la raison d’être du monde spartiate. Rien dans la poésie grecque ne montre plus clairement combien le poète trouve la source de son inspiration dans la vie de la société à laquelle il appartient. Tyrtée n’est pas un génie poétique individuel au sens moderne du mot ; il est la voix du peuple, il exprime la foi de tous les citoyens bien pensants. Voilà pourquoi il parle le plus souvent à la première personne du pluriel : « combattons ! » crie-t-il et « mourons ! ». S’il dit parfois « je », ce n’est ni pour donner libre cours à sa personnalité ni pour s’imposer en autorité supérieure (comme le pensèrent les Anciens qui le qualifièrent souvent de général) ; ce « je » est un « je » universel, celui que Démosthène appelait la « voix unanime de la patrie ».
Il parle donc au nom de sa patrie, et dès lors, son jugement sur ce qui est « honorable » et « honteux » acquiert une portée et une autorité bien plus grandes que s’il s’agissait de l’opinion subjective d’un quelconque rhéteur. Même à Sparte, cette relation étroite entre la volonté de l’Etat et celle de l’individu pouvait devenir en temps de paix assez peu effective pour le citoyen ordinaire. Mais en période de crise, la force de l’idéal se manifestait brusquement, en un élan irrésistible : la redoutable épreuve d’une guerre longue et indécise — qui n’en était alors qu’à ses débuts — devait donner à l’Etat spartiate sa structure d’airain. A cette heure tragique, les Lacédémoniens éprouvèrent le besoin de disposer non seulement d’une direction ferme à la fois politique et militaire, mais encore d’une expression universellement valable des vertus nouvelles que la guerre, avec ses durs combats, venait de forger. Depuis des siècles les poètes grecs étaient les hérauts de l’areté ; un héraut semblable apparut alors en la personne de Tyrtée. Comme nous avons déjà eu l’occasion de le signaler, la légende déclare qu’il fut envoyé par Apollon — confirmation frappante de cette croyance bizarre qui veut que lorsqu’un chef spirituel est nécessaire, il survienne immanquablement. Tyrtée vint pour exprimer en une poésie immortelle les vertus civiques indispensables en période de danger national.
Il n’innova pas en matière de style. Il composa dans une forme plus ou moins traditionnelle. Bien que les origines du distique élégiaque soient obscures même pour les critiques littéraires anciens, il a certainement été inventé avant lui. Ce distique se rattache dans une certaine mesure au mètre héroïque utilisé dans l’épopée et, comme lui, il put servir à cette époque de véhicule à n’importe quel sujet. C’est pourquoi il n’existe pas une structure invariable pour tous les poèmes élégiaques. (Les grammairiens de l’Antiquité, abusés par une fausse étymologie et par le développement ultérieur du genre, cherchèrent l’origine de l’élégie dans les chants de lamentations, mais ce fut une erreur.) Hormis le mètre élégiaque lui-même, qui aux époques très reculées ne portait aucun nom spécial pour le distinguer du mètre héroïque, on ne retrouve dans la poésie élégiaque qu’un seul élément constant. Toujours cette poésie s’adresse à quelqu’un, qu’il s’agisse d’un seul individu ou d’une collectivité. L’élégie exprime le lien secret qui unit celui qui déclame à ceux qui l’écoutent ; ce lien en est donc la marque distinctive. Tyrtée, par exemple, parle soit aux citoyens de Sparte, soit aux gens de Sparte. Même le poème qui débute sur un ton méditatif (fragment 9) prend pour finir la forme la forme d’une exhortation : il s’adresse aux membres d’une communauté qui — comme cela se fait couramment — est supposée, mais non désignée d’une manière explicite. Ce texte de mise en garde montre clairement le caractère éducatif de l’élégie. Celle-ci partage ce privilège avec l’épopée, mais (tel Hésiode dans sa poésie didactique) elle apostrophe de façon plus directe, plus délibérée, et avec plus de précision dans son objet. L’épopée, avec ses exemples mythiques, se situe dans un monde imaginaire ; l’élégie, qui s’adresse à un peuple qui existe réellement, nous replace dans les circonstances véritables qui inspirèrent le poète.
Pourtant, bien que les élégies de Tyrtée traitent de la vie réelle des auditeurs, leur forme est déterminée par le style de l’épopée homérique. En réalité, le poète habille un sujet contemporain du langage archaïque d’Homère. Le style d’Homère convenait d’ailleurs beaucoup mieux à Tyrtée qu’à Hésiode – bien que ce dernier ait été lui aussi obligé de s’en servir. Peut-on imaginer thèmes plus voisins de la poésie épique que ceux qui décrivent des combats sauvages et des prouesses héroïques ? Voilà pourquoi Tyrtée non seulement emprunta à Homère une grande partie de la langue, des mots, des phrases et des fragments, mais pensa encore pouvoir modeler ses poésies sur ces scènes de batailles de l’Iliade où un chef, s’adressant à ses hommes à l’instant du péril, fait appel à leur courage et à leur endurance. Il n’eut qu’à extraire ces exhortations du fond mythique de l’épopée, et à les placer dans le cadre de l’existence journalière. Déjà dans l’épopée, les discours prononcés au moment critique de la bataille avaient pour effet de stimuler énergiquement. On a l’impression d’ailleurs qu’ils s’adressaient non pas tant aux autres personnages du récit qu’aux auditeurs des chants homériques. Il est hors de doute que les Spartiates eux aussi se montraient sensibles à ce genre d’encouragement. Il suffit dès lors à Tyrtée, pour créer son élégie, d’insuffler à ses récits véridiques des combats de la guerre de Messénie cette force morale extraordinaire qui se dégage des discours prononcés lors des batailles imaginaires d’Homère. Nous comprendrions mieux cette transposition intellectuelle si nous lisions Homère comme on le lisait à l’époque de Tyrtée et d’Hésiode – non comme l’historien du passé, mais comme le maître du présent.
La chose ne fait aucun doute : Tyrtée se croyait un homéride, et les élégies qu’il adressait à la nation spartiate étaient à ses yeux filles en ligne directe de l’Iliade et de l’Odyssée. Toutefois, ce ne sont pas les imitations plus ou moins réussies des phrases et de la rhétorique d’Homère qui rendent son œuvre vraiment grande ; cette grandeur réside dans la force spirituelle grâce à laquelle il transforme la matière et les procédés épiques en quelque chose de valable pour l’époque où il vivait. Si nous enlevons aux poèmes de Tyrtée toutes les idées, les mots, les tournures métriques empruntées à Homère, la part originale peut sembler très minime. Mais dès que nous les examinons du point de vue de celui de la présente étude, nous sommes obligés de leur reconnaître une réelle originalité ; nous comprenons alors que ces scènes conventionnelles, ces idéaux héroïques de la période primitive, ont été en quelque sorte revitalisés par la foi de l’auteur en une autorité nouvelle à la fois politique et morale : la cité-Etat (cette cité-Etat qui surpasse et domine les individualités qui la composent et pour le salut de laquelle chaque citoyen vit et meurt). Tyrtée a complètement transformé l’idéal homérique : de l’areté individuelle du champion il a fait l’areté du patriote. Il lutta pour communiquer cette foi nouvelle à toute la société. Il tenta de créer une nation de héros. La mort est belle quand il s’agit de la mort d’un héros, et mourir pour sa patrie revient à mourir en héros. C’est la seule pensée qui puisse exalter un homme sur le point de périr : lui faire saisir qu’il se sacrifie pour un bien plus grand encore que sa propre existence.
La transmutation de l’idée d’areté du fait de Tyrtée apparaît en toute clarté dans le troisième des poèmes qui subsistent de lui. Il y a peu de temps encore, ce poème était rejeté pour des motifs de pure stylistique ; mais j’ai eu l’occasion de donner ailleurs la preuve complète de son authenticité. Il est certain qu’on ne saurait l’attribuer à une époque aussi tardive que celle des sophistes, c’est-à-dire au Ve s. Solon et Pindare le connaissaient et, dès le VIe s., Xénophane imite d’une façon évidente et transforme une de ses idées maîtresses dans un fragment parvenu jusqu’à nous. On voit très bien la raison qui incita Platon à choisir cette élégie comme la plus représentative de l’esprit de Lacédémone parmi toutes celles attribuées à Tyrtée et connues de son temps : le poète y exprime avec force et précision la nature de l’areté spartiate.
Le poème ouvre des horizons sur l’histoire de l’évolution de l’idée d’areté depuis Homère et sur la crise qui affecta les anciens idéaux aristocratiques lors de la naissance des cités-Etats. Tyrtée place la vraie areté bien au-dessus des autres vertus susceptibles, aux yeux de ses contemporains, de conférer à un individu une valeur réelle et de lui apporter la considération. « Je ne voudrais pas, dit-il, mentionner ni respecter un homme pour ses prouesses à la course et à la lutte, même s’il avait la stature et la force des Cyclopes et s’il dépassait en vitesse la Borée de Thrace ». Ces cas exceptionnels de l’areté athlétique avaient été l’objet d’une admiration quasi exclusive de la part de l’aristocratie dès l’époque d’Homère ; au siècle précédent, par suite de l’instauration des Jeux Olympiques, même le peuple en était arrivé à la considérer comme le summum de la perfection humaine. Tyrtée ajoute encore d’autres qualités admirées par l’ancienne noblesse. « Et, fût-il plus beau de visage et de corps que Tithonos, plus riche que Midas et Cinyras, plus éloquent qu’Adraste, eût-il une allure plus royale que celle de Pélops fils de Tantale, je ne pourrais l’honorer pour ces raisons — même s’il se voyait gratifier de tout ce qui donne la gloire, excepté la vaillance au combat. Car personne ne se montre bon guerrier avant de pouvoir supporter le spectacle de la tuerie sanglante et d’être capable de s’élancer hardiment sur l’ennemi en le regardant bien en face. Voilà ce qu’est l’areté ! » s’exclame Tyrtée en un transport d’émotion, « voilà les lauriers les meilleurs et les plus légitimes qu’un jeune garçon puisse remporter parmi les hommes. C’est un bien pour tous, pour la cité comme pour l’ensemble du peuple, quand un homme prend sa place et tient bon sans relâche contre les premières vagues d’ennemis et lorsqu’il chasse de son esprit toute pensée de fuite honteuse ». Impossible d’appeler ceci de la « rhétorique tardive ». Solon parle en termes semblables. Les origines de la rhétorique remontent d’ailleurs bien loin dans l’histoire. Les répétitions qui se succèdent chez Tyrtée sont provoquées par l’émotion qui l’étreint lorsqu’il pose cette question essentielle : qu’est-ce que la véritable areté ? Les réponses habituelles à cette question sont rejetées une à une par les dénégations successives qui figurent dans les dix ou douze premières lignes. Bien qu’ils ne soient ni déniés, ni périmés, tous les idéaux sublimes de l’ancienne noblesse hellène se voient systématiquement rabaissés. Et alors, une fois son auditoire parvenu au plus haut degré d’excitation, le poète proclame le nouvel idéal sévère de la citoyenneté. Il n’existe qu’un seul critère pour l’areté authentique — le bien public de la cité. Tout ce qui aide la communauté est bon, tout ce qui lui porte préjudice est mauvais.
De là, Tyrtée passe tout naturellement à la gloire qui récompense celui qui se sacrifie pour sa patrie, soit qu’il meure au combat, soit qu’il rentre dans son foyer triomphateur. « Car celui qui tombe au premier rang des combattants et qui perd sa chère vie en donnant la gloire à sa cité, à ses compatriotes et à son père — alors que sa poitrine, son bouclier bosselé et sa cuirasse sont percés par-devant de nombreux traits — celui-là est pleuré par jeunes et vieux réunis, tandis que toute la cité se répand en lamentations lugubres. Et sa tombe, et ses enfants sont honorés parmi les hommes, de même que ses petits-enfants, et toute sa descendance. Jamais son nom ni sa belle renommé ne périront, et quoiqu’il gise sous terre, il devient immortel ». Propagé au loin par les bardes errants, la gloire du héros homérique n’est rien à côté de celle du simple guerrier spartiate qui, selon l’expression de Tyrtée, demeure éternellement au plus profond du cœur de ses concitoyens. Cette communion parfaite en la cité-Etat, qui semblait n’être au début du poème qu’une obligation, devient ainsi un privilège et un honneur — la source même de toutes les valeurs idéales. La première partie définit l’idéal héroïque de l’areté en fonction de la cité-Etat ; la seconde reprend en termes identiques l’idéal héroïque de la gloire. Gloire et areté sont, dans l’épopée, inséparables. Dorénavant, la gloire se gagne et l’areté se recherche dans le cadre de la cité-Etat. La polis vit quand l’individu se sacrifie ; elle devient alors la gardienne fidèle du « nom » et, par ce fait même, de la vie future du héros.
Les anciens Grecs ne croyaient pas à l’immortalité de l’âme. Un homme était mort dès que son corps périssait. Ce qu’Homère appelle psyché est le reflet ou le spectre de la personne physique, une ombre habitant dans l’Hadès, un rien. Mais si un individu dépassait la norme ordinaire d’une vie humaine et si, en se sacrifiant pour sa patrie, il s’élevait à une vie plus haute, alors la cité pouvait lui conférer l’immortalité en préservant le souvenir de sa personnalité idéale, de son « nom ». Avec le progrès de la cité-Etat, cette conception politique de l’héroïsme devint prédominante et se maintint tout au long de l’histoire de la Grèce. L’homme, conçu comme un être politique, atteint la perfection en perpétuant sa mémoire dans la communauté pour laquelle il vit et meurt. Mais, aussitôt que la notion d’Etat (et en fait de la vie terrestre) commença à être mise en question et la valeur de l’âme individuelle à être exaltée — évolution qui atteignit son point culminant avec le Christianisme — les philosophes vinrent prêcher les devoirs envers une conscience jadis négligée. Même dans la pensée politique de Démosthène et de Cicéron nous ne trouvons pas encore trace d’un tel revirement. En revanche, les élégies de Tyrtée représentent le premier stade dans le développement de la moralité de la cité-Etat. C’est la polis qui perpétue la mémoire et immortalise le héros mort ; c’est elle aussi qui chante les louanges du guerrier victorieux rentrant chez lui sain et sauf. « Il est honoré par tous, jeunes et vieux réunis ; sa femme lui procure beaucoup de joie et personne ne voudrait l’injurier, ni lui porter préjudice. Quand il devient vieux, ses concitoyens lui marquent leur considération et, où qu’il aille, chacun s’efface devant lui, les jeunes comme les aînés ». Il ne s’agit pas ici de simple rhétorique. La cité-Etat de la Grèce archaïque était minuscule, mais il y avait en elle quelque chose de vraiment humain, de vraiment héroïque. L’Hellade, et en fait tout le monde ancien, tint le héros pour le modèle parfait de l’humanité.
Dans ce poème la cité est présentée comme l’inspiratrice de la vie de tous les citoyens. Mais une autre élégie de Tyrtée nous montre comment elle peut obliger, menacer, terrifier. Le poète oppose la mort glorieuse sur le champ de bataille à l’existence misérable et vagabonde de celui qui s’est vu chasser de sa maison pour s’être dérobé à l’obligation civique lui enjoignant de combattre dans l’armée. Le proscrit erre partout dans le monde avec ses père et mère, sa femme et ses petits enfants. Pauvre et malheureux, il est un étranger pour ceux qui le rencontrent : tous le regardent comme un ennemi. Il déshonore sa race, il salit son noble visage et son corps ; il est hors la loi et la bassesse l’accompagne partout où il se rend. Voilà un témoignage très vivant de la logique inflexible avec laquelle l’Etat proclame ses droits sur la vie et les biens de ses citoyens. Tyrtée dépeint le destin épouvantable de l’exilé avec le même réalisme qu’il mettait à décrire les honneurs rendus aux héros nationaux. Il n’est fait aucune différence entre un bannissement qu’impose la cité aux déserteurs, par mesure d’urgence, et l’exil volontaire de celui qui, abandonnant son foyer pour échapper au service militaire, se voit dès lors contraint de vivre en étranger dans une autre ville. Dans ces deux tableaux qui se complètent, la polis apparaît à la fois comme un idéal exaltant et comme un pouvoir tyrannique. Envisagée de la sorte elle ressemble fort à une divinité et, de tout temps, les Grecs la considèrent d’ailleurs comme telle. Ils ne concevaient pas qu’il pût exister un rapport strictement utilitaire et matériel entre vertu civique et sauvegarde de la communauté. A leurs yeux, la polis constituait un universel doté d’une base religieuse. Par contraste avec l’areté de l’âge héroïque, la nouvelle areté de la cité témoigne d’une modification des idéaux religieux de la Grèce. La polis est devenue l’épitomé de toutes les choses humaines et divines.
Rien d’étonnant à ce que dans une autre élégie célèbre dans l’antiquité — l’Eunomia — Tyrtée explique l’importance réelle de la constitution spartiate. Il s’efforce d’inculquer aux Lacédémoniens les principes fondamentaux de leur système – le même système qui, indépendamment de cela, se trouve exposé dans une vieille rhétra que Plutarque, dans sa Vie de Lycurgue, a transcrite en sa langue maternelle dorienne. Tyrtée fournit une preuve importante de l’antiquité de cette précieuse relique en paraphrasant son contenu dans son élégie. Il est visible que, de plus en plus, il devenait l’éducateur de sa patrie : ses poèmes représentaient en fait un condensé du monde spartiate, en temps de paix comme en temps de guerre. Les divergences qui apparaissent dans la forme de l’Eunomia soulèvent d’intéressants problèmes pour l’histoire littéraire et constitutionnelle ; mais ceux-ci sont moins de mise dans cette étude qu’une discussion portant sur le contenu du texte.
La pensée maîtresse de l’Eunomia éclaire à la fois l’attitude prise par Tyrtée et les idéaux politiques très différents d’Athènes et de l’Ionie. Les Ioniens ne se sentaient pas liés par la tradition et le mythe ; ils s’efforçaient plutôt de répartir les privilèges constitutionnels conformément à un idéal social et légal plus ou moins universel. Par contre, Tyrtée cherche l’origine de l’eunomia spartiate dans une ordonnance divine et considère cette dernière comme la plus haute et la plus sûre des garanties. « Zeus lui-même, le fils de Cronos et l’époux de d’Héra qui porte la couronne donna cette cité aux Héraclide sous la direction de qui nous abandonnâmes l’Erinéos venteux pour gagner la vaste île de Pélops ». Si nous lisons ce fragment en le rapprochant du passage plus étendu qui reproduit l’ancienne rhétra, nous saisissons très bien le sens de l’allusion faite par notre poète aux origines mythiques de l’Etat spartiate lors de la première invasion dorienne.
Cette rhétra définit en termes formels les droits du peuple vis-à-vis du pouvoir des rois et du Conseil des Anciens. Il s’agit d’une loi fondamentale qui, aux yeux de Tyrtée, dérive également d’une autorité divine : elle fut approuvée ou même imposée par l’oracle d’Apollon à Delphes. Après la difficile victoire spartiate sur les Messéniens, le peuple commença à sentir sa force et à exiger des droits politiques en rapport avec les sacrifices consentis pendant la guerre. Tyrtée désire mettre un terme à des revendications qui pourraient devenir excessives en lui rappelant qui doit à ses rois — « la race des Héraclides » — d’occuper ce pays. C’est aux rois que Zeus donna la terre, si l’on en croit la vieille légende qui représente l’immigration dorienne dans le Péloponnèse comme « le retour de la race des Héraclides ». Ils sont donc le maillon légitime entre le jour présent et l’acte divin qui, dans un lointain passé, fonda la cité de Sparte. L’oracle de Delphes a établi pour l’éternité le statut des rois.
L’Eunomia de Tyrtée se propose de fournir une interprétation véridique de la base légale du monde spartiate. En partie exposé rationnel, en partie réminiscence mythique, l’élégie tient pour établie la puissante royauté de l’époque des guerres de Messénie. Pourtant le poète était loin d’être un réactionnaire : son poème sur la vertu civique le prouve à suffisance. En essayant de substituer une éthique basée sur la cité-Etat à une morale aristocratique, et en plaidant pour la participation — en tant que guerriers — de tous les citoyens à la gestion de l’Etat, il se montre plutôt révolutionnaire. Toutefois il n’est pas partisan de la démocratie. Comme le montre l’Eunomia, l’assemblée populaire est la réunion de l’armée : elle vote par oui ou par non à toute proposition émise par le conseil, mais ne peut prendre l’initiative de préconiser elle-même certaines mesures. Sans doute fut-il difficile de maintenir ce système après la fin de la guerre. Il est visible, néanmoins, que les autorités se servirent de l’influence acquise par Tyrtée au cours des hostilités, en tant que guide spirituel des masses, pour imposer « l’ordre traditionnel » tel un rempart contre la marée montant des revendications populaires.
Le Tyrtée de l’Eunomia appartient à Sparte, mais le Tyrtée des poèmes de guerre appartient à toute la Grèce. Dans les épreuves du combat, au milieu des luttes partisanes d’un monde plutôt dépourvu de grandeur, surgit un héroïsme nouveau, source fraîche d’inspiration pour une poésie authentique. Cette poésie chanta les louanges de la polis aux heures les plus sombres et, de ce fait, elle acquit une place incontestée à côté du monde idéal d’Homère. Nous possédons un autre poème traitant de la guerre sous forme d’élégie, écrit peu de temps avant l’époque de Tyrtée par l’Ionien Callinos d’Ephèse, dont on est naturellement tenté de comparer la forme et le contenu aux œuvres de notre poète. La parenté des deux auteurs n’est pas établie ; peut-être sont-ils tout à fait indépendants l’un de l’autre. Le texte de Callinos est un appel adressé à ses compatriotes pour les convier à repousser l’ennemi commun. Un fragment d’une autre poésie semble indiquer que ces ennemis étaient les hordes envahissantes de Cimmériens sauvages qui, après avoir submergé l’Asie Mineure, pénétraient dans le royaume de Lydie. Dans une situation similaire, au cours des mêmes circonstances décisives, une expérience poétique du même ordre fut donc réalisée ; en effet, Callinos, tout comme Tyrtée, imite le style d’Homère et adapte la forme épique à un sujet nouveau, à savoir la vie communautaire de la cité-Etat.
Mais l’esprit qui inspirait Callinos et ses compatriotes éphésiens dans leur sursaut collectif, devint l’inspiration constante de Sparte et le nerf même de tout son système éducatif. Tyrtée légua aux Lacédémoniens l’idéal nouveau d’une existence et d’un travail en commun, et la conception de l’héroïsme qu’il défendit fut celle de Sparte tout au long de son histoire. Sa voix fut bientôt entendue au-delà des frontières de Laconie et reconnue comme celle d’un prophète prêchant un genre de vie héroïque tout à la dévotion de la communauté. Dans chaque territoire grec où le courage civique était pratiqué par les citoyens ou imposé par l’Etat, où les héros morts pour la patrie se voyaient honorer, les poèmes de Tyrtée furent regardés comme l’expression classique du credo « spartiate » – et ceci, même dans les cités non spartiates ou anti-spartiates comme Athènes. Ses vers furent repris au Ve s. dans les épitaphes des tombes de soldats, et au IVe s. dans les discours funèbres officiels destinés à commémorer la mémoire des combattants athéniens décédés. Ils étaient récités avec accompagnement de flûte au cours des joyeuses parties. Des orateurs attiques, comme Lycurgue, s’efforcèrent de les graver dans le cœur des jeunes aussi profondément que l’étaient les poèmes de Solon. Pour justifier la place faite aux soldats dans sa république idéale, Platon copie les injonctions de Tyrtée comme ordonnant d’accorder des honneurs plus considérables au guerrier qu’au vainqueur olympique. Dans les Lois, il raconte qu’au IVe s. Sparte considérait encore la poésie de Tyrtée comme l’expression la plus haute de l’Etat dorien – de cet esprit qui faisait que tous ses citoyens déployaient un courage identique à l’heure du péril. Tous les Spartiates, dit-il, sont « farcis » de la poésie de Tyrtée. Et il montre que même les non-spartiates qui, comme lui, n’acceptent pas les conceptions lacédémoniennes sur la nature réelle de l’Etat et sur la perfection humaine, sont pourtant obligés d’admettre la force d’une bonne partie du message du poète.
Tyrtée, bien sûr, ne représente qu’un stade dans le développement de la communauté hellénique. Mais chaque fois que les Grecs remirent en question leur manière de concevoir l’areté, ils citèrent les vers passionnément révolutionnaires du poète et calquèrent leur credo nouveau sur les vieilles formules de son élégie relative à la vertu véritable. Dès qu’un modèle se trouve bien établi, il continue d’être valable même aux stades ultérieur ou supérieur de l’évolution ; et toute innovation doit se conformer à lui. C’est ainsi qu’une centaine d’année après Tyrtée, le poète Xénophane de Colophon adapta son poème sur la vertu pour démontrer que seuls ceux qui font montre de capacités intellectuelles méritent d’occuper le premier rang dans l’Etat. Et plus tard, au cours d’une évolution, Platon, dans sa république idéale, plaça la justice avant le courage et demanda qu’on récrive les poésies de Tyrtée en les conformant à l’esprit de sa propre constitution.
Platon ne critique pas tant Tyrtée que les excès de la Sparte contemporaine. Au IVe s., elle était une puissance militaire aux conceptions étroites et rudes, et pourtant les poèmes de Tyrtée représentaient encore sa Magna Charta. A cette époque, même ses admirateurs les plus fervents étaient incapables de déceler dans la ville la moindre trace dénotant un goût esthétique. Le silence de Xénophon et les efforts infructueux de Plutarque pour voiler cette déficience sont assez éloquents pour qu’il soit utile d’insister sur cette faille dans la vertu lacédémonienne. Par bonheur, malgré des témoignages fragmentaires, nous pouvons prouver que la Sparte de bon aloi, c’est-à-dire la Sparte héroïque du VIIe s., était mieux nantie au point de vue intellectuel que celle qui lui succéda, et que, par conséquent, elle menait une vie plus riche et mieux remplie. Bien que Tyrtée fasse avec raison un éloge plus vif du guerrier que du gymnaste, la liste des vainqueurs olympiques des VIIe et VIe s. (surtout après l’issue victorieuse de la guerre de Messénie) prouve, par la majorité écrasante de noms lacédémoniens qu’elle comporte, que Sparte donnait le meilleur d’elle dans ces compétitions pacifiques comme elle l’avait fait dans les combats.
Ajoutons qu’au cours de cette période, Lacédémone n’affichait pas pour l’art ce dédain morose et puritain qui, plus tard, fut considéré comme vraiment spartiate. Les fouilles ont révélé que ses citoyens s’employaient activement à construire et qu’ils pratiquaient un art basé sur l’imitation des styles grecs de l’Orient. Ceci concorde avec le fait que l’élégie, forme employée par Tyrtée, provenait de l’Ionie. A peu près de la même époque, le grand musicien Terpandre, originaire de Lesbos et inventeur de la lyre à sept cordes, fit invité à se rendre à Sparte pour diriger les chœurs des fêtes religieuses et transmettre à l’art musical de la ville le style génial et nouveau qu’il venait de mettre au point. Par la suite, la cité se cramponna désespérément au style de Terpandre et considéra toute modification qu’on pouvait y apporter comme équivalant à une révolution. Du moins ces méthodes fossilisantes prouvent-elles combien les Lacédémoniens du VIIe s. croyaient la culture esthétique capable de former complètement le caractère des citoyens. Il est dès lors facile d’imaginer la vigueur originelle de leurs dispositions artistiques au temps où elles pouvaient encore se donner libre cours.
Un complément bienvenu à notre tableau de l’ancienne Sparte est fourni par les importants fragments qui ont survécu de la poésie chorique d’Alcman. Alcman était était né à Sardes, mais avait émigré à Sparte où il gagna sa vie comme artiste. La langue de Tyrtée était toute entière empruntée à Homère ; au contraire, Alcman introduisit consciemment le dialecte laconien dans ses chœurs lyriques. Le caractère dorien ne perce que par-ci par-là chez Tyrtée sous le masque du style épique conventionnel, tandis que l’hymne écrit par Alcman pour le chœur des vierges spartiates brille de cet humour âpre et de cette force réaliste propre à la race. Ses vers, adressés à des jeunes filles qu’il nomme et loue, tout en se moquant finement de leurs petites jalousies et ambitions, nous montrent d’une manière très vivante, les rivalités passionnées que provoquaient les agones musicales de son époque et établissent qu’il régnait chez les femmes spartiates un esprit de compétition aussi ardent que celui qui existait chez les hommes. À Sparte, si l’on s’en rapporte aux poèmes de cet auteur, les femmes avaient bien plus de liberté dans la vie privée et publique que les femmes ioniennes (qui suivaient l’exemple asiatique) et que les Athéniennes (qui copiaient l’Ionie). Au même titre que les multiples particularités proprement doriennes dans la manière de se vêtir et de s’exprimer, ces mœurs sont un pur vestige de celles de la période qui vit l’invasion et la conquête de la Grèce : l’énergie et la liberté de cette époque primitive subsistèrent bien plus longtemps à Lacédémone que dans aucune autre cité hellénique.
Werner JAEGER (1888-1961)
In Paideia, la formation de l’homme grec (1964)