mardi 23 avril 2024

26 (ou 28) septembre 1396 : Mort au combat du grand Amiral de France Jean de Vienne

Jean de Vienne (Dole, 1321 ou 1341 – Nicopolis (Bulgarie), 1396), Seigneur de Roulans en Franche Comté, était un général et amiral français durant la guerre de Cent Ans.

Il commença sa carrière militaire à l’âge de 9 ans et fut fait chevalier à 21 ans. À 24 ans, il fut nommé capitaine-général de Franche-Comté. Il fut ensuite gouverneur de Calais quand la ville fut prise par le roi d’Angleterre Édouard III et fut fait prisonnier.

En 1373, Charles V le nomma amiral de France. Il réorganisa la marine, mis en place un important programme de construction, créa les garde-côtes, organisa des surveillances sur les côtes et délivra des licences pour construire et vendre des bateaux.

Jean de Vienne fut le premier à comprendre que les opérations navales pouvaient porter atteinte à l’Angleterre et il conduisit plusieurs expéditions contre les côtes sud anglaises de Plymouth en passant par l’île de Wight jusqu’à Rye situé non loin d’Hasting (connu pour la bataille qu’y gagna Guillaume le Conquérant).

Entre 1381 et 1385, il se battit contre les Néerlandais, notamment lors de la bataille de Rosbec. En 1385, sur sa demande, il débarqua en Écosse avec 180 navires afin d’envahir l’Angleterre mais, au terme d’une expédition désastreuse pour son armée qu’avaient abandonné les écossais, il dut faire retraite.

Après que Charles VI succéda à son père Charles V sur le trône de France, la marine déclina car Charles VI ne partageait pas l’intérêt de son père. Jean de Vienne rejoignit alors la croisade du roi Sigismond de Hongrie contre l’empire ottoman. Il fut tué lors de la bataille de Nicopolis en Bulgarie.

— Mais il est guerrier de terre et non point coureur de mer !

Toute la cour de France est scandalisée. En ce 27 décembre de l’an de grâce 1373, le roi Charles V vient de nommer Amiral de France, Jean de Vienne, sire de Roulans, en Franche-Comté.

— Et il est à peine âgé de 32 ans !

Le souverain, qui restera dans l’Histoire sous le nom de Charles le Sage, tient pourtant à son choix. Il est d’à peine trois ans l’aîné de Jean de Vienne et sait ce que la Couronne doit à ce jeune seigneur.

— Qu’importe ! Ce qui compte, c’est la vaillance et la fidélité. Sans être, lui non plus, homme de mer, messire Bertrand Du Guesclin, au mois d’août de cette année, a bien pris la tête d’une flotte pour ravager Jersey et mettre à mal ses garnisons anglaises. Ignorez-vous qu’il s’est emparé aussi de deux hourques armées devant La Rochelle ? Et pourtant le Dogue Noir de Brocéliande n’avait jamais combattu sur les flots !

— Oui, sire. Mais il est Breton. Et les Bretons ont de l’eau de mer dans le sang. Tous. Même ceux d’Argoat.

Pour le souverain, le sang des Burgondes ne prédispose pas moins aux aventures de la mer que le sang des Bretons. Et le roi sait que Jean de Vienne a déjà navigué :

— Voici quelques mois, en juillet, il a défendu avec vaillance le port d’Harfleur. L’Anglais repoussé, il s’est lancé à sa poursuite. Avec 5 galères et quarante hommes, dont son ami Renier Grimaldi, il n’a pas hésité à mener l’assaut contre Southampton, où s’était rassemblée la flotte de nos ennemis, le duc Jean de Lancastre et le duc Jean de Bretagne.

Tous se récrient :

— Belle expédition inutile, sire ! La flotte adverse était si bien gardée et nos équipages si mal tenus que Grimaldi et Vienne ont erré pendant plus de huit semaines sur les flots, sans parvenir à mettre à mal les nefs ennemies ! Leur retour à Harfleur ne fut pas glorieux. Et leurs misérables équipages de Génois et de Castillans ne sont pas prêts à reprendre la mer !

Mais Charles V n’écoute pas ces critiques. Il a choisi Jean de Vienne ; tout comme il a mis sa confiance en Duguesclin qui, à plus de cinquante ans, continue à courir les chemins et les bois à la tête de ses hommes d’armes. Le loup comtois, le roi en est sûr, sera aussi hardi que le dogue breton. Avec eux, le royaume de France va tenir tête aux Anglais, sur terre comme sur mer. Charles le Sage veut venger son père, Jean le Bon, vaincu à Poitiers et exilé à Londres. Il fera payer cher à Edouard III cette mort en terre étrangère d’un souverain déchu. Et l’instrument de sa vengeance, ce sera son nouvel Amiral.

Le jeune chevalier, qui porte dans ses armes l’aigle d’or sur fond de gueules, a déjà derrière lui un prestigieux passé de gloire et d’honneur. Dès sa jeunesse, il s’est battu en Bourgogne contre les bandes des « Tard-venus », ces mercenaires en rupture de compagnies qui s’en allaient par les campagnes, pillant, violant, tuant, tandis que crépitaient les incendies des chaumières et des échoppes. Il leur a fait sentir la morsure du fer et la brûlure du feu à tous ces soudards débandés ! Comme il y allait le jeune Bourguignon pour purger sa Comté des aventuriers allemands, piémontais, brabançons, navarrais ou hainuyers, qui s’étaient abattus sur son pays, comme des corbeaux disputant aux vilains les moissons et les vendanges ! Il a lavé sa terre de leur sang, à ces maudits rouliers et à toutes leurs ribaudes.

À 23 ans Jean de Vienne était devenu homme lige du roi de France (après avoir, il est vrai, reçu du souverain cent quarante florins d’or…). Le voici capitaine général de la Comté et considéré comme « homme de grand sens, vaillantise et prouesse ».

Son équipée aurait pu s’arrêter là, d’autant qu’il venait d’épouser gente demoiselle Jeanne d’Oiselay et que sa seigneurie de Roulans abritait un bonheur que l’on imagine sans nuage. Mais que peut le sourire d’une belle contre l’appel de l’invincible rivale : l’aventure ?

L’aventure va se présenter sous les traits d’Amédée, comte de Savoie, dit le Comte Vert. Il propose à Jean de Vienne de s’en aller vers la lointaine et splendide Byzance, pour y guerroyer contre les infidèles. Le hardi Comtois se joint aux chevaliers savoyards. Il portera bientôt — suprême honneur — le collier d’or de l’Annonciade. Et en mer Noire, Jean de Vienne ferraille contre les Ottomans avec autant d’ardeur que sur les bords du Doubs contre les brigands des Grandes Compagnies. Mais la croisade tourne court. Le grand projet du souverain de Savoie de réconcilier orthodoxes et catholiques sombre dans les flots des paroles byzantines. Jean de Vienne quitte l’Orient plus pauvre qu’il y était parti. À vrai dire, il ne lui reste guère que son épée. Il la met, définitivement, au service du roi de France.

Guyenne, Périgord, Poitou, Limousin, Agenois, Aunis, Saintonge, Rouergue, Angoumois, tous les terroirs d’Aquitaine vont retentir de la folle galopade de celui qui se veut le champion de Charles de France et défie jusque dans ses repaires occitans, un des fils d’Edouard III, le terrible Prince Noir.

Partout on voit flotter côte à côte, dans le même camp des lys de France, l’aigle de sable de Du Guesclin et l’aigle d’or de Jean de Vienne. Mais le destin a préparé pour le Comtois un autre champ de bataille. Loin des sentiers d’une campagne ensoleillée, c’est sur les flots gris, au large des côtes picardes et normandes, qu’il doit entrer dans la légende héroïque de son temps. Au Clos des Galées de Rouen, les charpentiers, calfats, cordiers, forgerons normands fabriquent les navires qui vont porter sur les vagues le renom de messire Charles, roi de France par la grâce de Dieu, et maître de la mer par la vaillance de Jean de Vienne.

En pal sur son écu, l’ancre au jas fleurdelysé 

Le sire de Roulans n’est certes pas, en cette fin d’année 1373, le premier à être nommé Amiral de France, mais il sera le premier à mériter pleinement ce titre, qui l’autorise à poser en pal sur son écu une ancre au jas fleurdelysé. Cet homme de la terre a décidé de faire mentir le dicton qui affirme que les Français sont inaptes aux choses de la mer. Logiquement, par toutes les lois de l’hérédité marine, le poste aurait dû revenir à un Breton ou à un Normand, mais le roi les sait trop enclins à l’indépendance, si ce n’est à la rébellion. Avec Jean de Vienne, Charles possède un serviteur dans les veines duquel ne coule pas du sang de pirate.

L’Amiral de France va devoir remporter sa première bataille… sur terre. Mais sur une terre toute marine, entourée de trois côtés par les flots et où soufflent les vents du large, apportant sur les lèvres le goût du sel et tordant les branches des pommiers comme des chevelures de sirènes. La presqu’île du Cotentin, au cœur de la mer, n’est « réunie » au Bocage normand que par une zone marécageuse, inondée dès les premières pluies d’arrière-saison et où serpente un gros cours d’eau que gonflent les orages et les marées: la Douve. Sentinelle grise aux frontières de ce pays tout entier au péril de la mer, se dresse la forteresse de Saint-Sauveur-le-Vicomte. Là est la clé de la presqu’île. Et son cœur, orgueilleux et solitaire. Parce qu’il estimait, en bon Normand, que c’était son imprescriptible droit, le seigneur du lieu, Godefroy d’Harcourt, un chevalier vaillant « malgré », nous dit la chronique « qu’il boitait moult fort », avait légué tous ses biens au roi d’Angleterre: il considérait Edouard III comme l’héritier de Guillaume le Conquérant et le défenseur légitime des libertés normandes confisquées par la Couronne de France. Après la mort solitaire du Boiteux, la hache à la main, contre un parti de gens d’armes à la solde du roi de France, Saint-Sauveur appartient donc au roi anglais, qui y a établi une solide garnison. Le château semble imprenable. Et pourtant l’Amiral reçoit l’ordre de s’en emparer de vive force.

— J’établis des bastilles de bois sur la Douve à Beuzeville et à Pierrepont, décide Jean de Vienne. Et l’Anglais Catterton, finira par tomber à ma merci.

Il dit cela en août 1374. Il lui faudra près de 12 mois, 4 canons de fer, 24 tubes de cuivre et 10.000 combattants pour réduire la forteresse qui avait vu naître Godefroy d’Harcourt. Et encore les Français, plus qu’à leur bravoure, doivent la victoire à la caution de deux évêques, messeigneurs de Bayeux et de Coutances, et surtout à un « pourboire » de 60 000 écus (le texte dit francs) offert à l’obstiné Catterton pour qu’il veuille bien déguerpir de Saint-Sauveur !

Le Cotentin réduit à la merci de son souverain, Jean de Vienne va enfin pouvoir s’intéresser à ses bateaux. Nefs et galères attendent leur Amiral.

À l’assaut des nids de pirates de la Manche

Désormais le duel s’engage entre Jean de Vienne et son homologue, le « Lord gardien » des « Cinque Ports » britanniques.

— Étranges Anglais en vérité, fait remarquer le nouvel Amiral à ses lieutenants. Ils disent les « Cinq ports » et cette confédération, dotée de privilèges par le roi d’Angleterre, comprend en réalité 7 villes maritimes : Douvres, Hastings, Sandwich, Hythe, Romney, Rye et Winchelsea…

La situation est grave. Edouard III tient la Guyenne et le Boulonnais ; Normandie et Bretagne se trouvent prises « en tenaille ». Et Charles V ne contrôle ni Brest ni Cherbourg. Seule ouverture de Rouen et de Paris sur la Manche : l’estuaire de la Seine, avec les deux ports de la rive droite et de la rive gauche: Harfleur et Honfleur.

— Point n’est question pour nous de débarquer en Angleterre, annonce Jean de Vienne. Ni même de capturer les convois vers Bordeaux et Calais. Mais il nous reste une manière fort divertissante de mener la guerre sur mer. C’est de ravager les ports ennemis !

L’Amiral de France vient de donner ses lettres de noblesse à la tactique qui sera un jour celle des commandos !

Déjà, en cette année 1375, sa puissance est redoutable. Il lève, organise et commande les escadres et choisit tous leurs officiers. De lui dépendent aussi les commissions en course, la police des côtes et de la navigation, le guet le long des rivages. C’est lui qui délivre les congés d’armement aux pêcheurs et aux marchands. Ses juges d’Amirauté siègent dans la grande salle du palais de Saint-Louis, autour de la fameuse Table de Marbre et ont à connaître de toutes les affaires de la mer.

Jean de Vienne n’a même pas 35 ans et il est devenu un des premiers hommes du royaume. Et un des plus riches. 2 000 livres annuelles de traitement. Plus le dixième des prises, les deux tiers des épaves, la moitié des amendes, le vingtième des marchandises, sans compter la vente des sauf-conduits aux navires étrangers et différentes primes… Il est loin le temps où il n’était qu’un pauvre chevalier ruiné par sa croisade byzantine. L’Amiral savoure sa richesse et sa puissance.

D’abord soumettre les hommes. Il n’a jamais beaucoup aimé les Normands et remplace Richard de Brumare, « chargé de la garde du Clos des Galées et des armures et artilleries pour le compte de l’armée de mer« , par Etienne de Brandiz. Dans la rivalité du Levant contre le Ponant, les Méridionaux voient la promotion d’un des leurs(1). Joie de courte durée. À l’usage, le nouveau maître du Clos des Galées se révèle si incapable et si corrompu qu’il faut le remplacer par Aubertin Staucon.

Cette fois, le roi de France va enfin posséder une flotte : 35 hourques, 16 barges, 7 vaisseaux de haut bord, 4 plus petits, 10 bateaux flambarts et plusieurs nefs dont les chroniques ne font point le décompte. Et les marins français ont des alliés : 8 galères de Castille et 5 de Portugal rallient l’estuaire de la Seine. Aux ordres de Jean de Vienne, seigneur de Roulans et maître de la Manche.

L’Angleterre pleure : le roi Edouard III est mort. L’Angleterre tremble : sa flotte ne comprend plus qu’une barge, quatre nefs et une galère. L’Angleterre brûle : les raids se multiplient sur ses côtes méridionales.

Le 29 juin 1377, c’est l’attaque. Du large, les arbalétriers font pleuvoir l’averse mortelle de leurs flèches. Puis les barges d’assaut laissent tomber leurs huisseries et, dans un jaillissement d’écume, cinq cents cavaliers s’élancent sur le rivage d’Albion. Quatre mille piétons les escortent. Les « raiders » français se précipitent sur Rye. La ville est prise dans la foulée. Il n’en coûte que huit morts aux assaillants. Dans les cris des égorgés et les flammes des incendies, Normands et Picards se vengent. Jean de Vienne donne rapidement le signal de la retraite.

— Aux bateaux ! Jamais Anglais n’oublieront ce que nous avons fait de ce nid de pirates : un tas de cendres.

L’Amiral donne un ordre, sa face maigre illuminée par un sourire cruel :

— Emmenez les cloches de la ville. Elles sonneront désormais en l’honneur du roi de France.

Et Lewes brûlera comme a brûlé Rye. Et Folkestone, Darthmouth et Plymouth ! Le roi Charles V dira des exploits de son Amiral :

— Oncques Français n’avaient fait dommage en Angleterre qui fut de souvenance telle. 

Charles « le Mauvais » offre Cherbourg à ses alliés anglais

Jean de Vienne débarque en France le 8 août, pousse jusqu’à Paris pour se faire complimenter par son roi et reprend la mer dès le 21 août.

— Cap sur l’île de Wight !

La flotte française bénéficie d’une bonne brise. Il fait un temps splendide. Les voiles carrées se gonflent comme des outres prêtes à éclater. Les pales des avirons frappent l’eau en cadence : jamais nefs et galères n’ont porté si haut le « beaucent » fleurdelysé d’un tel chef. Prudents, les insulaires préfèrent acheter — 1 000 marcs d’or — l’amitié des envahisseurs. Alors, c’est Southamption qui brûle. Et ensuite Portsmouth. La fumée noire des incendies porte le deuil de l’orgueil anglais. Jamais souverain n’eut plus grandioses cierges funèbres qu’Edouard III, dont toutes les grandes villes maritimes flambent comme des torches en cet été 1377. Car Jean de Vienne incendie encore Pool, Winchelsea, Hastings ! Pourtant, le courage anglais demeure. De part et d’autre de la Manche, Douvres et Calais restent inexpugnables, fidèles à la bannière aux trois léopards du souverain disparu. En Guyenne, Bordeaux tient encore. Et, en Bretagne, Brest reste bretonne. Les hermines ne le cèdent pas aux lys.

En Normandie, Charles de Navarre, que ses ennemis appellent Charles le Mauvais, continue à mener son jeu personnel. Tantôt il prend le parti des Français et tantôt il choisit le camp des Anglais. Non par haine — il ne hait que les Castillans — mais par ruse. Navarre espère toujours jouer le rôle d’arbitre entre Richard II et Charles V. En attendant, il pratique une politique de marchandage et cède aux Britanniques Pont-Audemer, en échange de Bayonne. C’en est trop pour les Français :

— Les navires du duc de Lancastre et du comte de Salisbury viennent impunément croiser au large de l’estuaire de la Seine, fait remarquer Jean de Vienne. Nos places fortes d’Harfleur et de Honfleur sont menacées sur leurs arrières par cette nouvelle enclave anglaise, solidement postée sur la rivière de la Risle.

L’Amiral de France intervient aussitôt. Il entraîne avec lui 50 chevaliers et 200 arbalétriers. C’en est assez pour prendre la ville. Mais le château résiste. Il faut le renfort des canonniers et des mineurs. Et encore deux cents hommes d’armes pour donner l’ultime assaut. Le 1er juin 1378, Jean de Vienne se rend maître de la place. Mais il faudra encore quinze jours pour venir à bout du donjon, où le gouverneur, Martin Sens Durette, s’est réfugié avec quelques irréductibles. La perte de Pont-Audemer est un échec grave pour les Anglais. Mais Charles le Mauvais a de quoi les consoler. Le roi de Navarre offre à ses alliés le plus inexpugnable bastion maritime de la Normandie : Cherbourg.

Le comte Richard d’Arundel ordonne à 600 hommes d’armes britanniques d’y tenir garnison. Le Navarrais leur a loué la ville pour trois ans. Mais les léopards sont bien résolus à ne plus lâcher la place forte du Cotentin, qu’ils tiennent désormais sous leurs griffes. La possession de Cherbourg les venge des ports incendiés du Kent au comté de Cornouailles, au cours des raids de l’an passé. Après avoir ravitaillé leur nouvelle possession, les navires anglais quittent Cherbourg. L’escadre doit regagner l’Angleterre. Soudain, un homme lui barre la route : Jean de Vienne.

Duel sur les flots entre Richard d’Arundel et Jean de Vienne 

L’Amiral de France commande 25 navires et il a rendez-vous, au large du Cotentin, avec un renfort espagnol. Orgueilleux de sa victoire de Pont-Audemer, Jean de Vienne veut la parachever sur les flots. Détruire la flotte ennemie lui semble aussi important que réduire cette enclave étrangère, enfoncée comme une épine en plein pays d’Auge.

En face de lui, Richard d’Arundel ne peut aligner que 14 grosses barges. Le temps est magnifique. L’escadre britannique marche bon train vers l’île de Wight et ses repaires du Spithead et du Soient. Les chevaliers « godons » rêvent déjà aux douces amies qui les attendent au port. Cette croisière sans bataille ressemble à une promenade. Au lent balancement de la houle, les cordages gémissent, monotones. Un ménestrel accorde son instrument. Ses cordes vibrent avec des plaintes aiguës d’oiseau marin.

La vigie qui veille en haut du mât, sur la nef capitane rompt brusquement tant de douce quiétude.

— Sails ! Sails !

Des voiles! Elles ne peuvent être qu’ennemies. Richard d’Arundel jure contre cette mauvaise fortune. Mais ses Goddam ! ne servent à rien. Il lui faut s’échapper. Et s’il ne peut s’échapper, alors il lui faut se battre, sans espoir de vaincre. La chronique du temps a conservé ses paroles :

— Beaux sires, voici l’Amiral de France qui vient à nous en grande compagnie. Plus n’est temps de lever bannières pour appeler en notre conseil les maîtres des nefs.

Le chef de l’escadre anglaise ne se fait aucune illusion. Il sait que son adversaire possède une supériorité écrasante :

— S’il plaît à Dieu que nous dussions combattre, déconfits serons-nous, sans miséricorde !

Les matelots bordent les écoutes. Seul, désormais, le vent peut encore sauver les Anglais. Les lourdes barges augmentent un peu de vitesse et leurs étraves cognent dur dans la houle, faisant jaillir des paquets d’écume. Les gentilshommes accoudés aux pavois de la lisse estiment la distance. Avec un grand flegme, comme si leur vie ne dépendait pas du résultat de cette « régate », ils discutent calmement :

— Ces maudits Français gagnent sur nous.

— Très lentement, mylord.

— Certes. Mais ils gagnent. Il va falloir nous préparer à les combattre à la hache et à l’épée.

— Nous avons encore le temps de vider force hanaps. À votre bonne santé, mylord.

— À votre santé à tous. Et que saint Georges nous protège !

Du haut du château de son navire amiral, Jean de Vienne observe l’escadre ennemie, dont il se rapproche irrésistiblement. Sur le pont de toutes ses nefs, chevaliers et arbalétriers se préparent au combat. Les armures étincellent au soleil de ce beau jour d’été. Sur les étamines d’écarlate, le lion héraldique du sire de Roulans étincelle de tous ses fils d’or. Parfois, un paquet de mer vient gifler les visages des guerriers, impavides sous le heaume encore relevé de leurs casques.

— Bientôt, nous serons à portée de flèche, remarque l’Amiral, certain de sa victoire.

Soudain, il fronce les sourcils et s’étonne :

— Mais quel est ce mouvement ?

Le petite escadre anglaise vient de se séparer en deux. Son chef a décidé de sacrifier une partie des siens pour protéger sa retraite. Tandis que Richard d’Arundel poursuit sa route vers l’Angleterre, ses capitaines Pierre et Philippe de Courtenay, seigneurs du Devonshire, vont essayer de retarder leurs poursuivants.

S’arrêtant dans leur course, les Anglais ouvrent le tir les premiers. Une volée de flèches s’abat sur les navires français et vient en sifflant s’enfoncer dans les pavois de bois. On emporte les premiers blessés.

— À nous la riposte ! lance Jean de Vienne.

Derrière les meurtrières, ses arbalétriers tendent leur arme. Un ordre bref. Les carreaux français déchirent l’air. Grêle meurtrière. Mais, déjà, le feu succède au fer. Les Français, dès la seconde salve, envoient sur leurs adversaires des traits garnis d’étoupe enflammée.

Saint Michel et saint Georges s’affrontent au large du Cotentin

Déjà, les premiers incendies s’allument à bord des nefs héroïques des sacrifiés. Les voiles multicolores s’enflamment d’un seul coup, comme des torches brusquement allumées sur la mer.

Mais Jean de Vienne sait qu’il faudra maintenant en venir au corps à corps. Sur le pont, ses matelots s’affairent, les poings crochés aux grosses manœuvres de chanvre. Le timonier pousse de toutes ses forces sur la barre. La nef répond bien, pointant son court beaupré sur la flotte ennemie qui grossit de plus en plus vite. On distingue les hommes d’armes entassés sur le pont. Maintenant, de part et d’autre, on a baissé les heaumes et tiré les longues épées dont le fer lance des éclairs. Un cri soudain jaillit des poitrines :

— Notre-Dame ! Montjoie !

Comme un puissant écho ennemi, roule sur la mer le sombre grondement qui annonce l’orage de sang:

— Saint Georges ! Saint Georges !

Les Français frémissent. A chaque coup de roulis, les nefs secouent rudement les hommes engoncés dans leur armure. Il fait très chaud. La sueur ruisselle sous le fer, plaquant les justaucorps de cuir à la peau.

— Par saint Michel, nous vaincrons ! s’écrie Jean de Vienne.

Et tous lui répondent, comme un écho strident :

— Saint Michel ! Saint Michel !

Déjà, les matelots se préparent pour les manœuvres d’abordage. Ils grouillent sur le pont, bousculant les hommes en armure, brandissant d’étranges engins de prise : des serpes au bout de longues hampes, des crochets, des haches, des pics, des grappins qu’ils font tournoyer au bout de plusieurs pieds de cordage. Dès qu’ils seront à bonne distance, ils saisiront l’ennemi de leurs crocs et ne le lâcheront plus. Aux chevaliers d’accomplir le reste de la besogne…

Les arbalétriers ont grimpé dans des sortes de paniers hissés à mi-mât, les batelets, d’où ils dominent le pont de leurs adversaires. Et du château-arrière des hommes d’armes vont lancer sur l’ennemi des pierres, des boulets, des javelots.

Le timonier, suivant les ordres de l’Amiral, a réussi une belle manœuvre. Dans un grand fracas de bois brisé et aux cris de guerre de tout l’équipage, la nef qui porte Jean de Vienne vient d’aborder à vive allure le flanc frégate de la barge de Pierre de Courtenay, comte de Devonshire, décidé au sacrifice pour permettre la fuite du Lord Richard d’Arundel. Des cris furieux, des sons de trompe, des ferraillements succèdent au choc de l’abordage. Une épaisse poussière s’élève. Les assaillants aveuglent l’ennemi avec des pots de terre remplis de chaux vive qu’ils déversent du haut des gaillards et des nids de pie.

La nef française reste fichée comme un gigantesque bélier dans la barge anglaise. C’est l’assaut ! Jean de Vienne a lancé ses hommes d’armes qui bondissent sur le pont couvert d’ennemis et s’ouvrent une route sanglante à coups de hache et d’épée. Pierre de Courtenay essaie de rameuter ses chevaliers.

— Par saint Georges, mylords !

Mais Jean de Vienne, dressé à l’entrée de sa chambre de parade, superbe en son armure de guerre que recouvre le velours de sa cotte écarlate au lion d’or, encourage aussi ses gens :

— Par saint Michel, messires !

Le Cavalier le cède à l’Archange. Les Anglais reculent lentement sous les coups des Français qui enjambent les cadavres baignant dans leur sang. Les épées se heurtent, tintent, flamboient. Les fers mordent les chairs, fendent les écus, fracassent les heaumes. Se glissant comme des démons rampants entre les jambes des chevaliers, leurs valets, le couteau à la main, achèvent les blessés.

— Pas celui-là ! hurle Jean de Vienne. Il est à moi.

Et, la rage au cœur, le brave Pierre de Courtenay doit faire sa soumission à son adversaire victorieux.

« Bonne nouvelle aux Bretons et malédiction rouge aux Français » 

L’Amiral de France est vainqueur. Totalement. Les 8 galères castillanes, venues renforcer ses 25 nefs royales, arrivent après la bataille. De toute l’arrière-garde anglaise sacrifiée, il ne reste qu’un seul navire qui ne soit pas entre les mains des Français et des Espagnols. C’est celui qui porte Philippe de Courtenay. Aussi brave que son frère et fin marin comme lui, il a réussi à se glisser entre les vainqueurs et à prendre le large. Il a hissé toute sa toile pour échapper au piège mortel et s’efforce de rattraper son chef, Richard d’Arundel. Un de ses hommes le voit vaciller.

— Mylord, seriez-vous « navré » ?

Oui, Philippe est blessé. Sérieusement. Mais il reste à son poste et dirige son navire. Il sait qu’il va, dans quelques heures revoir son Devonshire. Il est vaincu. Mais vivant.

Sur la nef amirale de France, son frère gît dans la cale, chargé de chaînes. Le sacrifice des Courtenay a permis de sauver le gros de l’escadre anglaise. Mais tant de chevaliers anglais ont perdu la vie dans l’aventure ! Alourdis par leurs armures, ils reposent sous les flots gris de la Manche dont les vagues se sont, un instant, teintées d’un sang vermeil, aussitôt emporté par de sombres remous.

Richard d’Arundel a réussi à échapper à Jean de Vienne. Mais l’Amiral comtois est désormais maître absolu de la mer. Il bloque Cherbourg. Pendant quatre mois, terrées dans leur refuge de l’île de Wight, les nefs anglaises n’oseront pas s’aventurer à nouveau sur les flots pour ravitailler leur possession du Cotentin. Cherbourg est aux Anglais. Mais la mer est aux Français. En cette année 1378, l’écume des vagues, irisée par les rayons du soleil, a pris la couleur des Lys(2).

Pourtant, dès l’année suivante, un autre danger s’annonce. Charles le Mauvais, roi de Navarre, disparu de la scène politique, un autre redoutable prétendant menace la paix du Royaume de France : Jean de Montfort, duc de Bretagne. Comme le monarque ibère, le souverain celte va jouer de l’alliance anglaise. Il n’a d’ailleurs pas le choix, puisque son pays de Bretagne, pour garder son indépendance, doit s’allier avec l’un ou l’autre de ses puissants voisins. Alors autant choisir le royaume insulaire, plus lointain et plus enclin à respecter les privilèges et droits nationaux de la « petite » Bretagne.

Certains seigneurs, comme Du Guesclin et Clisson, ont trahi le Duché pour se rallier au Royaume. Mais qu’importe au duc Jean, exilé depuis une douzaine d’années et qui croit son heure venue. Soutenu par les Anglais et les Flamands, accueilli par le vicomte de Rohan, acclamé par son peuple fidèle aux bannières gwenn ha du, où passent les hermines, le duc Jean IV de Montfort débarque à Dinard le 13 août 1379. Le voici de retour dans son pays. 

Voici le cygne de Montfort

Qui fait blanchir la mer au port

C’est le duc Jean au casque d’or ! 

Les bardes errants des campagnes prêchent la guerre contre tout ce qui n’est pas breton. De l’Armor à l’Argoat, les révoltés chantent le refrain de la liberté : 

Din din daon ! d’an emgann, d’an emgann, o !

Din din daon ! d’an emgann ez an ! 

Guidés par des chevaliers misérables, les paysans s’arment de gourdins et de faux. Ils veulent chasser de leurs terres ceux qui ne parlent par leur langue et ne partagent pas leur rêve. 

Neventi vat da’r Vretoned

Ha mallozh ruz da’r C’Hallaoued ! 

« Bonne nouvelle aux Bretons et malédiction rouge aux Français ! » Le duc Jean est de retour, mais il trouve en face de lui de redoutables adversaires. Le Connétable, d’abord. Et puis l’Amiral de France. Une fois encore Du Guesclin et Jean de Vienne se trouvent côte à côte pour faire face. Mais, très vite, le Comtois quitte les halliers de Bretagne. Il est nommé capitaine du roi de France en Normandie occidentale, avec résidence à Carentan, à la charnière du Cotentin et du Bessin. On ne peut être mieux placé pour faire face à un débarquement ennemi.

La France victime des intrigues des régents du royaume

Établi en Normandie, Jean de Vienne peut tout à loisir surveiller ses chantiers du Clos des Galées de Rouen et presser la construction des nefs. Il ne cache guère sa hâte de reprendre la mer. Pourtant, il passera toute cette année 1379 à terre, ruminant ses hantises de raids, de poursuites et d’abordages.

Funeste nouvelle pour la Couronne de France : messire Bertrand Du Guesclin est mort au mois de juillet 1380. Mais il se trouve un autre aventurier breton rallié à la France pour relever son gantelet de fer : Clisson. Il renouvellera le geste du Dogue de Brocéliande et partira ravager les îles de Guernesey et de Jersey. Avec lui, navigue et combat Jean de Vienne. Ensuite, une fois encore l’Amiral porte l’incendie dans les ports anglais. Tragique litanie de villes transformées en brasiers : Winchelsea, Portsmouth, Hastings. L’expédition dure quatre semaines. Après une escale à Harfleur, le terrible Jean de Vienne reprend la mer. Cette fois, son objectif est à la mesure de sa fureur : l’estuaire de la Tamise. Les incendies — innombrables — se voient jusqu’à Londres. Les Français détruisent au mouillage plus de 60 nefs. Le vaillant Comtois et son complice castillan Sanchez de Tovar ont marqué Albion au fer rouge. Et l’Amiral de France n’a pas encore 40 ans !

Le roi de France Charles V a triomphé de tous ses ennemis. Mais il ne peut l’emporter dans son dernier tournoi. La mort reste toujours la grande victorieuse, des rois comme des manants. Son fils Charles VI n’a qu’une douzaine d’années. Une époque trouble commence, dominée par les rivalités des oncles du jeune roi, régents du royaume : Bourbon, Anjou, Berry et Bourgogne. Triste carrousel d’ambitions et d’intrigues.

Jean de Vienne fait partie du conseil de régence. Il se partage désormais entre les réunions et ses terres de Normandie, où il pourchasse les bandes anglaises, infiltrées depuis la Bretagne. Pendant ce temps, la superbe flotte, orgueil du feu roi se désagrège. Inutiles, les coques pourrissent sur les vasières. Les bourgeois qui comptent les écus à Paris trouvent qu’il en coûte bien trop cher de construire et même d’entretenir nefs et galères. Et on ne dépense pas de l’argent pour le risquer ensuite à la fortune des flots ! Politique mesquine et tenace qui ne cessera, tout au long des siècles, de saper tout grand dessein maritime national. L’Amiral de France se trouve seul comme il ne l’a jamais été. Au bord de la tristesse et même du désespoir.

Il se consolera en s’en allant batailler dans les plaines de Flandre, où les communiers gantois révoltés à l’appel de Philippe van Artevelde veulent chasser les princes et leurs alliés français. La révolte est écrasée à Rosebecque. Jean de Vienne ne fait pas plus merci aux Flamands qu’aux Bretons. Tout ce qui ose défier les Lys de France n’est pour lui qu’insolente valetaille. Puis c’est vers Rouen qu’il chevauche, vers cette capitale où les Normands, à leur tour, grognent après leurs libertés perdues. L’Amiral de France retourne peu après vers les plats pays au bord de la mer. Il a décidé d’enlever Gravelines aux Anglais. De là, il pourra, à nouveau, contrôler la Manche.

Et puis soudain, c’est le grand projet, le rêve fou, celui qu’il annonce aux conseillers, stupéfaits soudain par tant d’audace :

— Messires, nous allons vaincre les Godons chez eux. Non plus par des raids. Mais par le vrai débarquement de nos troupes qui s’en iront « conquester » leur pays.

Murmure d’incrédulité plus encore que d’admiration.

— Le plan est simple, assure Jean de Vienne. Je débarque avec une armée à Leith, près d’Edimbourg. Nous marcherons alors sur Londres avec nos alliés écossais. Et, au même moment, Clisson sera mis à terre dans l’embouchure de la Tamise. Nous nous retrouverons à Westminster.

Rapidement, une flotte se rassemble à l’Écluse. Sur l’estuaire du Zwyn. On compte 200 bâtiments, prêts à cingler vers l’Ecosse et l’Angleterre. Ils sont armés par des équipages boulonnais, picards, normands, basques, venus des ports du Ponant. Des renforts provençaux et génois sont promis par les villes du Levant. On compte 1 200 gentilhommes et des milliers de valets d’armes.

En mai 1385, l’Amiral de France s’embarque sur sa nef capitane. Au premier vent favorable, Vienne prendra le large. Clisson suivra peu après. Et Albion ne survivra pas à ce double assaut.

2.000 navires pour débarquer sur le sol anglais

Le mauvais temps survient, bloquant la flotte française. Pendant trois semaines Jean de Vienne va ronger son frein, tandis que croisent au large, comme pour le narguer, des navires anglais. Enfin, le 20 mai, c’est l’appareillage. Douze jours plus tard, Edimbourg est en vue.

Dès le débarquement, l’expédition s’annonce mal. Notre allié, le roi Robert, déçoit les chevaliers français. Jean de Vienne calme les esprits :

— Beaux sires, souffrir nous faut, et attendre, et nous tenir en bel arroi, puisque nous avons mis nos corps en ce danger.

Enfin c’est la marche vers le sud. Écossais et Français font refluer les troupes de Richard II. Mais le souverain riposte et marche à son tour sur Edimbourg. Incendies, pillages, viols. Au mois d’août, Jean de Vienne parvient à couper les Anglais de leurs bases et ravage le Northumberland, le Cumberland, le Westmoreland et le Staffordshire. Visions d’horreur. Toute la lande brûle. Avec les récoltes, les bêtes et les gens. Les Écossais trouvent leurs alliés encombrants et les invitent à reprendre la mer. Le grand projet tourne court. Quant à l’armée qui devait embouquer l’estuaire de la Tamise, elle n’a jamais quitté l’Écluse ! Le Connétable a manqué à l’Amiral.

Pourtant Jean de Vienne ne se décourage pas. Sitôt de retour, il médite une seconde expédition. Ses agents partent à la recherche de nefs et de barges dans tous les ports d’Europe, de Hambourg à Séville. Se rassemblent 80 000 hommes, 10 000 chevaux et près de 2 000 navires.

Le jeune roi s’enthousiasme et se voit déjà grand marin. Mais, une fois encore, ses oncles, les régents du royaume, intriguent et se disputent. On perd du temps. La mauvaise saison est déjà là. Une tempête aura raison de la première et unique tentative d’appareillage.

Jean de Vienne n’a plus d’illusions. Il sait qu’il va revenir à la vieille tactique des raids. La France a laissé échapper la maîtrise de la mer. Elle ne la retrouvera plus avant trois siècles.

Privé d’emploi dans un pays dont la marine s’en va à vau-l’eau, Jean de Vienne, d’Amiral va devenir diplomate. Auprès du duc de Bretagne, auprès du roi de Castille, auprès du duc de Bourgogne, le sire de Roulans défend toujours la même cause, celle du roi de France. Celui-ci approche de sa vingtième année et semble enfin décidé à secouer la tutelle de ses oncles. Jean de Vienne sera de ses conseillers les plus écoutés et les plus lucides.

Mais que peut-il contre la folie qui menace le roi, que peut-il contre cet accès de fureur qui terrasse le jeune souverain alors qu’il chevauche contre la Bretagne, que peut-il contre ce nouveau malheur qui s’abat sur le royaume de France par cet été orageux de 1392 où le soleil brûle la raison du fils de Charles le Sage ?

Jean de Vienne veut quitter la cour et ses intrigues, après avoir accepté une dernière mission: négocier une trêve avec l’Angleterre. Pour la première fois de sa vie, il débarque sur le sol d’Albion, l’épée au fourreau…

Sa vie d’aventures semble finie.

Comme un rocher solitaire battu par le flot des infidèles

Mais le destin veille, impavide. Il n’est pas dit que le premier grand Amiral de France doive mourir dans son lit. Le sultan Bayezid Ildérim, la Foudre, menace la Hongrie. Le roi Sigismond appelle à l’aide contre les Turcs et leurs redoutables janissaires. Une croisade, où dominent les volontaires bourguignons, s’organise en 1396. Jean de Vienne vient d’avoir 55 ans. Il veut y participer avec ceux du Duché et de sa Comté.

— Malgré votre âge ! lui fait observer Philippe le Hardi.

— Si je ne suis plus bon à donner des coups d’épée, encore suis-je capable de donner des conseils à messire votre fils le comte de Nevers.

C’est par terre que l’Amiral de France s’en ira pour sa dernière expédition. Il chevauche depuis la Bourgogne à travers sa Franche-Comté natale, traverse la Bavière, gagne l’Autriche, découvre la Hongrie. Cette fois le sire de Roulans va à la bataille aux côtés de ses anciens ennemis. Plusieurs chevaliers anglais l’accompagnent et savourent l’âpre honneur de servir sous les ordres de celui qui a naguère ravagé leurs côtes. Des chevaliers allemands et polonais se sont joints à eux. Sous le soleil de l’été, 80 000 croisés occidentaux s’avancent le long du Danube. Voici enfin les Portes de Fer. Bayezid (dont on fera Bajazet) défie Sigismond. Les alliés campent devant Nicopolis. Le croissant ottoman flotte sur les remparts de l’ancienne cité bulgare. Encore un siège. Jean de Vienne est fatigué. Il se sent très las. Il sait maintenant qu’il n’arrivera jamais à Byzance.

Le 25 (ou 28) septembre 1396, à l’aube, les Turcs attaquent. Ils sont plus de 100 000.

— Aux armes, messires ! crie Nevers.

Jean de Vienne a déjà revêtu son armure. Ce sera son suaire. Dans quelques heures, il va tomber dans une furieuse mêlée. On verra ce chevalier vite solitaire entouré par plus de 100 fantassins musulmans. Il ressemble à quelque rocher battu par les flots. Les vagues s’amassent, éclatent, rejaillissent. Le vent hurle. Inexorables, les infidèles repartent à l’assaut. Au cœur du tourbillon, Jean de Vienne disparaît peu à peu. Bientôt, la mer humaine a recouvert de son flot tout le champ de bataille.

À son dernier poste de combat, l’Amiral de France a sombré. Corps et biens.

Jean MABIRE

Nicopolis, 1396.

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NOTES :

(1) Étienne de Moustier est alors vice-amiral du Ponant et Jean du Colombier vice-amiral du Levant.

(2) Les Français vont garder, pour la première fois, la maîtrise absolue de la Manche pendant deux ans, jusqu’en 1380. Ils ne la retrouveront que pour quelques mois, en 1690. En cinq siècles de rivalité franco-anglaise, c’est bien peu ! Jean de Vienne, comme plus tard Anne-Hilarion de Tourville, n’en a que plus de gloire.

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