jeudi 28 mars 2024

Armement : état des lieux de la charge creuse au lendemain de la Seconde Guerre mondiale

La charge creuse, qui est aujourd’hui la plus puissante arme anti-chars, semble avoir été appliquée pour la première fois contre les tourelles blindées par les pionniers allemands lâchés en mai 1940, en planeur, à l’intérieur du fort d’Eben-Emaël. Mais le détail des destructions ainsi exécutées resta ignoré des. Alliés, et ce fut par une tout autre voie que la charge creuse apparut dans la lutte contre les chars, sur le front de Tunisie, lors du débarquement allié en Afrique du Nord. Le fantassin américain qui la lançait avec un Bazooka de quelques kilogrammes arrêtait avec elle des chars Tigre devant lesquels l’artillerie de campagne était impuissante. Mais, s’il n’y a même pas trois années qu’elle est en service, son histoire complète est beaucoup plus longue.

C’est vers la fin du siècle dernier que furent signalés les puissants effets de destruction dirigée dans l’axe d’une cavité creusée dans un bloc d’explosif. Une masse d’explosif convexe émet des ondes divergentes dont l’effet diminue à mesure qu’on s’éloigne. Parties d’une charge à forme concave, ces ondes convergent dans la direction de l’axe et donnent un effet localisé, mais très intense. On montre encore, dans un musée américain, une plaque de métal au contact de laquelle l’un des expérimentateurs à qui est due cette découverte avait fait éclater un bloc d’explosif dans lequel il avait gravé son nom ; le nom avait été reproduit en creux dans le métal.

Quelques années plus tard, un autre chercheur eut l’idée de garnir la cavité d’un chapeau métallique. Il réalisait ainsi un véritable canon par la projection du métal dans l’axe de la cavité sous l’effet de l’explosion.

Mais l’un et l’autre de ces effets restaient à l’état de curiosités de laboratoire. L’historique des recherches allemandes qui aboutirent à l’emploi des charges creuses comme engin de démolition n’a pas été publié. L’engin réalisé devait être assez volumineux et assez lourd, car, deux ans plus tard, on n’avait pas encore abouti à doter la Wehrmacht de projectiles d’artillerie ou d’infanterie conçus sur ce principe.

Un ingénieur suisse, M. Mohaupt, avait entrepris plusieurs années avant la guerre la mise au point de tels projectiles. Il étudia une forme de cavité, une épaisseur de chapeau, une composition d’explosif, mélange de penthrite et de tolite qui lui permirent de perforer avec un pétard une épaisseur de blindage sensiblement égale à son diamètre. Il ne lui restait qu’à placer son invention en quelque pays désireux de s’assurer l’énorme supériorité qu’eût représentée, au début d’une guerre, la mise entre les mains de chaque fantassin d’une arme portative pour l’arrêt du char, ou le montage sur vedette d’un engin perforant une ceinture de cuirassé.

L’inventeur choisit la France et, entre les nombreux services techniques compétents, celui qui lui parut le plus susceptible de s’intéresser à l’affaire(1). On l’envoya à un centre d’expériences, où il fit éclater quelques pétards contre des blindages qu’ils perforèrent très correctement. La difficulté commença quand il parla de reproduire le résultat au combat. N’avait-on pas, pour percer les blindages, d’excellents canons ? N’était-on point capable d’en établir d’autres aussi puissants que le progrès des blindages l’exigerait ? On conseilla finalement à l’inventeur de porter sa découverte au département voisin qui, lui aussi, avait des blindages à perforer et des ingénieurs qui auraient peut-être des idées différentes.

L’inventeur suivit le conseil, fit d’autres pétards, perfora d’autres plaques. Il ne réussit pas davantage à convaincre les intéressés que son engin pouvait remplacer un projectile de rupture.

Il lui restait à faire le tour des bureaux d’étude privés. La guerre venait d’être déclarée et les armes anti-chars orthodoxes venaient d’être écrasées en Pologne sous l’effort combiné des divisions blindées et des escadres d’assaut. L’un des bureaux d’étude pressentis lui signa un contrat au vu des photographies de plaques perforées et n’eut pas de peine à convaincre l’État-Major général qu’une grenade conçue suivant ce principe et lancée par fusil était la meilleure des armes anti-chars. Si bienveillant que fût l’accueil fait à cette offre, il fallait tout de même quelques mois pour transformer le pétard éclatant au repos en grenade empennée à explosion commandée par une fusée percutante instantanée. Le prototype était adopté et la commande de série lancée lorsque la bataille de France vint tout interrompre.

Le constructeur n’eut aucune peine à obtenir l’autorisation de placer sa grenade en Angleterre et aux États-Unis, d’où elle revint sur les champs de bataille occidentaux. Le plus curieux de l’affaire est qu’il entreprit d’en doter l’armée de Vichy. On obtint sans difficulté l’accord de la commission d’armistice, et les usines d’armement françaises se mirent à fabriquer, à partir de 1941, une grenade d’infanterie à charge décomposée en deux morceaux, dont il suffisait d’enlever l’un pour la transformer en une excellente grenade anti-chars.

Le projectile de rupture

La force vive du projectile a été, pendant tout près d’un siècle, le seul moyen de perforation des blindages. Il faut bien reconnaître que, de cette lutte entre le canon et la cuirasse, le canon était toujours sorti ‘vainqueur. Le complexe de supériorité du constructeur de canons semblait justifié et expliquait probablement l’attitude des ingénieurs d’artillerie à l’égard des premières charges creuses. Ils oubliaient que, si le budget d’un grand pays est assez copieux pour offrir à son armée et à sa marine des canons anti-chars de 1.200 kg et des tourelles de cuirassés de 2.500 tonnes, cet armement est assez difficile à dissimuler à l’avion. Mais quel est le héros qui se résignera, pour une telle raison, au bazooka caché dans une touffe d’herbes, ou à la vedette portant un 155 mm sans recul, en laissant sans emploi les crédits alloués à ses chapitres de matériel ?

La force vive nécessaire à la stricte perforation d’un blindage croît plus vite que son épaisseur, et que le calibre du projectile, exactement suivant la puissance 1,5 de l’épaisseur et la puissance 1,4 du calibre. On en déduit que la perforation des plaques suit sensiblement les règles de la similitude, c’est-à-dire qu’à vitesse d’impact donnée il y a un rapport constant entre le calibre du projectile et l’épaisseur qu’il peut perforer. Au poids moyen des projectiles de rupture, et avec les qualités moyennes de plaques et de projectiles, l’épaisseur strictement perforée est égale au calibre pour une vitesse d’impact de 500 m/s environ.

Cette loi de la perforation explique l’intérêt spécial du canon à âme conique et du sous-calibrage dans le tir contre engins blindés. Non seulement les qualités balistiques du projectile sont améliorées du point de vue portée, durée de trajet, écart dû au vent ou au déplacement de l’objectif, mais encore la force vive réclamée pour la traversée d’une plaque d’épaisseur donnée est d’autant plus faible que le calibre est plus petit.

Une amélioration analogue du projectile de perforation classique consiste dans l’emploi d’un noyau de carbure de tungstène avec chemise en alliage léger. Le carbure de tungstène agit non seulement par sa dureté — c’est le produit qui entre dans la composition des outils modernes à coupe rapide — mais surtout par sa densité voisine de 16. Elle permet d’établir un noyau perforant de poids donné à calibre beaucoup plus faible que l’acier. Le gain, considérable, peut être apprécié par la formule de perforation. Pour la même vitesse d’impact, une plaque donnée ne réclame pour sa perforation qu’un projectile quatre fois moins lourd, donc une arme quatre fois moins puissante, si la densité est doublée. Là encore, le projectile anti-chars à noyau en acier à forte teneur de tungstène, puis en carbure de tungstène, avait été proposé et expérimenté en France avant 1939. Il avait été refusé, pour des raisons d’économie, à une époque où le ferro-tungstène à 6o % de métal rare se vendait dans les 30 francs le kilogramme, et où les munitions perforantes de petit calibre coûtaient plusieurs fois ce prix. La Wehrmacht qui n’avait ni les ressources financières, ni les réserves de tungstène des Alliés, et qui avait dû étudier de près l’économie de l’opération, a mis en service en 1943 le projectile à noyau en carbure de tungstène, en le combinant au tube conique dans le canon de 28 mm.

Le fonctionnement de la charge creuse 

Le mécanisme de la perforation par charge creuse ne doit pas être encore entièrement élucidé malgré les recherches poussées dont il a fait l’objet chez les Alliés, comme dans les pays de l’Axe. Il suffit, pour en juger, de regarder les formes de cavités relevées sur les différents types allemands de charges creuses dont un très grand nombre sont tombées entre les mains alliées, au cours de la bataille d’Allemagne.

Il est certain que la perforation tient à la fois à l’effet direct sur le blindage de l’onde de choc émise par l’explosion, et à la projection sur ce blindage des résidus du chapeau métallique. On peut aisément le vérifier en supprimant le chapeau ; la pénétration subsiste, à moindre profondeur ou à un diamètre plus faible. Les premiers essais exécutés sur la charge creuse ne comportaient d’ailleurs pas de chapeau.

Il est aisé de se rendre compte des conditions de formation du pseudo-projectile constitué par le chapeau. A partir de la charge d’amorçage, placée dans l’axe de la cavité, l’explosion se propage dans la charge à une vitesse constante, qui ne dépend que de la nature de l’explosif. Cette vitesse est de plusieurs milliers de mètres à la seconde, elle dépasse 7.000 m/s pour les explosifs habituels tels que la tolite ou la mélinite ; elle est de l’ordre de 8.000 m/s pour les explosifs plus puissants tels que la penthrite ou l’hexogène, employés en mélange avec les précédents dans les charges creuses. Chaque élément du chapeau est projeté, comme le serait un éclat ordinaire, perpendiculairement à la surface d’explosif avec laquelle il est en contact. Mais à la différence du corps de projectile convexe qui se fragmente parce que sa surface tend à augmenter sous l’effet de l’explosion, il n’y a ici aucune nécessité à cette fragmentation. Le chapeau se referme sur lui-même, les différents éléments étant projetés vers l’axe à des vitesses qui, comme celles des éclats, peuvent atteindre 1.000 à 3.000 m/s. Là, ils se heurtent et s’agglomèrent en un fragment de métal qui, par raison de symétrie, se trouve animé d’une vitesse de plusieurs milliers de mètres/seconde dans la direction de cet axe. C’est ce pseudo-projectile qui pénètre dans le blindage. La charge creuse joue donc le rôle d’un canon qui façonnerait lui-même son projectile à partir du chapeau, en même temps qu’il le projette à grande vitesse.

Lorsque la cavité est nue, l’effet s’explique d’une façon analogue par la concentration dans l’axe de l’onde de choc qui emporte avec elle une forte part de l’énergie de l’explosion.

Les phénomènes calorifiques et les phénomènes chimiques à haute température ne peuvent pas être négligés. Ils interviennent déjà aux vitesses habituelles des projectiles de perforation. Une des explications du rôle de la coiffe en acier doux des projectiles tirés contre plaque cémentée n’est-elle pas la décarburation instantanée, à la haute température produite par le choc, de la couche cémentée sur laquelle s’écrase l’acier doux de la coiffe ? Ici, les phénomènes sont beaucoup plus complexes. Il y a à la fois transformation en chaleur de l’énergie mécanique contenue dans l’onde de choc, qu’elle peut transmettre soit directement à la plaque, soit indirectement par l’intermédiaire du chapeau ; il y a également échange de chaleur entre les gaz de l’explosion à plusieurs milliers de degrés et le chapeau ou la plaque. Enfin, la nature du métal du chapeau intervient, et non pas seulement par sa densité ou sa dureté. On a essayé notamment l’aluminium, le zinc, avec des résultats fréquemment supérieurs à ceux que donnait l’acier.

La forme de la cavité doit évidemment jouer un rôle considérable dans le résultat. Le calcul, à partir d’hypothèses assez exactes sur la vitesse de propagation de l’explosion, et d’autres, plus hasardées, sur la vitesse de projection des éléments de coiffe, a été employé. Il n’a pas donné de résultats bien sensationnels, et la forme hémisphérique ou la forme conique donnent des résultats au moins aussi bons que les cavités de révolution à méridienne d’équation plus compliquée. Il n’en reste pas moins que l’effet, dans le cas de la charge conique, dépend de l’angle au sommet du cône, et qu’on peut faire varier dans de larges mesures la proportion du diamètre de la perforation à sa longueur en choisissant convenablement la forme de la cavité. C’est certainement à de telles différences qu’il faut attribuer la combinaison des évidements coniques et hémisphériques de la grenade allemande à manche empenné, et la forme assez voisine, avec raccordement entre cône et sphère, du Panzerschreck.

Enfin, un facteur important du résultat est certainement la distance de la charge creuse à la plaque lors de l’explosion. Avec certaines formes de cavité, la distance peut varier dans d’assez grandes limites sans que la puissance de perforation baisse notablement ; il faut bien le conclure des excellents résultats que certains engins donnent, même en tir sur plaques très inclinées. La démonstration en est faite également par l’échec du « préblindage », qui est une tôle mince par laquelle on espérait protéger les plaques épaisses, en provoquant l’explosion à grande distance de celles-ci.

Panzerschreck

Les projectiles à charge creuse 

Les réalisations de projectiles sur le principe de la charge creuse ont été très variées.

Avec le Bazooka américain, on a commencé par une grenade propulsée par fusée, et guidée au départ dans un tube. Le lancement supposait deux servants, dont l’un portait le tube sur l’épaule, pendant que l’autre le pointait. Avec le PIAT britannique (projector infantry antitank) on est passé à un véritable canon, où l’on diminuait le recul par l’artifice bien connu du tir à l’instant où le tube était projeté vers l’avant.

Les engins allemands, créés les derniers, se sont multipliés sous des formes très diverses qui ne se retrouvent pas toutes encore dans les armées alliées.

Les engins lancés ou placés à la main comprennent une grenade à manche de forme extérieure semblable à celle de la grenade contre le personnel, mais pourvue en outre d’un empennage déployant en toile analogue à celui des bombes à parachute pour vol rasant. Une charge creuse à adhérence magnétique était également en service.

Les grenades à fusil sont de plusieurs modèles. Elles sont destinées à être tirées dans un tromblon s’adaptant au bout du fusil, comme la grenade VB française, mais au moyen d’une cartouche sans balle. La stabilité sur la trajectoire est obtenue par une rayure usinée sur la queue de la grenade. Les variantes les plus récentes ont une puissance de perforation considérable. Le grand modèle, de 61 mm. de diamètre, perfore près de 125 mm de blindage à incidence normale, soit plus de deux fois son calibre.

Les Panzerfaust (littéralement « poings contre blindés ») sont des engins plus puissants, qui existent également en deux tailles. C’est la contrepartie des Bazooka américains ; ils sont propulsés comme eux par fusée à partir d’un tube-guide, mais peuvent perforer jusqu’à 160 et 200 mm de blindage respectivement. Le Panzerschreck (littéralement « terreur des blindés ») est un engin de poids un peu plus élevé, dont on a accru la portée au détriment de puissance de perforation.

Toute une série de projectiles à charge creuse a été adaptée au tir par les canons anti-chars ou par, l’artillerie de campagne. C’est ainsi que le canon de 37 min., qui était l’arme anti-chars de hase de la Wehrmacht en 1939, peut désormais tirer un projectile surcalibré à 160 mm, de diamètre environ, stabilisé par empennage, dont la queue s’engage dans l’extrémité du tube. Le canon de 88 mm, à la fois anti-aérien et anti-chars, tire un projectile à charge creuse au calibre de l’arme, comme l’obusier de 105 mm ; ce sont là les deux canons qui constituent la presque totalité de l’artillerie allemande de moyen calibre.

Enfin, la charge creuse a été adaptée en Allemagne à la mine anti-chars, à la grenade d’aviation. 

Soldat allemand armé notamment d’un Panzerfaust

L’avenir de la charge creuse 

L’avenir de la charge creuse est plein de promesses, et il est impossible de se dissimuler qu’elle va être à l’origine d’un bouleversement complet des armes à feu, et par elles, des matériels de guerre, au même titre que l’autopropulsion. Lorsqu’on dispose d’un projectile qui, si faible que soit sa vitesse d’impact, perfore un blindage d’épaisseur voisine de deux fois et demie son calibre, comment le projectile de perforation classique, beaucoup plus lourd, exigeant un canon puissant, pourrait-il se maintenir, alors qu’on jugeait nécessaire de lui donner, pour le combat naval, un calibre au moins égal à l’épaisseur des blindages attaqués ?

Le bouleversement ne se limitera certainement pas à la guerre sur terre. Lorsqu’un canon anti-chars de 37 mm, qui pouvait tout juste lutter contre les chars français de 1939, tire aujourd’hui une charge creuse de 160 mm, qui peut perforer une ceinture de cuirassé, on conçoit que de tels matériels, adaptés ou spécialement étudiés, vont introduire quelques changements dans l’armement et la protection des grands navires. Et l’emploi, contre les ponts blindés d’un cuirassé, des grenades anti-chars qui constituaient l’armement des chasseurs-bombardiers de la Luftwaffe, n’est certainement pas une éventualité improbable, même s’il faut extrapoler la grenade sous la forme d’une bombe de quelques kilogrammes. D’ailleurs, si l’avion trouve dans ce progrès l’occasion de multiplier sa puissance en allégeant les armes qu’il destine au char, au fortin au cuirassé, il les verra très rapidement se retourner contre lui au moment où le problème de la perforation des blindages est un aspect des plus importants du tir contre avion, à terre, à la mer, ou en combat aérien.

Pour s’en tenir aux applications déjà connues et qui ont la sanction de plusieurs années de guerre, on peut affirmer que la charge creuse a transformé complètement le problème du char pendant la période où la Wehrmacht s’est trouvée aux prises avec l’énorme masse des chars alliés. C’est la charge creuse sous ses différentes formes qui, aux mains du fantassin allemand, a tenu tête aux chars anglais et américains, alors que les autres armes de défense anti-chars, malgré leur puissance, ou plutôt à cause de leur puissance qui ne leur permettait pas d’échapper à l’avion, étaient détruites le -plus souvent avant d’avoir pu intervenir ou dès qu’elles avaient tiré quelques coups. C’est également à la charge creuse que l’on attribue en général le demi-échec des plus récents chars russes, dans la campagne qui les mena de Varsovie à Berlin. Ces chars étaient sans doute beaucoup plus puissamment armés et protégés que les matériels allemands contemporains. Dans un combat de chars, ou dans un combat de chars appuyé d’une artillerie anti-chars du type classique, tractée ou automotrice, les chars soviétiques devaient écraser l’adversaire par leur double supériorité en puissance et en nombre. Ces engins magnifiques furent arrêtés par des enfants et des vieillards allemands, dans un trou d’homme ou dans une cave, armés de Panzerfaust ou de Panzerschreck.

La charge creuse aura suffi à faire échec aux plans américains et russes de 1941-1942, qui visaient à venir à bout de l’Allemagne par une énorme supériorité d’engins mécaniques. On se souvient certainement des programmes Roosevelt pour 1942 et les années suivantes, où l’on prévoyait des fabrications annuelles de 60.000 à 75.000 chars. Il sera intéressant de savoir un jour combien de ces chars auront réellement été fabriqués en trois ans et demi, et combien auront été engagés contre l’Allemagne et le Japon. Personne n’aura l’idée d’attribuer la différence entre le programme et l’exécution à une insuffisance de l’industrie américaine ; la production des avions, qui était beaucoup plus complexe que celle des chars, a été menée à bien et a même dépassé les programmes de 1942. Si l’Amérique n’a ni engagé, ni produit les quantités de chars qu’elle prévoyait alors, c’est que leurs attaques massives, suivant la tactique des Panzerdivisionen en 1939, auraient été aussi sanglantes pour l’assaillant aux prises avec les nouvelles armes du fantassin allemand, qu’une charge de cavalerie devant une défense de mitrailleuses.

L’URSS avait des programmes de fabrication qui, pour ne pas être aussi grandioses que ceux des États-Unis, ne devaient pas moins lui donner une grosse supériorité numérique en matériel mécanique sur la Wehrmacht. Les chars russes ont d’ailleurs, depuis le début de 1942, presque toujours surclassé les chars que l’Allemagne leur opposait à la même date. L’aviation d’assaut russe, avec ses Stormovik attaquant les blindés allemands, apportait, en outre, une aide puissante à l’Armée Rouge. L’URSS, à la différence des États-Unis, a exécuté jusqu’au bout le programme qu’elle s’était fixée. Il lui en a coûté des pertes élevées, et, à aucun moment, la résistance de la Wehrmacht ne s’est effondrée devant la puissance mécanique russe. Sur l’Oder encore, les chars Staline et Super-Staline ne réussissaient pas mieux à vaincre la résistance de l’infanterie allemande que les Sherman ou les Comet sur le front Ouest.

Les dernières années de la guerre auront marqué le triomphe progressif complet des moyens de lutte contre le char, moyens terrestres ou aériens. La charge creuse, comme la bombe-fusée, imposera à la guerre mécanique une transformation complète, et cette transformation s’étendra certainement au matériel et à la technique de la guerre navale et aérienne.

Camille ROUGERON (1947)

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Précision de Theatrum Belli :

(1) « Le 16 septembre 1938, sur la place d’Armes de Thoune, des représentants du Département militaire fédéral (DMF suisse) assistent à une expérience organisée par le docteur Berthold Mohaupt de Zürich. Au cours de cette démonstration, une « grenade spéciale » de 75 mm perce des plaques d’acier d’une épaisseur de 70 mm. Malheureusement, Mohaupt refuse de donner les détails de son invention. Les autorités militaires refusent de donner suite, arguant « que les projectiles perforants classiques sont plus performants ».

Edgar Brandt. Crédit : DR.

Le docteur Mohaupt n’a guère davantage de succès lors de son voyage en France en 1939, auprès de la direction des fabrications d’armement (DEFA), du ministère de la Marine, du ministère de la Guerre et de Manurhin. Pendant la « drôle de guerre », Mohaupt conclut un contrat d’exclusivité pour la France avec Edgar Brandt. La société de ce dernier dépose à Versailles, le 9 novembre 1939 un brevet (No. 919818) portant sur la « disposition à l’intérieur de la charge explosive du projectile d’un ou de plusieurs corps creux, de forme conique de préférence, qui, sous l’action de la pression développée au cours de la détonation, se déforment pour devenir de plus en plus compacts et pour venir frapper ainsi le but avec une vitesse accrue dépassant la vitesse de l’obus ».

La société Brandt adapte cette technologie sur des mines de 100 mm de diamètre, des grenades de mortier de 81 mm et des obus de 75 mm. Des essais ont lieu le 18 février 1940 sur le Polygone de Bourges et les résultats étant concluants, le 11 mai 1940 l’invention de Mohaupt est mise au secret. A Satory le 10 juin 1940, Brandt fait la démonstration devant les représentants de l’état-major français d’une grenade à fusil tirée par le MAS 36 et capable de mettre hors de combat un char d’assaut. Le brusque déclenchement de l’offensive allemande et la gravité de la situation militaire imposent à cette date la délocalisation et la poursuite des travaux dans les usines Brandt près de Pau. Enfin, le 14 juin, le ministère de la Défense nationale replie à Vichy autorise la société à « céder ses licences d’exploitation aux gouvernements britanniques et des États-Unis ».

Le brevet de Mohaupt, la première grenade à fusil de Brandt et le colonel Delalande, ingénieur de la société française, arrivent aux USA en août 1940, dans la « valise diplomatique » de l’ambassadeur américain à Vichy, l’amiral Murphy. Ces éléments entrainent le lancement d’un programme de recherche de grande envergure. Mais la grenade est trop légère pour être efficace. Sans propulsion, sa portée ne peut excéder de beaucoup la centaine de mètres. Or le cahier des charges américain demande une arme d’une portée de 100 à 300 mètres, possédant une capacité de pénétration d’au moins 100 mm d’acier ä une incidence de 30 degrés. L’arme nouvelle doit donc tirer un projectile équipé d’une roquette munie d’ailettes pour améliorer la portée et la précision. L’engin lanceur n’a alors plus grand rapport avec un fusil. Le « bazooka » M1A1 est en effet un simple agrégat : un tube métallique équipé d’organes rudimentaires de visée et de rétention du projectile, d’une poignée de transport, d’une gâchette et d’un système de mise ä feu électrique. L’arme est relativement légère (6 kg) et maniable (1,38 m). Une équipe de 2 hommes seulement — tireur et pourvoyeur — est nécessaire pour la mettre en œuvre. Une instruction technique est indispensable pour la faire fonctionner et porte notamment sur les propriétés physiques de cette arme sans recul et tirant un projectile ä charge creuse, ainsi que les — nombreuses — prescriptions de sécurité : ratés, entretien, visée, distances de sécurité, danger de brûlures ä l’arrière du tube, mais aussi pour le tireur au moment du départ de la roquette. »

(Source : Alexandre VAUTRAVERS, Revue militaire suisse n°3, juin 2007)

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