jeudi 28 mars 2024

Audition du général Pierre de Villiers, (ancien) chef d’état-major des armées (Commission Défense de l’Assemblée nationale, 12 juillet 2017)

M. le président Jean-Jacques Bridey. Mon général, je suis très heureux de vous retrouver au sein de cette commission. Depuis trois ans que vous êtes chef d’état-major, vous vous êtes exprimé devant nous avec liberté et régularité, suscitant toujours notre intérêt et parfois même nos applaudissements. Venant de saluer chacun des députés ici présents, vous aurez eu l’occasion de vous apercevoir du renouvellement très important et du rajeunissement de notre commission qui n’a conservé de l’ancienne législature que six ou sept membres. Par ailleurs, quelques députés nous sont revenus, comme François André qui avait participé à nos travaux avant d’aller à la commission des Finances.

Mon général, vous sortez d’un conseil de défense. Sans trahir les débats que vous avez eus avec le président de la République, peut-être pourrez-vous nous apporter des éclaircissements quant à l’annulation, annoncée hier, de certains crédits militaires qui nous interroge et nous inquiète. Comme nous l’avons fait au cours des cinq dernières années, nous travaillerons au sein de la commission avec la ministre des Armées et l’état-major pour que les crédits de nos armées soient au rendez-vous des engagements et de la programmation que nous nous sommes fixés.

Général Pierre de Villiers, chef d’état-major des armées. Monsieur le président, je vous remercie très sincèrement de m’accueillir au sein de votre commission au commencement de cette législature. Je suis très heureux de m’exprimer devant un si grand nombre de députés. Pour commencer, permettez-moi de vous dire toute ma satisfaction de savoir que nous allons continuer à travailler ensemble. Je connais votre esprit de dialogue et votre compétence en matière de défense, qui sont de très bon augure, compte tenu des nombreux chantiers qui nous attendent, et qui seront déterminants pour l’avenir de notre outil militaire. Je me réjouis, également, de faire la connaissance des nouveaux membres de la commission qui enrichiront nos travaux par un regard tout à la fois neuf et averti sur les questions de défense et de sécurité. Si je vous ai salués individuellement, c’est que les relations humaines et la connaissance individuelle de chacun des représentants de la Nation m’importent beaucoup. Je salue enfin les quelques députés restés fidèles au poste, que je suis très heureux de retrouver ce matin.

Depuis ma prise de fonction, il y a bientôt trois ans et demi, j’ai été très sensible, ainsi que l’ensemble de la communauté militaire, derrière moi, à la relation de confiance qui existe entre les parlementaires et les militaires. J’y suis très attaché. Il en va du bon fonctionnement de notre République.

Au cours des deux années qui viennent de s’écouler, une vraie convergence de vues a contribué à enrayer la baisse de la part du budget alloué à la défense. Nous partageons tous ici, j’en suis convaincu, l’idée qu’il s’agissait d’une première étape, absolument essentielle, et qu’elle ne doit pas rester sans lendemain. L’heure de la remontée en puissance est venue. Il s’agit bien d’une nécessité, en raison de la montée des tensions et des menaces. La législature qui s’ouvre doit s’inscrire dans cette dynamique en amplifiant le mouvement déjà amorcé afin de nous permettre de relever, sur le long terme, le défi de maintenir la cohérence entre les menaces auxquelles nous faisons face, les missions qui nous sont confiées et les moyens qui nous sont octroyés.

Vous le savez, les armées françaises ont une raison d’être : assurer la défense de la nation. Elles ont une vocation : protéger la France et les Français. La cohérence est la garantie de la résilience, de la souplesse et de la robustesse de notre modèle d’armée. Ce combat en faveur de la cohérence mérite donc d’être conduit avec beaucoup de détermination et de responsabilité.

Dans mon propos, j’aborderai cette question majeure de la cohérence en trois temps. Je souhaite d’abord revenir sur le contexte sécuritaire actuel, tel que je l’analyse, en présentant le cadre de notre action ; puis vous donner un aperçu des opérations que nous conduisons actuellement ; et enfin détailler devant vous mes préoccupations. « Un homme sans souci est proche du désespoir » dit-on. Je suis donc plein d’espérance !

Je commencerai donc par évoquer le contexte sécuritaire.

Depuis 2015, la France, et, plus largement, notre continent européen ont été douloureusement frappés par des actes terroristes particulièrement odieux. Il ne se passe plus un mois, désormais, sans qu’une attaque ne soit perpétrée dans l’un ou l’autre des pays européens. Ce contexte particulier vient soudainement nous rappeler que la paix et la sécurité de notre espace commun, que nous tenions plus ou moins pour acquises, restent sous la menace permanente d’une remise en cause. Ma conviction est que les temps à venir seront difficiles. Nous avons le devoir de regarder la réalité en face, sans la noircir, certes, mais avec le souci d’appréhender le monde tel qu’il est. Notre époque est marquée par une complexité grandissante. Nous devons faire face à une infinité d’interactions entre de nombreux compétiteurs, dans tous les champs.

Néanmoins, avec un peu de recul, deux types de conflictualité structurant le champ stratégique me semblent clairement identifiables.

D’une part, le terrorisme islamiste radical : une idéologie servie par une stratégie totale et ultra-violente qui n’a d’autre projet que la destruction et l’anéantissement de toute altérité, à commencer par les plus démunis et les plus faibles. Il représente la menace la plus perceptible par nos concitoyens. La lutte contre le terrorisme sur notre sol et au plus loin avait été identifiée comme l’une des premières priorités stratégiques du Livre blanc français de 2013, sans toutefois que l’ampleur du phénomène ait pu être anticipée. Cette menace ne se limite plus aux seules zones grises ni aux foyers traditionnels de ce fanatisme idéologique : elle s’étend désormais à des espaces toujours plus vastes, frappant chacun des cinq continents. La France et l’Europe, parce qu’elles portent un projet de paix et de modernité, sont particulièrement visées.

Nous sommes confrontés, d’autre part, à une menace dont nous ne parlons peut-être pas assez : certains États-puissances n’hésitent plus désormais à tutoyer la ligne rouge. Soucieux d’étendre leur influence, y compris par l’expansion territoriale, ils appliquent des stratégies agressives, comme le déni d’accès ou le fait accompli, et investissent des champs nouveaux, comme le cyberespace ou l’espace extra-atmosphérique.

Bien que moins immédiate et moins perceptible, cette menace n’en est pas moins réelle. Elle est structurante, dès lors que l’on parle de modèle d’armée et d’outil militaire. En réalité, un nouveau visage de la guerre se dessine progressivement sous nos yeux. Je voudrais souligner devant vous certains de ses traits au travers de deux observations.

La première a trait à ce que j’appelle « les quatre D », quatre tendances structurantes pour l’avenir dans nos engagements militaires.

Très frappante, la première tendance est celle du durcissement. Sur le terrain, les forces armées sont aujourd’hui confrontées à l’usage très fréquent, presque systématique, de la violence – conséquence directe de la prolifération technologique et de la dissémination d’armements à des entités non étatiques, partout dans le monde. Tous les matins, quand je lis le point de situation des dernières vingt-quatre heures, je ne relève pas moins de quatre à cinq attentats, causant des dizaines de morts sur tous les continents. Je relève également, je l’ai dit, une augmentation des provocations de certains États-puissances qui n’hésitent pas à tutoyer la ligne rouge. Face à ce phénomène de durcissement, seule la force légitime et maîtrisée peut faire reculer la violence.

Deuxième tendance – le deuxième « D » : la dispersion. Aujourd’hui, les opérations extérieures sont menées dans des zones géographiquement éloignées les unes des autres. Dans la bande sahélo-saharienne, l’opération Barkhane s’étire sur 4 000 kilomètres de front et 1 000 kilomètres de profondeur. La dispersion des zones d’intervention et les élongations inter et intra-théâtres rendent primordiales les capacités de projection de commandement et de renseignement. C’est entre autres pour cette raison que les coopérations entre pays – en particulier, entre pays d’une même zone géographique – sont si importantes. Je songe ici au modèle du G5-Sahel. C’est également pour cette raison que le soutien des nations alliées est indispensable.

La troisième tendance est celle de la digitalisation. La technologie digitale est au cœur de nos sociétés, de nos systèmes et de nos outils militaires. Elle est aujourd’hui considérée, à raison, comme un facteur de supériorité opérationnelle et stratégique, y compris pour gagner la guerre des perceptions. Elle permet par exemple à Daech d’être ici et là, simultanément et instantanément, et de démultiplier la résonance de ses crimes.

Enfin, la quatrième tendance est la durée. La phase militaire de la majorité des engagements extérieurs s’étire désormais souvent sur une quinzaine d’années au moins. Ces engagements qui durent engendrent une usure accélérée des ressources humaines et matérielles. En réalité, nous devons conjuguer la durée des engagements et le rétrécissement du temps dans la capacité de réaction. « Plus de durée, moins de délais ».

Parallèlement à ces quatre tendances, j’observe en second lieu que le monde réarme. Après des décennies de stagnation ou de baisse, le cycle s’est inversé en 2015 : les ventes d’armes dans le monde ont même retrouvé cette année leur niveau de la fin de la guerre froide ! Les dépenses militaires représentent environ 1 700 milliards de dollars, soit 2,3 % du PIB mondial, même si certains États persistent encore à considérer que l’OTAN et les États-Unis continueront à pourvoir, dans les mêmes proportions, à la défense de l’Europe. Pris dans leur ensemble, les pays européens ne consacrent que 1,2 % de leur PIB à la défense, quand les États-Unis y consacrent 3,3 % et la Russie, 3,7 %. Ce désarmement relatif des Européens entraîne un moindre investissement de leur part dans le champ de la préparation de l’avenir – celui qui assure la « paix d’avance ». J’en fournirai un exemple parmi d’autres : si, en 2000, les Européens alignaient 4 000 avions de combat, ils n’en totalisent aujourd’hui qu’environ 2 000 et les projections laissent craindre que nous passions sous la barre des 1 500, à l’horizon 2030.

On comprend aisément que cette dérive progressive emporte des risques. L’avantage dont disposaient l’Europe et l’Occident est en train de fondre. La supériorité occidentale dans les espaces communs est sérieusement contestée. L’heure de la fin de l’insouciance a sonné. Il est illusoire de considérer que le plus dur est passé et que les succès d’hier et d’aujourd’hui nous en promettent naturellement pour demain. Nous avons changé d’époque. D’aucuns y voient le retour de l’histoire.

Pour espérer peser, les États européens doivent en tout cas se déterminer clairement quant à leur niveau d’ambition. La multiplication accélérée des périls sécuritaires de toute nature, notamment sur les approches du continent, révèle, par contraste, l’existence d’une véritable communauté de destin réunissant l’ensemble des pays de l’espace euro-méditerranéen et appelle une réponse coordonnée. On assiste à une vraie prise de conscience : les sommets européens le montrent, tout comme les initiatives récentes de la Commission européenne. On assiste aussi à une remontée relative des budgets de défense, même si elle n’est pas homogène. Il reste beaucoup à faire. L’Europe peut aider, mais elle ne peut pas se substituer à une volonté politique hésitante, trait commun à certains pays.

En France, nos armées sont engagées pour apporter une réponse qu’elles veulent coordonnée. Pour remplir leurs missions, elles s’appuient sur des coopérations militaires internationales. La coopération militaire contribue directement au renforcement de nos capacités et au succès de nos opérations : il n’y a pas d’autre solution. La nécessaire restauration d’une puissance militaire européenne dépend surtout de la dynamique que le trinôme de tête France – Royaume-Uni – Allemagne devra insuffler. À nous trois, nous représentons 60 % des crédits de défense des vingt-huit pays actuels de l’Union.

Après vous avoir rapidement brossé un tableau du contexte stratégique, j’en viens naturellement à la deuxième partie de mon intervention, consacrée aux opérations que nous conduisons actuellement avec nos alliés.

Je souhaite d’abord dire quelques mots de deux spécificités françaises qui représentent un sérieux atout pour la conduite de nos opérations.

La première tient au processus de décision politico-militaire. La décision d’engagement des armées est prise par le Président de la République en conseil de défense. Le rôle du Parlement a été réaffirmé depuis plusieurs années : il lui revient d’autoriser ou non la prolongation des opérations au-delà de quatre mois. Ce système, souple et particulièrement réactif, correspond parfaitement à la volatilité du contexte stratégique et à la soudaineté des crises actuelles. Il m’est envié par l’ensemble de mes partenaires – au-delà même de l’OTAN et de l’Union européenne.

Le second atout tient à la cohérence de la charnière politico-militaire qui repose sur l’association étroite du chef d’état-major des armées à la prise de décision, en tant que conseiller du Gouvernement – il participe à chaque conseil de défense. Cette disposition permet, d’une part, de s’assurer de la faisabilité militaire des décisions politiques ; elle facilite, d’autre part, la mise en cohérence de la stratégie avec les buts politiques visés.

J’en profite aussi pour vous rappeler en quelques mots mes quatre principales responsabilités de chef d’état-major des armées. Sous l’autorité du président de la République, chef des armées, j’assure le commandement de toutes les opérations militaires. C’est là le cœur de ma responsabilité. J’entretiens avec le président de la République une relation directe pour tout ce qui ressort des opérations conduites par la France. J’ai par ailleurs la responsabilité de définir le format d’ensemble des armées et de leur cohérence capacitaire. C’est à ce titre, sous les ordres de la ministre des Armées, Mme Florence Parly, que je conduis la transformation des armées par un processus d’ajustements permanents – j’y reviendrai. Enfin, les relations avec les armées étrangères et les structures militaires de l’Union européenne et de l’OTAN relèvent, au plan militaire, de ma compétence. Par les temps qui courent, c’est très prenant…

J’en viens maintenant à quelques considérations rapides pour chacune des zones d’engagement de nos armées qui, vous le savez, sont très fortement mobilisées sur différents fronts.

Face à la puissance belliciste, la France oppose d’abord sa capacité de dissuasion nucléaire. Strictement défensive, strictement suffisante, elle protège notre pays de toute agression d’origine étatique contre ses intérêts vitaux.

S’agissant du théâtre national, il faut insister sur le fait qu’il s’agit d’une stratégie globale de protection contre l’ensemble des menaces dont la réalité se fait sentir chaque jour davantage.

Il y a d’abord les postures permanentes. La posture permanente de sûreté aérienne, d’une part, qui garantit le respect de la souveraineté de la France dans son espace aérien. Nos avions de chasse en « alerte sept minutes » ont été mis à contribution à plusieurs reprises au cours de ces derniers mois et de ces dernières semaines. La posture permanente de sauvegarde maritime, d’autre part, qui concourt directement à la protection des approches du territoire dans un milieu où l’activité des États-puissances va croissant. À cet égard, nos moyens anti-sous-marins nationaux ont été très fortement sollicités, cet hiver et au printemps, pour faire face à des démonstrations de puissance russes de la mer de Norvège à la Méditerranée orientale.

À ces postures permanentes, il faut ajouter tous les efforts que nous déployons dans l’espace ou le domaine cyber, efforts auxquels une forte impulsion a été donnée à juste titre. Il faut mentionner également la posture de protection terrestre, articulée autour de la protection de nos emprises militaires qui sont devenues une cible prioritaire des terroristes.

Il faut évoquer, enfin, l’opération Sentinelle. Vous la connaissez. Elle est emblématique de la participation active et pérenne de nos armées à la protection de la France et des Français. Face à une menace évolutive, notre réponse, sur le territoire national, s’est adaptée grâce à un rééquilibrage du dispositif, désormais déployé à parts égales entre Paris et la province, grâce à la généralisation totale de la posture dynamique et à une participation accrue de notre réserve opérationnelle.

Pour les prochains mois, nous nous sommes fixés un certain nombre d’objectifs pour accroître encore davantage l’efficacité de l’opération. Je vous l’ai dit : nous sommes en transformation et en mouvement permanents.

Notre première proposition vise à sortir d’une logique d’effectifs déployés pour privilégier une logique d’effets. De réels progrès ont été accomplis en ce domaine mais nous n’y sommes pas encore. Cette évolution passe par une décentralisation accrue du dialogue au niveau zonal, notamment entre les préfets et les officiers généraux commandant les zones de défense et de sécurité.

La deuxième proposition consiste à améliorer la circulation du renseignement et de l’information, à tous les niveaux et dans les deux sens – ascendant et descendant. Sur ce plan, la création du centre national de contre-terrorisme, décidée par le président de la République il y a quelques semaines, devrait donner une impulsion nouvelle favorable.

La troisième proposition vise à exploiter et valoriser les capacités propres des armées. Je pense aux capacités spécifiques, notamment dans le domaine de la protection contre la menace bactériologique et chimique, dans celui de la neutralisation des engins explosifs et des véhicules-suicides ou dans celui des drones. Je pense également à notre capacité à manœuvrer et à basculer nos efforts, avec une utilisation de la surprise – celle que l’on impose et non pas celle que l’on subit. À terme, la physionomie de l’opération pourrait s’en trouver ajustée pour une meilleure efficacité sur le terrain, tout en faisant peser une moindre pression sur nos forces.

S’agissant enfin des opérations majeures que nous conduisons au plus loin – en défense de l’avant –, je voudrais vous dire rapidement quelques mots de l’opération Barkhane, dans la bande sahélo-saharienne. Notre stratégie est fondée sur une coopération renforcée avec l’armée malienne et les armées de la région, celles du G5 Sahel. Le sommet du G5 s’est tenu le 2 juillet dernier à Bamako, en présence du président de la République. Je rappelle que c’est ce dernier qui, lorsqu’il était venu à Gao quelques semaines auparavant, avait demandé la tenue de ce sommet. L’objectif, à terme, est de rendre les armées locales aptes à affronter les terroristes et à défendre l’intégrité de leur territoire. Sur ce plan, la décision de créer une force conjointe d’environ 5 000 hommes va dans la bonne direction pour l’avenir.

Nous travaillons également sur le volet du développement. Je le dis souvent, à temps et à contretemps, gagner la guerre ne suffit pas à gagner la paix. Une stratégie construite autour des seuls effets militaires passe à côté des racines de la violence qui se nourrissent du manque d’espoir, d’éducation, de justice et de développement – en particulier chez les jeunes.

Fort de cette conviction, j’ai été, il y a plusieurs mois, à l’initiative d’un rapprochement avec l’Agence française du développement. À l’occasion de son premier déplacement dans la bande sahélo-saharienne (BSS), le président de la République a apporté son plein soutien à cette initiative dans son discours du 19 mai dernier, insistant sur la nécessité « d’articuler plus fermement les bienfaits de la présence militaire française avec des initiatives de développement ». À mon sens, nous avançons, là encore, dans la bonne direction.

Nous sommes également engagés au Levant, en Irak et en Syrie, dans le cadre de la coalition. Notre action s’y concrétise essentiellement par une participation aux activités de formation ainsi que par un appui aux troupes irakiennes dans leurs opérations de reconquête, par nos avions pré-positionnés aux Émirats arabes unis et en Jordanie, et par notre artillerie déployée au nord de Mossoul. J’ajoute que nous participons à la totalité des différents états-majors déployés, qu’ils soient stratégiques, opératifs ou tactiques.

C’est l’honneur de la France que de mener ces combats pour la sécurité et pour la paix, au plus près comme au plus loin. Notre pays a conscience qu’il a la responsabilité de se maintenir dans le cercle des puissances crédibles, capables de se protéger, d’interagir, de peser et de rayonner. La France a pleinement intégré le fait que son espace sécuritaire dépassait son seul espace géographique. Les opérations que nous menons, ici comme là-bas, contribuent directement à la sécurité nationale qui repose avant tout sur une continuité effective entre sécurité intérieure et défense extérieure.

Au terme de cette présentation du contexte sécuritaire global et des opérations que nous menons, j’en arrive naturellement à ma troisième partie relative aux préoccupations que je partage avec l’équipe des trois chefs d’état-major d’armée que vous auditionnerez dans les prochains jours.

J’ai deux préoccupations majeures : d’une part, revivifier notre modèle complet d’armée d’ici à 2025 ; d’autre part, obtenir des ressources budgétaires en cohérence avec ce projet.

Tout d’abord, revivifier notre modèle. C’est parce qu’il est complet que notre modèle d’armée nous offre la capacité d’agir, soit en partenariat avec nos alliés, soit comme nation-cadre si la situation l’exige. Il est organisé autour de l’équilibre entre ce que nous appelons les cinq fonctions stratégiques : dissuasion ; intervention ; prévention ; protection ; connaissance et anticipation. Grâce à ce modèle, nos armées françaises sont aptes à réagir sur tout le spectre des menaces : sur terre, en mer, dans les airs, dans l’espace et désormais, dans le cyberespace. Notre modèle est aujourd’hui en cohérence étroite avec la situation sécuritaire globale et les ambitions de notre pays. Il a fait et continue à faire la preuve de son efficacité.

Pour autant, vous le savez, nos armées sont confrontées depuis plusieurs années à une situation de forte tension, sous l’effet combiné d’un niveau d’engagement très élevé s’inscrivant dans la durée – 30 000 soldats en posture opérationnelle, de jour comme de nuit, depuis plus de deux ans – et d’un contexte budgétaire compliqué. Ce grand écart n’est pas tenable, je suis désolé de devoir vous le dire avec force ! Notre liberté d’action en souffre. Ainsi, je suis de plus en plus souvent contraint de reporter ou d’annuler certaines opérations, faute de moyens disponibles. La dépendance vis-à-vis de nos alliés, notamment américains, touche ses limites parce qu’eux aussi doivent faire face au durcissement de la situation et à la multiplication des priorités.

Le système a en outre été fragilisé par le processus qui, entre 2008 et 2014, a affecté la totalité des composantes de nos armées, directions et services : le nombre de militaires est passé de 241 000 à 203 000 et l’organisation territoriale des armées a été repensée de fond en comble, principalement selon une logique d’efficience économique et de réduction des dépenses publiques. Depuis 2008, cinquante formations de l’armée de terre, dix-sept bases aériennes, deux bases aéronavales et vingt bâtiments ont été supprimés.

L’impact de ces réformes, menées dans un laps de temps très court, se fait sentir. Faut-il le rappeler ? Le ministère de la Défense a été le plus important contributeur de la révision générale des politiques publiques (RGPP). Le modèle s’est alors contracté autour d’un cœur de métier minimaliste, fragilisant du même coup sa cohérence d’ensemble, au moment même où il était davantage sollicité. Lorsque les engagements sont en hausse et le budget, en baisse, j’appelle cela un grand écart. À ceux qui en douteraient, je le dis et je le répète : on a déjà donné, on a déjà tout donné. Il faut maintenant revivifier notre modèle, ce qui, d’ailleurs, n’exclut pas de poursuivre notre transformation permanente et nos réformes de structure pour être toujours plus efficients. Je souscris à la feuille de route qui a été envoyée par la ministre des Armées au Premier ministre en ce sens.

Telle est l’ambition que nous nourrissons, avec les trois chefs d’état-major d’armée, derrière notre ministre des Armées, Mme Parly, afin que nos armées puissent continuer à assurer leur mission de protection de la France et des Français à l’horizon 2025. Je dois m’en porter garant.

La voie est tracée, selon deux axes : l’un pour gagner et l’autre, pour ne pas perdre. C’est notre projet « Cap 2025 ». Le premier axe, pour « gagner », est celui de la remontée en puissance. Nous n’avons pas d’autre choix. Le second axe, tout aussi important, qui doit nous permettre de « ne pas perdre », est celui de l’amélioration des conditions de vie quotidienne des militaires qui ont eu à souffrir, ces dernières années, de l’apparition de nouvelles fragilités, souvent méconnues. C’est plus largement celui du moral de nos militaires et de leurs familles, dont je suis également le garant.

Le premier axe, celui de la remontée en puissance, poursuit trois priorités. La première consiste à régénérer le modèle, en revenant, au plus vite, sur les lacunes capacitaires les plus pénalisantes, c’est-à-dire sur celles qui menacent directement les aptitudes-clés des armées et qui compromettent dès aujourd’hui la réussite de nos opérations. Concrètement, sur le terrain, le manque d’hélicoptères, de drones ou d’avions ravitailleurs a des conséquences lourdes sur la manœuvre générale : report d’opérations, rupture de permanence, opportunités non saisies, prévisibilité accrue. Il ne s’agit là que d’un exemple parmi d’autres. Pour gagner, il nous faut aussi des gilets pare-balles rénovés, des stocks de munitions reconstitués et davantage de véhicules blindés pour protéger nos soldats. Je rappelle que 60 % de nos véhicules utilisés en opération ne sont pas protégés. Le blindage est le moins que l’on puisse demander et obtenir pour les hommes et les femmes de nos armées qui, eux, ne comptent pas leurs efforts. J’ai encore rapatrié trois blessés le week-end dernier.

Notre deuxième priorité est d’aligner les contrats opérationnels sur la réalité des moyens que nous engageons en opérations, aujourd’hui, considérant, je vous l’ai dit, que le niveau de menace ne diminuera pas dans les années qui viennent. Il faut savoir que nos engagements actuels dépassent d’environ 30 % les contrats détaillés dans le Livre blanc. Les nouveaux contrats devront prendre en compte les effectifs nécessaires, le maintien en condition et la préparation opérationnelle. En 2016, 50 % des rotations des unités de l’armée de terre dans les centres d’entraînement ont été annulées. Les pilotes ont volé en moyenne 160 heures – dont 100 en opération, c’est-à-dire pas à l’entraînement  –, au lieu des 180 heures normées. L’entraînement à la mer de la marine a baissé de 25 %. Une telle contraction du temps et des moyens dévolus à l’entraînement est source de vulnérabilités, auxquelles il convient de mettre un terme sans attendre. C’est le chef de guerre qui vous le dit : à la guerre, toute insuffisance se paie « cash » parce qu’en face, l’ennemi ne s’embarrasse pas de procédés.

Enfin, notre troisième priorité est de préserver l’indispensable crédibilité de la dissuasion nucléaire par le renouvellement de ses deux composantes, océanique et aéroportée. Pour être soutenable, l’effort nécessaire doit être lissé sur les quinze prochaines années. Je rappelle que le flux annuel passera de 3,9 milliards d’euros en 2020 à six milliards d’euros en 2025.

J’en arrive à notre second axe. Après celui de la remontée en puissance, celui de l’amélioration de la vie quotidienne du soldat, selon deux priorités : le soutien et la condition du personnel.

Notre première priorité est d’assurer un ajustement du soutien, pour permettre au modèle d’absorber l’intensification du rythme d’engagement de nos forces. Les pistes d’amélioration sont nombreuses. Ainsi, l’infrastructure – priorité des priorités – souffre depuis plusieurs années d’un déficit récurrent de ressources budgétaires qui affecte nos conditions de travail et ne nous permet plus de garantir des conditions décentes de logement aux soldats, marins et aviateurs professionnels qui sont nombreux à loger dans nos bases ou à bord de nos bâtiments. On ne peut plus, par exemple, laisser des maintenanciers réparer leurs véhicules dans des hangars à 2 °C, comme encore cet hiver à Belfort : je ne peux pas regarder les gens droit dans les yeux et les laisser dans ces conditions ; il en va de ma crédibilité !

Je pense plus généralement à tout ce qui complique la vie des militaires au quotidien : les démarches administratives, la complexité des procédures d’expression de besoins et les délais de réservation de moyens. Il convient probablement de renforcer l’unicité du commandement, actuellement divisé en une multitude de silos indépendants à la suite des différentes réformes du soutien engagées depuis 2008.

Notre deuxième priorité tient à l’amélioration de la condition du personnel dans tous les aspects de la vie du militaire : sa famille, sa rémunération et son logement. En ce domaine, nous ne pouvons différer les mesures concrètes. Nos armées sont composées à 63 % de contractuels. À l’horizon 2025 – date à laquelle le budget de la défense devrait atteindre la cible de 2 % du PIB –, une majorité d’entre eux aura déjà quitté l’institution. C’est donc dès 2017-2018 que l’effort doit être fourni ! Les familles, elles aussi, attendent un geste. Elles souffrent de l’absence accrue de leur conjoint et de l’imprévu. À cela s’ajoutent des difficultés d’accès à l’emploi ou au logement, notamment en région parisienne, où de jeunes officiers et sous-officiers n’ont pas les moyens de se loger ! J’ai eu directement connaissance la semaine dernière d’une dizaine de cas : on ne va pas continuer comme cela et attendre 2025 ! Ces difficultés sont supportées par des familles, dont la confiance a été par ailleurs sérieusement fragilisée par la crise consécutive à l’utilisation du système de paie Louvois. Sur ce plan, nous ne sommes toujours pas sortis de cette difficulté même si le début de la mise en place du programme Source-Solde est annoncé à compter de 2018.

Deux enjeux sous-tendent cette préoccupation : le moral et la fidélisation de nos militaires. Il s’agit également d’une question de reconnaissance à l’égard du travail remarquable qui est accompli, en toute discrétion, par les hommes et les femmes de nos armées, civils et militaires, d’active et de réserve.

Ces deux axes – remontée en puissance et amélioration du quotidien – ne pourront être menés à bien que s’ils sont soutenus par un effort budgétaire sensible et rapide.

J’en arrive donc à ma deuxième préoccupation : obtenir des moyens financiers en cohérence avec notre projet. C’est tout l’objet de la trajectoire budgétaire qui doit nous amener à l’objectif fixé par le président de la République : 50 milliards d’euros courants, hors opérations extérieures (OPEX) et hors pensions, en 2025. Se dessinent devant nous trois horizons temporels.

Le premier correspond à la fin de gestion 2017 qui doit absolument être préservée. En opérations extérieures comme sur le territoire national, nos armées assurent la sécurité des Français au quotidien, dans des conditions souvent très difficiles. Comment imaginer ne pas leur donner les moyens nécessaires pour remplir leurs missions ? Les exécutions budgétaires ont été préservées en 2015 et 2016. Cela doit être le cas également en 2017, car les armées ne sont pas moins sollicitées, loin s’en faut.

Le deuxième horizon de très court terme est celui de la loi de finances pour 2018. Cette première marche est essentielle. Je ne suis pas un lapin de six semaines : je sais bien que, si l’objectif de 50 milliards est fixé à 2025 et que la courbe d’évolution du budget démarre très bas, l’élévation de cette courbe ne se produira qu’en fin de période. Nous connaissons la ficelle de cette « remontée tardive » et l’avons déjà expérimentée sous les deux quinquennats précédents.

En ce qui concerne la loi de finances pour 2018, l’équation est simple. Après mise sous contrainte, le socle budgétaire ressort à 34,8 milliards d’euros, dont 32,8 milliards ouverts en loi de finances initiale auxquels il faut ajouter, d’une part, le milliard d’euros décidé par le président Hollande lors du conseil de défense du 6 avril 2016 et correspondant aux besoins supplémentaires indispensables pour faire face à la menace terroriste – non-déflation de 18 750 effectifs et mesures afférentes en termes de fonctionnement et d’infrastructure – d’autre part ; plus 200 millions d’euros décidés ces derniers mois pour financer le service militaire volontaire, la garde nationale avec l’augmentation du nombre de réservistes et les mesures de condition du personnel. Ce socle de 34 milliards d’euros sera dépensé, quoi qu’il arrive. Enfin, il convient d’y ajouter les besoins supplémentaires apparus depuis le 6 avril 2016 : 600 millions d’euros pour soutenir le surcroît d’engagement de nos forces et atténuer le sous-dimensionnement chronique de certains soutiens, dont l’infrastructure et enfin, 200 millions d’euros pour renforcer à très court terme la protection de nos hommes, à titre individuel et pour les équipements – Au total, il convient de bâtir d’emblée sur des bases saines une trajectoire de remontée en puissance pour consolider notre modèle.

Le troisième horizon de court terme est la loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025. Elle doit être celle de la régénération et de la projection vers l’avenir. L’ordre de grandeur de l’effort à consentir est d’ores et déjà connu : il s’élève globalement à deux milliards d’euros supplémentaires par an à périmètre constant, hors opérations extérieures et hors pensions. Compte tenu de l’urgence, la LPM doit être votée au plus tôt, c’est-à-dire avant le 14 juillet 2018, pour intégrer comme première annuité le projet de loi de finances 2019. Je rappelle que sous les deux quinquennats précédents, il aura fallu environ deux ans pour que la LPM soit adoptée.

Voter la LPM au plus tôt suppose évidemment de disposer d’une revue stratégique sur la défense et la sécurité nationale dès la fin de l’été. Nous n’avons pas besoin d’un document de politique générale très détaillé, mais bien d’un document de référence concis, opérationnel et directement exploitable, qui trace le cap politique de la remontée en puissance. Cette préoccupation a été entendue par le président de la République. Les travaux, dont l’horizon est fixé au 1er octobre, sont lancés. La première réunion du comité de rédaction de la revue stratégique, présidé par M. Arnaud Danjean s’est tenue vendredi dernier.

À plus long terme se pose la question du modèle 2030. Les travaux stratégiques et budgétaires que je viens de citer tendent à bâtir un modèle d’armée complet, adapté au contexte sécuritaire tel qu’il est envisagé à quinze ans. Nous, les militaires, sommes aussi contraints d’être dans le temps long : commander, c’est prévoir.

Vous l’aurez compris, la première marche de 2018 et la LPM 2019-2025 sont absolument essentielles.

Je rappelle pour terminer que la souveraineté économique ne s’oppose pas à la souveraineté de défense, bien au contraire. Reste qu’il faut trouver entre les deux une voie juste et équilibrée. Le coût du renoncement serait potentiellement très élevé. Comme chef d’état-major des armées, je ne vois pas d’autre alternative que celle du désengagement opérationnel inéluctable, par manque de moyens. Se résoudre à l’option du désengagement ne se résume pas à la seule décision de quitter un théâtre d’opération. Se désengager, c’est choisir en réalité quel dispositif, intérieur ou extérieur, alléger. C’est décider quel théâtre quitter alors que les opérations qui y sont conduites contribuent à notre sécurité. C’est accepter de peser de façon moins déterminante sur la protection des Français. C’est laisser à d’autres le soin d’influer sur les grands équilibres internationaux. En un mot, ce serait revoir nos ambitions à la baisse, au moment même où de très nombreux États, déraisonnables pour certains, aspirent à faire entendre leur voix dans le concert des nations. Une telle décision serait respectable, mais il faut que, politiquement, les choses soient claires.

Choisir le désengagement, c’est aussi prendre le risque d’une profonde incompréhension chez ceux – dont je suis le porte-parole – et qui, au quotidien, dans nos armées, cherchent avec constance et volonté à surmonter les difficultés pour assurer le succès de la mission qui leur a été confiée. Ils le font parfois au péril de leur vie. Imaginez le poids qui pèse sur les familles quand le père, le mari, l’épouse partent sans savoir s’ils reviendront, ni dans quel état. C’est là une nouveauté depuis trois ans qu’il faut prendre en compte. L’état d’esprit des militaires a changé. Nous pouvons être fiers de ce qu’ils font – je le suis – et de ce qu’ils sont. Comme le disait Clemenceau : « Ils ont des droits sur nous ».

Mesdames et Messieurs les députés, pour conclure, vous le voyez, nous sommes entrés dans des temps difficiles et incertains ; nous sommes entrés dans le temps de la décision et du courage où se jouent ensemble la sécurité et l’avenir du pays. Chaque époque a ses difficultés. L’esprit de défense, « premier fondement de la sécurité nationale », selon les termes du Livre blanc de 2013, nous est nécessaire. Dans deux jours, lors de la fête nationale, nous aurons l’occasion, une fois de plus, de constater que cet esprit est bien vivant et partagé par la très grande majorité de nos concitoyens. Dans les temps qui sont les nôtres, il est important qu’il se manifeste tous les autres jours de l’année par un soutien sans faille. Votre commission jouera, je le sais, un rôle déterminant en la matière. Vous pouvez compter sur mon engagement personnel, ma totale loyauté et ma détermination, que je pense que vous avez mesurés. Je nous sais tous ici habités par une seule ambition : le succès des armes de la France, au service d’une paix d’avance ! (Applaudissements sur tous les bancs.)

M. le président. Je vous remercie, Mon général, pour ce tour d’horizon franc et complet de l’état et des perspectives de nos armées, et des difficultés qu’elles rencontrent dans leurs engagements. La spontanéité avec laquelle votre intervention vient d’être applaudie montre combien les députés de notre commission et la représentation nationale dans son ensemble sont fiers du travail qu’accomplissent nos armées, vos soldats, vos officiers. Nous sommes pleinement solidaires de nos soldats engagés dans les missions que leur demande l’autorité politique.

M. Guillaume Gouffier-Cha. Merci pour votre franchise, Mon général. Vous avez d’avance répondu à ma principale question, qui portait sur l’annulation de crédits annoncée pour un montant de 850 millions d’euros : votre réponse, elle n’est pas tenable et nous en avons tous conscience, étant donné les besoins croissants de nos armées au cours des dernières années. Quelles seraient néanmoins les conséquences concrètes d’une telle réduction de crédits dès cette année ? Quels programmes s’en trouveraient supprimés ? Quelles en seraient par exemple les incidences sur le programme Scorpion, qui a été accéléré ces derniers mois ? Quel en serait l’impact sur le matériel et sur certaines opérations ?

D’autre part, le ministre de l’Action et des Comptes publics a tenu des propos pouvant être jugés ambigus sur le financement des opérations extérieures. Y a-t-il lieu de s’inquiéter du financement interministériel de ces opérations ?

M. Yannick Favennec Becot. Dans le contexte de guerre globale que nous connaissons et compte tenu du fait que les guerres modernes imposent de posséder et de maîtriser pleinement des technologies toujours plus pointues, qu’il s’agisse de cybercapacités, de satellites, d’avions ou de drones, nous devons nous garder d’affaiblir notre capacité à nous protéger et à riposter. Aussi notre action, notamment en matière de cyberdéfense, doit-elle plus que jamais être renforcée. Notre pays doit donc se doter des moyens financiers et humains lui permettant de poursuivre et d’accentuer l’action engagée par un mode de gouvernance adapté aux menaces. Lors de votre audition par cette même commission en février dernier, Mon général, vous indiquiez que le mode de gouvernance actuel fonctionne tout en soulignant « l’excellente coopération entre les différents acteurs : l’industrie, la direction générale de l’armement (DGA), les armées, le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), l’état-major des armées, les services de renseignement ». Vous précisiez à cette occasion que « ce serait une erreur de vouloir créer une quatrième armée de la cyberdéfense ». Pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous ne croyez pas à une armée de forces spécialement chargées de la cyberdéfense et nous indiquer comment l’État doit selon vous accompagner les armées dans les actions qu’elles conduisent dans ce domaine ?

M. André Chassaigne. Vous venez de « sortir la Grosse Bertha », Mon général ; je me contenterai d’une intervention de grenadier voltigeur, la commission étant contrainte, faute de temps, de se livrer à une guerre de mouvement. Vous nous avez bien expliqué que la réduction de crédits de 850 millions d’euros concernait en réalité un changement de périmètre budgétaire ; autrement dit, des dépenses auparavant imputées sur d’autres ministères échoiront désormais directement au ministère des Armées. Qu’en est-il ?

D’autre part, vous avez sans doute insuffisamment insisté sur certains points. L’engagement des militaires dans l’opération Sentinelle, tout d’abord : ils sont actuellement sept mille hommes, à quoi s’ajoutent trois mille hommes en alerte, alors que le Livre blanc n’en prévoyait que trois mille en tout et pour tout. Quelle appréciation portez-vous sur l’efficacité de cette mission qui, bien qu’elle soit censée concourir à la sécurité des Français, pèse sur nos forces armées ? Sera-t-il nécessaire de maintenir une telle disponibilité lors des prochains arbitrages budgétaires ?

J’en viens à la montée en charge des réservistes de la garde nationale. Ils étaient 63 000 en 2016, sont 72 000 cette année et seront 85 000 en 2018, ce qui permettra de déployer chaque jour quelque 9 250 réservistes sur le terrain. Où en est leur recrutement ? Jugez-vous l’enveloppe de 113 millions d’euros, prévue en loi de finances pour 2017, suffisante pour répondre aux besoins, sachant que l’armée forme ces réservistes et les entraîne au maniement des armes pendant vingt à trente jours ? Faut-il leur affecter de réels moyens spécifiques ?

Vous dressez par ailleurs le tableau d’une surutilisation de nos capacités, qui sont au bord de la rupture. Quelle appréciation faites-vous des capacités publiques de maintenance du matériel, en particulier du maintien en conditions opérationnelles (MCO) dans les ateliers industriels de l’aéronautique – comme celui de Clermont-Ferrand ?

Enfin, vous avez beaucoup insisté sur l’Europe de la défense, sans toutefois rappeler suffisamment que nos opérations extérieures en Afrique concourent à la défense de l’Europe dans sa totalité. Quel impact aura selon vous le Brexit sur la construction d’une Europe de la défense et sur les moyens européens en matière de défense, dont vous nous avez dit qu’ils reposaient sur la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ?

M. Joaquim Pueyo. Comme à l’accoutumée, Mon général, vous avez été tonique et franc, et je vous en remercie. Alors que le budget cumulé prévu par la loi de programmation militaire pour 2014-2019 s’élevait à 190 milliards d’euros en cumulé, vous vous étiez déjà inquiété de son insuffisance. Or, il me semble que M. le ministre chargé des comptes publics a annoncé trop rapidement une réduction des dépenses de 850 millions d’euros : au moins aurait-il dû d’abord rencontrer la ministre des Armées et tenir compte de vos besoins, que nous connaissons et qui, pour 2018, sont substantiels.

Si le budget de la défense n’atteint pas le montant que vous souhaitez, le programme Scorpion – un programme essentiel à nos équipements militaires lancé le 5 décembre 2014 au terme de longues discussions – serait-il remis en cause ?

D’autre part, dans le rapport que Mme Marianne Dubois et moi-même avons rédigé sur le service national universel, nous avions écarté toute hypothèse de service national obligatoire. En revanche, nous avions recommandé de renforcer la réserve opérationnelle, ce à quoi l’état-major était favorable. Que pensez-vous de la proposition visant à instituer un service national obligatoire d’un mois ? N’est-ce pas le moment opportun pour indiquer que c’est financièrement impossible, et que les crédits nécessaires seraient plus utilement consacrés aux forces armées ?

Général Pierre de Villiers. Permettez-moi de revenir sur l’annulation de 850 millions d’euros de crédits en gestion 2017 qu’a annoncée M. Darmanin par voie de presse. Que les choses soient claires : il s’agit d’annulations alors qu’à l’heure actuelle, les crédits ont été gelés à hauteur de 2,7 milliards : 1,6 milliard au titre de la réserve de précaution, 715 millions de report de crédits et 350 millions de surgels. Le ministre des Comptes publics a donc cette fois annoncé une annulation de 850 millions d’euros sur la base du montant du budget total, soit 32,8 milliards, et l’ouverture simultanée d’un décret d’avance de 650 millions d’euros hors pensions, c’est-à-dire au titre du programme 178 « Préparation et emploi des forces ». Reste donc un delta net de 200 millions d’euros. Il m’est un peu délicat de parler de ceci ce matin, dans la mesure où le président de la République n’a pas encore rendu son arbitrage : il le fera certainement demain soir à l’occasion du discours qu’il prononcera à l’hôtel de Brienne.

Quoi qu’il en soit, avant d’envisager les conséquences possibles d’une telle annulation de crédits, il m’importe d’abord de savoir si elle ne sera pas suivie en fin d’année d’autres annulations. Autrement dit, pour garantir le fonctionnement des armées, l’exécution budgétaire de fin d’année ne doit pas être inférieure aux montants inscrits en loi de finances initiale, sans quoi nous nous trouverions dans une situation insoutenable. En outre, aucune autre annulation ni aucun gage ne doivent être décidés d’ici au 31 décembre. Puis le reliquat du surcoût des opérations extérieures – de l’ordre de 300 millions d’euros environ – devra être couvert en fin d’année. Ensuite, il faudra déterminer le niveau du report de charge consenti ; je rappelle qu’en 2016, il s’établissait à environ trois milliards d’euros. Enfin, quid des reports de crédits de 715 millions d’euros : seront-ils reportés sur 2018 ou engagés et ouverts ?

En résumé, la gestion des crédits pour 2017 doit être appréhendée globalement. Il est encore impossible de formuler des avis trop tranchés sur cette question, et c’est pourquoi je n’ai pas évoqué l’annulation de 850 millions d’euros de crédits. En effet, j’attends d’une part que les arbitrages soient rendus, d’autre part de connaître les conditions qui entoureront cette annulation. En outre, la fin de gestion 2017 conditionnera le projet de loi de finances pour 2018, ne serait-ce que pour déterminer le niveau des reports de crédits et des reports de charges.

J’en viens au financement des opérations extérieures. Le Gouvernement a eu l’idée judicieuse – à laquelle je souscris – de rehausser la provision consacrée au surcoût des OPEX, actuellement fixée à 450 millions d’euros, à un niveau réaliste – disons de l’ordre d’un milliard d’euros. Je rappelle qu’au cours des deux dernières années, le surcoût des OPEX et des missions intérieures s’est élevé en moyenne à 1,3 milliard, alors que la provision s’établissait à 450 millions. Le complément est couvert en cours de gestion par un montage interministériel quelque peu acrobatique selon des clefs de répartition par ministère – ce qui ne constitue pas un mode de gestion sincère. Pour que le budget soit sincère, il faudrait rehausser la provision dédiée aux OPEX. Gardons-nous de l’augmenter brutalement en 2018, car les armées s’en trouveraient démunies ; en revanche, je ne suis pas opposé à une montée en charge progressive.

Pour 2018, je vous ai indiqué l’équation suivante : un socle budgétaire de 34 milliards, et des besoins minimaux en matière de protection. Ajoutons-y une première augmentation de la provision consacrée au surcoût des OPEX et les ressources exceptionnelles, qui devraient atteindre 150 millions d’euros en 2018 en application de la précédente loi de programmation militaire. Il ne faut pas oublier, toutefois, d’y intégrer la fin de gestion de l’année en cours, notamment les reports de charges et de crédits. Autrement dit, notre premier horizon temporel est celui des deux années 2017 et 2018, l’horizon suivant est celui de la loi de programmation militaire pour 2019-2025. Vient enfin le temps du modèle 2030, compte tenu des délais nécessaires pour renouveler les équipements.

Pourquoi ne faut-il pas de quatrième armée de cyberdéfense ? La raison est simple : une armée, c’est une culture dans un milieu. Les unités des forces spéciales – les commandos marine, les commandos parachutistes de l’air, la brigade des forces spéciales de l’armée de terre – sont rattachées organiquement à leur armée respective. Pour ce qui est des opérations, elles relèvent toutes du commandement des opérations spéciales. L’idée est donc de préserver la cohérence organique des armées. Cela fonctionne bien et selon notre culture, et de constituer un commandement de cyberdéfense, à l’image des forces spéciales, qui regroupe ceux que nous appelons les « combattants numériques ». Nous avons pris la mesure de l’importance de ce domaine depuis un certain temps – c’est tout à l’honneur de la France. Dès 2008-2009, l’intuition d’investir dans ce domaine était bonne. Les moyens, à la fois humains et matériels ont été maintenus depuis, et ce, tout au long des différents quinquennats. Le dialogue est excellent entre la plateforme de la DGA à Bruz et les industriels concernés car, sur ces sujets sensibles, nous devons préserver notre autonomie industrielle. Le dialogue avec les armées est également satisfaisant, le commandement cyber relevant du chef d’état-major des armées tel qu’il a été désigné voici quelques mois. En clair, le système fonctionne bien, permet de conduire des opérations de qualité et garantit notre compétitivité.

J’ajoute que la cyberdéfense comporte deux dimensions. La dimension défensive, d’une part. Elle relève du cadre interministériel et de l’agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), qui dépend du SGDSN. La dimension opérationnelle, d’autre part, qui recouvre la contre-influence et la « guerre cyber ». Elle est pilotée par le ministère des Armées. Cette organisation fonctionne bien et une quatrième armée n’est donc pas nécessaire. Il faut toutefois poursuivre nos efforts, car nous serions dépassés à la moindre baisse de régime. Dans ce domaine comme dans le secteur numérique, les mutations sont très rapides et nous devons être en mouvement permanent. Les effectifs doivent poursuivre leur montée en puissance. Nous devons former en permanence et fidéliser ces personnes très spécialisées. C’est tout un modèle de gestion des ressources humaines au niveau de l’État qu’il faut ériger, et je sais le président de la République très sensible à ces sujets. Une revue stratégique sera sans doute bientôt lancée à ce propos. En somme, la cyberdéfense est essentielle.

La question du rapport entre l’efficacité et le poids de l’opération Sentinelle est pertinente ; elle est mon souci. Je rappelle que nous avons augmenté de onze mille hommes la force opérationnelle terrestre, à effectifs militaires constants – en dégraissant les soutiens, en quelque sorte. Nous sommes d’ailleurs allés un peu loin dans ce domaine. C’est à ce prix que nous pouvons maintenir ce seuil de sept mille hommes en permanence sur le territoire national. Je vous ai dit vouloir davantage de modularité pour privilégier les missions et non les postures statiques, ce qui nous donnerait plus de souplesse, afin que le dispositif soit moins pénalisant en termes d’effectifs.

En tout état de cause, l’opération Sentinelle est efficace. Sans l’intervention de la patrouille Sentinelle qui a abattu le terroriste à Orly, il se serait produit un drame. Le trinôme fut héroïque : ceinturée par le terroriste, la jeune femme est parvenue à se dégager pour que son camarade puisse abattre l’individu sans la toucher, tout cela les yeux dans les yeux, à très courte portée, comme c’est souvent le cas avec les terroristes – voilà la réalité de ce combat. Pour réagir de cette manière, il faut des gens courageux, et cela ne s’improvise pas. C’est une des raisons pour lesquelles nos alliés, notamment les Américains, nous admirent. Au Louvre, de la même manière, imaginez le désastre qui se serait produit si nous n’avions pas tiré : le terroriste, se dirigeait vers la clientèle.

Depuis la création de la force Sentinelle, nos soldats ont ouvert le feu à cinq reprises ; à chaque fois, de façon maîtrisée et efficace. Je note que cette opération extrêmement exigeante nécessite des professionnels de très haut niveau. Encore une fois, nos alliés nous observent avec admiration, et parfois quelque étonnement, tant il est vrai que ce dispositif est singulier. En somme, j’estime que notre dispositif, déployé en janvier 2015, est bon, mais qu’il faut le faire évoluer dans la direction que j’ai indiquée.

S’agissant du nombre de réservistes, nous sommes « sur le trait », notamment pour ceux qui, en posture permanente et dans la force Sentinelle, sont mobilisés pour la défense du territoire ; la durée de mobilisation passera de trente à trente-six jours – je vous passe les détails. En termes budgétaires, en revanche, nous ne sommes plus sur le trait : je serai peut-être contraint d’interrompre ce dispositif si je ne dispose pas du budget nécessaire, en l’occurrence les 200 millions d’euros affectés au service militaire volontaire, à la garde nationale et à la condition du personnel.

Le MCO aéronautique demeure – soyons clairs – un chantier du quinquennat qui débute. Je ne suis pas ici pour vous « vendre » des armées idylliques en prétendant que tout est parfait ; s’agissant du MCO aéronautique, donc, il reste beaucoup de travail à effectuer, aux différents niveaux techniques d’intervention, avec les industriels et tous les acteurs étatiques. Concernant le MCO du Rafale par exemple, qui fut le chantier du quinquennat précédent, nous avons accompli d’énormes progrès, au point que le taux de disponibilité de ces appareils est désormais sans commune mesure avec celui d’il y a cinq ans. Il faut maintenant s’attacher au MCO des hélicoptères.

Pour ce qui est des conséquences du Brexit sur l’Europe de la défense. Il y a là un paradoxe : plus les Britanniques s’éloignent de l’Europe, plus ils se raccrochent à l’accord de Lancaster House. Cet accord de défense conclu en 2010, sur le volet militaire duquel j’ai été étroitement associé depuis sept ans et auquel je crois, consiste en plusieurs programmes communs de coopération et, surtout, en un état-major conjoint avec une force interarmées non permanente pouvant compter jusqu’à dix mille hommes – la Combined Joint Expeditionary Force, ou CJEF – et disposant d’une véritable capacité interopérable de commandement et de systèmes d’information. Ce dispositif a été testé en 2016. Nous devons poursuivre dans cette direction. Paradoxalement donc, le Brexit est une occasion à saisir – c’est ainsi que je le vis en tant que chef d’état-major. Cela étant, la défense de l’Europe se fera sur la base des trois piliers que je vous ai indiqués : le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France, auxquels s’ajouteront ensuite, au cas par cas, d’autres pays, de manière flexible et en fonction de projets concrets et à géométrie variable. Quoi qu’il en soit, cette Europe existe déjà en opérations, et elle fonctionne plutôt bien. Là encore, nous n’avons pas le choix, car nous ne pourrons pas régler seuls les affaires du monde.

Il va de soi que le programme Scorpion est l’un des enjeux majeurs du combat budgétaire que nous menons avec Mme Parly. Il en va en effet de la protection des forces. Je rappelle que les véhicules de l’avant blindé (VAB), qui devraient être remplacés dans le cadre de Scorpion, ont en moyenne trente-cinq ans d’ancienneté. Si nous ne disposons pas des crédits nécessaires, nous devrons donc reporter ce programme, avec toutes les conséquences que cela entraînera. Il faut en effet tenir compte non seulement du programme à proprement parler, mais aussi de son environnement. Sans crédits, le programme Contact, par exemple, qui concerne les systèmes d’information – l’ancienne radio – ne pourra pas être déployé. Sans Contact, Scorpion ne pourra pas être mis en œuvre. Nos armées sont interdépendantes non seulement au combat, mais aussi en matière technologique. Le programme Scorpion n’est pas qu’un véhicule de combat, c’est un tout cohérent : il doit être doté de munitions, de pièces de rechange, mais aussi de ses systèmes d’information et servi par un conducteur et un tireur formés et entraînés. Encore une fois, sans budget, nous continuerons de retarder le programme Scorpion. Or, pouvons-nous encore nous permettre d’envoyer nos soldats au combat dans des VAB vieux de trente-cinq ans, dont vous imaginez le taux d’usure et le niveau de protection ? Je réponds non.

Pour conclure, la question du service national universel est d’ordre politique et je ne peux y répondre. Je dirai simplement deux choses : cette question est de nature interministérielle, et elle doit être examinée en toute étanchéité financière par rapport au modèle d’armée – car, comme vous l’avez sans doute compris, la charge qui pèse sur les armées est déjà très importante.

M. le président. En outre, ce service national universel n’entre pas dans le calcul de la part de 2 % du PIB réservée à la défense.

Général Pierre de Villiers. C’est exact. Sur le fond, en opération, dans les pays dans lesquels nous intervenons, pour gagner la paix, comme je vous l’ai dit, il nous faut garantir tout à la fois la sécurité et le développement. Le développement consiste notamment à donner de l’espérance aux jeunes. Ce qui vaut à l’étranger vaut aussi chez nous : pour éviter que les jeunes ne continuent à partir chez Daech, nous devons agir ! Je suis donc tout prêt à coopérer et à expliquer comment nous incorporons chaque année avec succès 25 000 jeunes qui représentent la nation tout entière, dans toute sa diversité – ils en sont même un panel parfait – et comment, en une année, nous parvenons à faire d’un jeune de valeur mais désespéré, un héros qui, sous le feu, va chercher son camarade « pour la France », selon ses propres mots. C’est extraordinaire ! Que viennent chercher les jeunes à l’armée ? L’autorité, la discipline, une famille, un cadre, la cohésion, le courage, des valeurs, le service de la France. Ce ne sont pas là que des mots : les jeunes eux-mêmes nous disent qu’ils entrent dans l’armée pour ces raisons, et pas seulement pour y trouver un métier ou une rémunération. Les choses ont bien changé, notamment depuis les attentats. Il faudra y réfléchir et en tirer les enseignements. Je suis naturellement prêt à participer à cette réflexion. Le modèle d’armée, cependant, doit être préservé de manière totalement étanche, car le service national universel n’est pas prévu, à périmètre comparable, dans le budget équivalant à 2 % du PIB.

M. Patrice Verchère. En 2015, Mon général, un rapport parlementaire faisait état de préoccupations concernant les stocks de munitions – question que vous avez rapidement abordée. Plusieurs milliers de munitions ont été tirés sur les différents théâtres d’opérations, notamment en Irak. Nous utilisons actuellement des missiles fournis par les Américains, avec des contraintes telles que notre autonomie de décision s’en trouve largement affaiblie. Où en sommes-nous ? Les stocks sont-ils réapprovisionnés ou est-il prévu de le faire et, le cas échéant, selon quel calendrier, étant entendu que cette question a également une dimension budgétaire ?

S’agissant précisément du budget, vous avez indiqué que le président de la République devrait faire des annonces demain. En tirerez-vous toutes les conséquences selon la nature de ces annonces ?

Quant à la question de l’islamisme radical, un autre rapport parlementaire publié l’année dernière faisait état d’une cinquantaine de cas de radicalisations – surveillés par la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) – dans l’armée française, comme il s’en produit aussi dans d’autres armées européennes. Comment repérez-vous et traitez-vous ces radicaux ?

Une question d’actualité, enfin : possédons-nous des sources françaises sur la supposée mort d’Al-Baghdadi, le chef de Daech, qui aurait été tué par les Russes ?

M. Alexis Corbière. Votre intervention, Mon général, a été très franche et a déjà répondu à certaines questions que je souhaitais, comme mes collègues, vous poser.

Si, comme vous l’indiquiez, votre propos ne ciblait pas précisément l’annonce d’une annulation de crédits de 850 millions d’euros, pensez-vous néanmoins que cette réduction pourrait entraîner des conséquences sur l’évolution de nos alliances stratégiques, et que nos alliances actuelles doivent être remodelées ? Comment interpréter la récente rencontre entre le président de la République et M. Poutine ? Vous avez eu des mots durs à l’égard du positionnement de certains États-puissances, mais cette rencontre n’offre-t-elle pas l’occasion de modifier certains de nos dispositifs ?

Je vous remercie aussi de votre franchise concernant Sentinelle – le jeune député que je suis en a été impressionné. Il n’est sans doute pas usuel que vous vous exprimiez avec tant de franchise et, à n’en pas douter, vous le faites avec, en arrière-pensée, le souhait que nous soyons à la hauteur du cri d’alarme que vous venez de pousser. Nul ici ne doute de l’héroïsme de nos troupes. Ne pensez-vous pas, cependant, que les opérations intérieures que vous nous avez décrites relèvent davantage des forces de l’ordre, et non de nos armées ? Il est bien normal que vous défendiez l’honneur de nos soldats mais, sur ce point et malgré votre franchise, il me semble que vous n’avez pas complètement répondu à la question qui vous était posée sur la pertinence du maintien de cette opération.

M. Louis Aliot. Je vous remercie, Mon général, pour cet exposé qui, à mon sens, a clairement établi les responsabilités de chacun pour l’avenir de la défense de la nation. Je ne doute pas que vos propos soient, pour l’essentiel, partagés par de nombreux députés.

Ma question est précise et porte sur la réserve civile. Certaines unités de police ont reçu des consignes très strictes liées à la réduction de l’enveloppe dédiée à la réserve qui porte sur les mois de juillet à octobre. Quelles conséquences concrètes cette réduction des effectifs entraînera-t-elle sur les forces de gendarmerie ? Se peut-il qu’elle ait des répercussions en termes de sécurité publique ?

M. Olivier Faure. Je vous remercie, Mon général, pour votre exposé passionnant qui vous a permis de rappeler quel était votre rôle. Vous connaissez aussi le nôtre : représenter les Français dans leur diversité géographique et politique, et contrôler l’action du Gouvernement.

Si vous avez sonné le tocsin, nous alertant sur la situation critique dans laquelle se trouvent nos armées, vous avez plutôt usé de l’euphémisme au sujet de la réduction de 850 millions de crédits annoncée hier. Or, pour éclairer notre décision et pour éclairer les Français, sans doute convient-il d’être plus précis. Je crois avoir compris que le programme Scorpion était menacé de report, ce qui fragiliserait nos troupes à terre. Pouvez-vous nous présenter l’intégralité des conséquences que vous anticipez déjà, afin de peser sur le débat ?

D’autre part, vous avez rappelé que vous êtes chargé des relations avec les armées de nos partenaires européens, et que l’effort de défense européen repose pour l’essentiel sur trois piliers – ce qui semble pour le moins curieux dans la mesure où ce que nous défendons au Levant et au Sahel relève non pas des valeurs et des intérêts strictement nationaux, mais européens. Quelles pistes envisagez-vous aujourd’hui avec vos partenaires ? À quoi vous semblent-ils prêts ? Je pense à la fameuse règle de Maastricht selon laquelle le déficit ne doit pas dépasser 3 % du PIB, qui nous impose de consentir des efforts supplémentaires alors même que les opérations de défense que nous conduisons au nom des autres sont incluses dans ce calcul. N’y a-t-il pas là matière à réflexion ? Ne convient-il pas de « détendre l’élastique » afin que la France respecte les critères tout en tenant compte des efforts disproportionnés qu’elle déploie par rapport à ses capacités et de ses engagements, qui sont autant européens que nationaux ?

Général Pierre de Villiers. À mon sens, le monde change sous nos yeux. La question des alliances est fondamentale. C’est une question éminemment politique. Je vous parle d’action militaire. Dans ce domaine nous sommes à la croisée des chemins, comme l’illustre la situation en Syrie. Sur quelques dizaines de kilomètres seulement s’y côtoient les forces turques, américaines, kurdes et russes, ainsi que l’armée syrienne, l’opposition syrienne modérée et Daech. La Syrie est un laboratoire des rapports de force et des tensions qui, au fond, proviennent de deux conflictualités distinctes, mais non disjointes, liée pour l’une au retour des États-puissances et pour l’autre à l’islam radical. La Russie, par exemple, joue un rôle dans le dossier ukrainien et dans le dossier syrien, où elle contribue à la lutte contre Daech. Nous devons en tenir compte, ce que nous avons fait dès la première réunion de la commission chargée de la revue stratégique, car l’évolution géostratégique a été importante depuis le dernier Livre blanc.

Peut-être n’ai-je pas été assez explicite concernant Sentinelle. Nous ne sommes pas les supplétifs des forces de l’ordre, qui font d’ailleurs très bien leur métier et avec qui nous travaillons de concert, mais un complément. L’ordre public n’est pas notre raison d’être, et nous n’en avons pas les capacités – nous ne disposons pas d’officiers de police judiciaire, par exemple. Tel est le principe de base. Nous apportons notre expérience et les savoir-faire acquis en opérations extérieures, face à des menaces et des actes de nature militaire que nous voyons peu à peu apparaître sur le territoire national. Pour ce faire, nous travaillons à renforcer notre mobilité pour mieux surprendre les terroristes. Cela demande de s’entraîner. L’armée de terre a ainsi expérimenté avec la gendarmerie une capacité de contrôle des flux arrière aux frontières visant à assurer une mobilité complémentaire entre les forces terrestres et la gendarmerie. Nous travaillons conjointement de la sorte sur plusieurs autres pistes.

Quoi qu’il en soit, nous conserverons toujours des trinômes en patrouille ici ou là. Cela contribue à dissuader l’adversaire. D’après les informations dont je dispose sur les terroristes, nous voir ne les rassure pas, car ils savent de quoi nous sommes capables. Ils sont conscients que nous n’hésiterons pas, comme ce fut le cas au Carrousel du Louvre, à Orly et ailleurs. Tout cela participe au maintien de la confiance du peuple français. La confiance, c’est essentiel pour une nation.

J’ai parfaitement conscience que cette opération pèse sur le moral des troupes et mon souci permanent reste de le préserver. Lorsqu’un soldat rentre de quatre mois de déploiement en opération extérieure pour enchaîner sur deux ou trois missions dans le cadre de l’opération Sentinelle, il est à nouveau durablement loin des siens ; cela ne saurait durer indéfiniment, et j’en suis bien conscient. D’où le besoin de modulation accrue pour notre dispositif. Précisons que l’augmentation des onze mille nouveaux effectifs n’est pas encore achevée, car le processus, depuis le recrutement jusqu’au plein caractère opérationnel, est long. Il reste encore beaucoup à faire. À ce stade, il me semble indispensable de faire évoluer l’opération Sentinelle mais je recommande la prudence sur le sujet : imaginez qu’un attentat grave survienne suite à la décision d’alléger Sentinelle…

S’agissant de la réserve, je vous l’ai dit : nous sommes « sur le trait ». Mais lorsque les crédits sont épuisés, nous cessons de recruter ; c’est aussi simple que cela. En cas d’annulation de crédits en 2017, nous serons peut-être amenés mécaniquement à des mesures de régulation.

Je ne peux guère vous en dire davantage sur les conséquences qu’aurait l’annulation de 850 millions d’euros de crédits, non pas parce que je cherche à éviter le sujet, mais parce que la décision n’a pas encore été officiellement prise par le président de la République. Attendons qu’elle le soit ; en attendant, j’ignore si nous appliquerons la batterie de mesures possibles, car cela dépendra, encore une fois, du niveau de report de charges et de crédits, de la manière dont cette annulation s’articulera avec d’autres annulations et gages dans le cadre de la gestion budgétaire globale et du niveau des opérations extérieures. Je dirai ceci : à l’évidence, le budget ne correspond pas à ce que j’avais demandé, et je pense que vous l’avez compris, ni à ce qu’a demandé la ministre des Armées. Cela étant dit, je ne peux guère vous apporter davantage de précisions tant que la décision n’est pas officiellement prise ; lorsqu’elle le sera, si elle devait l’être, votre président sera informé des mesures concrètes de décalage qui seront prises – puisqu’il faudrait procéder à des décalages, étant donné que je ne vois pas d’autre solution que de faire porter de telles demandes d’économies sur l’équipement des forces.

J’en viens à nos partenaires européens. Pour toutes sortes de raisons, le climat a changé depuis quelques mois. La Commission européenne parle désormais de la défense et des armées, un sujet qu’il lui était jusqu’ici délicat d’aborder. Le fonds européen de défense est une nouveauté intéressante.

Vous proposez de dégager l’investissement de défense du calcul du déficit public par rapport à la règle des 3 % du PIB. Je soutiens fermement cette mesure, mais je crois que mon soutien ne suffit pas… C’est un sujet exclusivement politique. Mes homologues européens savent toutefois, en toute objectivité, combien nous contribuons à la défense et à la sécurité de l’Europe. On entend déplorer çà et là que bien des choses vont mal en France. Soit, mais permettez-moi de vous dire ceci : nous avons la première armée d’Europe et elle est considérée comme telle lorsque je suis à Bruxelles. La France dispose de la deuxième armée de l’OTAN. En somme, la France est un grand pays quand elle le veut, et elle l’est aujourd’hui sur le plan militaire. J’ai donc, en tant que CEMA, un rôle dans cette dynamique européenne. L’automne dernier, nous sommes parvenus à réunir les Britanniques et les Allemands dans mon bureau, puis nous avons tenu une réunion du même ordre à Londres ! La prochaine réunion aura lieu à Berlin après l’été. Ce sont des signes ! Nous pouvons explorer d’innombrables pistes de coopération. Nous pouvons coopérer avec les Allemands en matière d’environnement des opérations et de capacités – intelligence, surveillance, reconnaissance (ISR), ravitailleurs, transport aérien, drones – ou encore de logistique et de sécurité et développement, car cette économie puissante peut nous aider. Ils participent à la formation des forces locales, dans le cadre de la mission européenne EUTM au Mali par exemple. Avec les Britanniques, notre coopération porte tout à la fois sur les opérations – j’ai mentionné la CJEF – mais aussi sur les programmes, le traité de Lancaster House ayant tracé de nombreuses pistes. On peut aussi envisager à l’avenir un programme de drone MALE européen avec ceux qui voudront nous rejoindre d’ici à 2025. Autrement dit, je suis persuadé qu’il y a des choses à faire, et je sens une dynamique meilleure qu’auparavant, en particulier avec l’Allemagne, dont je rappelle que la part du PIB consacrée à la défense passera de 1,2 % à 1,5 % en quatre ans, sachant que l’Allemagne a un PIB plus élevé que le nôtre et qu’elle n’assume aucune dépense liée à la dissuasion. C’est dire si, à périmètre équivalent, nous allons devoir nous accrocher pour ne pas être dépassés !

Un mot sur les munitions : les réductions décidées ces dernières années ont globalement porté sur les flux, celui de l’entretien programmé du matériel et de l’entretien programmé du personnel, celui des munitions et celui des infrastructures – comme toujours. Oui, il faut reconstituer le flux des munitions et nous ne pourrons pas attendre 2019 ou 2020 ! Nous avons beaucoup consommé et continuons de consommer beaucoup, et pour cause : on ne gagne pas la guerre sans munitions – un fait simple que l’on semble pourtant redécouvrir. Je ne vous donnerai pas de détails sur l’état des différents stocks, mais il n’est plus temps de discuter en termes budgétaires, car nous n’avons pas le choix. Je n’y peux rien ; c’est ainsi. Il faut agir dès 2018 pour plusieurs raisons : d’abord parce que nous sommes « au taquet », mais aussi parce qu’il s’écoule parfois beaucoup de temps entre la commande de la munition et le moment où elle peut être tirée. Les pièces des munitions sont en effet fabriquées dans différents lieux et pays. Au fond, la France a redécouvert la guerre. Or, il n’est pas aisé de relancer une chaîne industrielle, surtout de manière accélérée. Nous devons être en mesure de disposer de stocks de munitions suffisants. Je ne le demande pas pour ennuyer tel ou tel, mais parce qu’encore une fois, c’est ainsi : on ne gagne pas la guerre sans munitions suffisantes.

M. le président. Je vous remercie. Nos collègues avaient encore de nombreuses questions à vous poser, mais nous en aurons d’autres occasions. (Applaudissements sur tous les bancs.)

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