Le 26 août 2014, l’économiste Jacques Attali a remis au Président de la République française un rapport sur le potentiel économique de la francophonie. Cette étude qui avait été demandée par le ministère de l’Économie en avril, est destinée à alimenter les réflexions du XVème sommet de la Francophonie qui se tiendra à Dakar les 29 et 30 novembre 2014 et, plus largement, à mieux mesurer le poids de la francophonie dans l’économie mondiale et identifier les secteurs porteurs où la francophonie est créatrice de valeur.
Selon le texte rendu publique sur le site du ministère des Affaires étrangères (ci-dessous), le nombre de francophones dans le monde devrait passer d’environ 230 millions aujourd’hui à 770 millions en 2050, ce qui constituerait le quatrième espace géopolitique linguistique et, surtout, le seul avec l’anglophone à être présent sur tous les continents. Ces chiffres doivent être abondés de tous ceux qui sont francophones dans des pays non-francophones, c’est-à-dire plus de 100 millions d’apprenants et un million de professeurs de français dans le monde, donc de très nombreux « francophilophones » qui sont des « trésors pour l’avenir de la France ».
Dans les prochaines années, la progression du français sera principalement due à la montée en puissance des francophones d’Afrique (Maghreb et Afrique noire, en particulier les pays d’Afrique de l’Ouest), sous la double influence de la démographie et des progrès de la scolarisation. Certains dirigeants plus éclairés que d’autres, par exemple le Roi du Maroc, ont bien pris en compte les évolutions géopolitiques et compris que le grand acteur du XXIème siècle pourrait être l’Afrique, davantage encore que la Chine. Une Afrique qui révèle un potentiel de croissance considérable aussi bien sur le plan économique que culturel. C’est dire l’importance qu’il convient d’accorder à ce continent qui doit être une priorité absolue pour la diplomatie française, en liaison avec des partenaires traditionnels comme le Maroc, et pour les instances de la francophonie qui y est particulièrement bien représentée.
La francophonie, moteur de croissance durable
Le rapport de Jacques Attali souligne l’opportunité économique majeure que la francophonie constitue pour la France et ses partenaires francophones, dans un monde où la concurrence globale impose d’organiser les solidarités linguistiques. Il met l’accent sur le fait que les pays qui ont une langue en partage tendent à accroître leurs échanges de biens et de services dans de fortes proportions. Sur ce point, les enjeux sont immenses. En effet, l’ensemble des pays francophones (la soixantaine d’Etats et gouvernements membres de l’Organisation international de la francophonie, OIF) représentent 16 % du PIB mondial, connaissent un taux de croissance de 7 % et détiennent près de 14 % des réserves minières et énergétiques. Trois évolutions majeures pourraient accélérer la croissance économique des pays francophones d’ici à 2050 : le nombre de francophones devrait considérablement augmenter ; le besoin en infrastructures et l’accélération de la diffusion des technologies de l’information et de la communication (TIC) pourrait porter la croissance des pays francophones ; le développement des nouvelles technologies pourrait accélérer leur développement (paiement mobile, e-santé, big data, etc.).
Certes, la francophonie ne se résume pas à la seule France, mais c’est bien elle qui est la principale puissance de cet ensemble et doit être sa locomotive. Dans le cadre d’une politique d’attractivité, tout doit donc être mis en œuvre pour renforcer la communauté francophone dans le monde, au service d’une croissance mutuellement bénéfique. A cette fin, Jacques Attali avance 53 propositions pour faire de l’appartenance à la francophonie un atout économique pour le XXIème siècle.
Ces propositions sont regroupées autour de sept axes :
- Augmenter l’offre d’enseignement du et en français, en France et partout dans le monde. En développant l’accès à l’éducation française et à des manuels génériques par exemple. Jacques Attali évoque aussi la création d’un grand groupe privé d’écoles en français dont tout prouverait qu’il serait rentable.
- Etendre l’aire culturelle francophone en assurant la promotion du cinéma francophone et en instituant un quota de films francophones.
- Cibler sept secteurs clés liés à la francophonie, pour maximiser la croissance de la France et des autres pays francophones. Jacques Attali vise le tourisme, les technologies numériques, la santé, la recherche et développement, le secteur financier, les infrastructures et le secteur minier et veut faire de l’Alliance française l’ambassadrice de notre tourisme.
- Jouer sur la capacité d’attraction de l’identité française pour mieux exporter les produits français et conquérir de nouveaux francophiles.
- Favoriser la mobilité et structurer les réseaux des influenceurs francophones et francophiles.
- Créer une union juridique et normative francophone.
- Construire à terme une Union économique francophone aussi intégrée que l’Union européenne.
Cette dernière proposition est sans doute la plus importante. Selon le rapport Attali, le fait d’appartenir pleinement à une union francophone et soutenir la diffusion de la langue française dans le monde est un moteur de croissance durable et de création d’emplois pour la France et pour les autres pays francophones. La recherche, la santé, la culture, l’enseignement, les nouvelles technologies sont les principaux secteurs sur lesquels pourrait se concentrer cette union.
La nécessaire volonté politique
Le rapport Attali met également en garde contre le fait de négliger la dimension linguistique identitaire car ce serait prendre le risque de sortir du jeu de l’économie mondiale sur des terrains essentiels comme celui du numérique, de la recherche, des échanges, ou encore du tourisme. Faute d’un effort majeur, on pourrait même assister à un recul de l’espace francophone et cela pourrait avoir de lourdes conséquences pour l’économie : perte de parts de marché pour les entreprises françaises et francophones, effondrement du droit continental au profit du droit anglo-saxon des affaires, perte d’attractivité pour les universités, la culture et les produits français, etc.
Dans ces conditions, il est non seulement urgent de prendre conscience de la dimension économique de cet atout linguistique dont la France dispose, mais encore de mettre en place une véritable politique francophone et une stratégie économique de grande envergure. Il est temps de redécouvrir que l’avenir ne se réduit pas au petit espace d’une Union européenne qui n’a apporté ni la prospérité ni l’influence et est devenue un facteur de paralysie en raison du fait que les prétendues élites françaises, qui manquent à la fois d’imagination et d’ambition pour leur pays, réduisent tout leur programme à un européisme béat et routinier. On a pourtant vu que la France pèse encore quand elle agit elle-même, sous son drapeau et en prenant ses responsabilités, comme cela a été le cas au Mali. En revanche, elle ne pèse rien quand ses fonctionnaires civils et militaires se laissent enfermer dans de vagues comités eurocratiques, otanesques ou autres, où ils sont tout fiers de faire une pâle figuration en balbutiant trois mots d’anglais pour bien démonter leur parfaite soumission au nouvel ordre cosmopolite.
Il ne faut jamais considérer que les jeux sont faits et la partie perdue. Cela a été la grande leçon du général de Gaulle du 18 juin 1940 à 1969. Il ne faut jamais se résigner à laisser les autres être les seuls acteurs de l’Histoire et cesser d’imaginer les moyens de faire entendre sa petite musique différente dans le concert des nations. Au contraire, il est indispensable de voir loin, d’exploiter de nouvelles pistes, de mieux exploiter ses atouts. Le rapport de Jacques Attali invite la France à sortir d’une certaine torpeur et d’une sinistre morosité en explorant le grand champ francophone, au service d’elle-même mais aussi de tous les pays membres et, plus largement encore, d’une certaine idée de l’humanité qui ne soit pas sombrer dans la grisaille de l’uniformité.
Il convient donc que la France s’investisse davantage, et sans complexe, dans un projet francophone qu’elle a trop longtemps négligé, en reléguant par exemple la fonction ministérielle en charge de ce dossier à un poste de simple secrétaire d’Etat, tenu par un inconnu sans influence, souvent affublé de divers autres titres et fonctions et ne disposant que de moyens limités.
Finalement, ce qui est en cause n’est pas la capacité matérielle d’agir, c’est la volonté politique, le courage des dirigeants. En bref c’est le caractère, « cette vertu des temps difficiles ». C’est, hélas, cette vertu qui fait le plus souvent défaut…
Charles Saint-Prot
Directeur de l’Observatoire d’études géopolitiques