vendredi 19 avril 2024

Mali : Serval après une semaine de guerre. Une réflexion sur la stratégie française en Afrique

Un conflit reste toujours intéressant à étudier pour un professionnel. Aucun conflit ne ressemble à un autre et préparer la guerre d’hier est difficilement évitable malgré les recommandations des stratèges en chambre, simplement parce que l’ennemi utilise naturellement la surprise et des modes d’action innovants visant à atteindre ses buts de guerre.

Nos aptitudes à développer sont sans aucun doute l’imagination, l’anticipation, la réactivité, la volonté tout en s’appuyant sur la capacité à projeter rapidement des forces puissantes et crédibles et en assurant la protection des vulnérabilités envisagées d’une manière exhaustive.

En outre, la volonté et la clarté du discours politiques sont indispensables à l’accompagnement du recours à la force. Le poids de la décision, la responsabilité devant les pertes, l’affichage de la détermination face à l‘ennemi, la nation et les alliés, tout ceci forge une volonté nationale pour l’action. Cela conduit donc à distinguer des axes nouveaux pour défendre nos intérêts de puissance à un moment où les forces armées européennes et françaises se réduisent comme peau de chagrin.

Au bout d’une semaine, il m’a semblé donc intéressant de faire un état des lieux et de faire quelques propositions.

Un contexte général remettant en cause les orientations stratégiques de ces dernières années

Printemps arabes, prosélytisme islamique par les armes ou l’idéologie et parfois revendications ethniques ont créé une zone de menaces en Afrique du nord et en zone sahélienne. Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) focalise l’attention mais n’est-elle pas que l’expression la plus violente et seulement la plus apparente de la menace pour l’Afrique et pour l’Europe ?

Notre système international est inhibé et déstabilisé. Europe marchande et non Europe puissance, l’Europe se confirme comme un échec pour assurer sa sécurité collective (Cf. billet édifiant de B2). Certes, depuis octobre 2012, la France avait essayé d’européaniser le conflit (voir B2) mais que demander à une Europe qui désarme ? Et ce n’est pas quelques centaines de formateurs péniblement assemblés et une dizaine d’avions pour la logistique qui montreront qu’elle existe… même avec de la communication. A quoi servent les Battlegroups (bataillon 1500 hommes projetables) hormis celui de « produit marketing de l’Europe de la défense » qui, une fois de plus resteront dans leurs casernes ?

L’ONU est toujours dépassée par le calendrier des belligérants. Le 9 octobre, la France a déposé une résolution aux Nations unies pour une intervention armée qui aboutit seulement le 21 décembre 2012 (2085) en autorisant le déploiement de la Mission internationale de soutien au Mali, une force de 3 000 hommes pendant un an composée de troupes africaines, disposant d’un accompagnement financier et logistique de l’Union européenne. C’est bien d’obtenir une légalité pour le recours à la force mais les entraves « légales » que nous nous imposons doivent-elles être supérieures à la légitimité d’agir?

L’action terroriste majeure en Algérie d’In Amenas, manifestement préparée de longue date et plutôt d’opportunité, a rappelé ce que pouvait signifier la raison d’Etat. Les occidentaux habitués à négocier le sort de leurs otages sans le dire ou à éviter d’agir (rappelons-nous il y a vingt-deux ans les otages occidentaux sur les sites militaires de Saddam Hussein) ont été confrontés à la logique d’un autre Etat souverain qui a appliqué la rigueur de la force et l’acceptation des pertes.

Une opération de « rezzou » au Mali des djihadistes a été encouragée par les atermoiements des uns ou des autres. Ils ont choisi leur moment pour agir sans attendre le bon vouloir de la communauté internationale. Ils ont frappé quand ils l’ont décidé. Leurs capacités opérationnelles n’auraient-elles pas été sous-estimées même si elles ont été bien étrillées par les forces françaises ?

C’est enfin l’échec de la nouvelle vision stratégique de ne pas intervenir en première ligne. La tentation de « diriger depuis l’arrière (« lead from behind ») a fait long feu. Les Etats africains ne sont pas en mesure de mener une contre-offensive. Ainsi, la position de l’exécutif français était initialement :« pas de d’hommes au sol, pas de troupes françaises engagées », avec l’exclusion d’un appui aérien. La réalité du terrain (Cf. Mon billet du 7 octobre 2012) a rappelé que la guerre se fait au moins à deux (pour mémoire, La Voix-du-Nord, Le soutien aux forces françaises et Un état des forces françaises sur Secret Défense).

Un changement politique majeur dans la stratégie française ?

Succédant à la décision d’intervenir rapidement au Mali, ce qui me frappe sur le plan politique est le fait que le président de la République ait légitimé l’opération anti terroriste en Algérie. Qui aurait pu penser qu’un président français légitimerait ces pertes avec tant de franchise et de détermination ? Je ne peux cependant ne pas repenser au débat en France simplement sur l’élimination du djihadiste Mérah sous la présidence Sarkozy. Deux poids, deux mesures ? Cela devrait susciter quelques remous dans la majorité présidentielle.

En revanche, je constate avec surprise un certain décalage entre un ministre français des affaires étrangères évoquant dès le début des opérations un engagement militaire de quelques semaines contrairement au président et au ministre de la défense évoquant des opérations de longue durée. Un peu de culture stratégique et militaire est parfois utile en diplomatie. Cela éviterait de marginalise une diplomatie parfois un peu trop « lambrissée ».

Enfin, quelques questions peuvent se poser sur notre politique arabe. Certaines voix se sont élevées comme celle de la sénatrice communiste Michelle Demessine, « Qui finance certains groupes en action au Mali, si ce n’est le Qatar ? Doit-on se voiler la face ? ». Il est intéressant de voir les soupçons se poser sur le Qatar dont le rôle dans les printemps arabes est majeur mais avec lequel l’Etat français entretient des relations privilégiées. Cet émirat a cependant émis des doutes sur la pertinence de l’opération « Serval » bien que l’Organisation de la conférence islamique ait apporté son soutien à l’intervention militaire française.

Une campagne militaire longue de contre-insurrection

Cette guerre au Mali a certes été initialement une guerre de mouvements mais elle ne peut que reprendre ses caractéristiques de guérillas, d’infiltration et de combat au sein des populations. Contrairement à ce que qu’écrit le professeur Ramel dans le Monde du 18 janvier 2013, « Au Sahel, le conflit armé n’est pas de même nature qu’en Afghanistan », le conflit malien me semble être du même type que celui qui a été mené en Afghanistan par nos forces. Avec une différence, nous sommes dans une zone d’influence traditionnelle que nous connaissons et où aussi la langue sinon la culture ne sont pas des entraves aux opérations de contre-insurrection.

Militairement, comme le rappelle le professeur Chaigneau dans le Monde du 15 janvier « Empêchons la création d’un Sahelistan » c’est l’échec de la formation d’une armée locale malienne. Les Etats-Unis ont dépensé depuis quatre ans 450 millions d’euros pour contrer l’islamisme au Sahel mais début 2012, une partie des troupes maliennes qu’ils avaient entraînées et équipées, ont basculé, avec armes et bagages, dans le camp des rebelles s’emparant du Nord du pays… Nous saurons peut-être mieux faire ?

Un conflit de contre-insurrection intègre la guerre de l’information et une stratégie d’influence. En se rappelant que cette campagne militaire contre les djihadistes a lieu presque jour pour jour 22 ans après la première guerre du Golfe, l’histoire se répétant, les médias se plaignent à nouveau de l’absence d’images depuis le début des opérations et d’accès aux zones de combat. Comme je l’évoquais sur France-Inter le 5 janvier 2013 (Cf. Mon billet du 13 janvier 2013)  les images d’un conflit largement diffusé peuvent peser sur l’issue de la guerre tout en évitant les prises d’otages notamment de journalistes, une affaire Ghesquière suffit.

Enfin, dans cette stratégie d’influence, je m’étonne surtout de l’usage des mots pour qualifier l’ennemi. Le choix politique a été celui de l‘appeler « terroriste » mais aucun média ou presque ne reprend ce terme. Le terme de djihadiste est pratiquement le seul qui soit effectivement et concrètement utilisé pour qualifier cet ennemi islamiste radical, certes utilisant des moyens terroristes.

Cette interrogation n’a pas uniquement la mienne et le billet d’Ivan Roufiol sur son blog du Figaro du 16 janvier 2013 est éclairant. Je reprendrai ses commentaires : « Cette réticence de l’Etat à appeler par son nom un ennemi identifié laisse voir un pouvoir intellectuellement prisonnier du politiquement correct et de ses accusations en islamophobie ». La stratégie de communication gouvernementale ne semble pas passer car elle dissimule une réalité. Il est manifeste que les journalistes n’accrochent pas. Le courage politique total, et pourtant je reconnais qu’il a été grand, aurait été de qualifier l’ennemi pour ce qu’il est, un islamiste radical.

Quelques propositions pour une réflexion à plus long terme

1) Redéfinir une architecture de sécurité pour piloter une stratégie de stabilisation de la zone francophone couvrant l’Afrique du Nord, le Sahel et l’Afrique subsaharienne. La menace n’est plus à l’Est et nos intérêts stratégiques sont au Sud. Pourquoi pas un grand commandement français comme l’Africom américain avec une composante interministérielle ? Il couvrirait la zone traditionnelle d’influence française.

La stratégie de sécurité de la France devrait intégrer l’ensemble de l’Afrique du nord, éventuellement de l’Ouest, sans doute dans une approche plus civilisationnelle et à partir de l’influence religieuse musulmane. L’approche par pays n’est en effet plus cohérente. Ce commandement pourrait être ouvert aux européens volontaires. Beau sujet pour le Livre blanc 2013 mais peut-être que c’est un peu trop novateur ?

2) Qualifier l’ennemi pour le combattre militairement et idéologiquement. Dans l’immédiat, l’ennemi doit être qualifié politiquement, sans ambigüité. Le terrorisme est un mode d’action et non un projet politique. Pour engager des forces armées, celles-ci doivent combattre un ennemi défini politiquement, en l’occurrence l’islamisme radical et éviter les paradoxes entre une évocation répétée de Manuel Valls de l’ennemi intérieur et de Jean-Yves Le Drian des groupes terroristes pour qualifier l’ennemi extérieur.

Nous avons affaire à l’agression de mouvements islamistes radicaux qui, certes, utilisent l’arme du terrorisme mais aussi celles de la guérilla et de la politique. Leur action sur le territoire national n’est pas à exclure. Cette dénomination doit s’intégrer dans une stratégie d’influence qui doit être développée. J’invite simplement à lire ce concept militaire de l’influence en appui aux engagements opérationnels. L’appliquer à la zone sahélo-maghrébine ne serait pas forcément stupide. Il est vrai qu’avoir une vision globale, stratégique, d’influence n’est pas toujours une affaire aisée en France.

3) Enfin, maintenir l’aptitude de nos forces à la longue guerre contre les mouvements de guérilla. Les armées bénéficiant de leur savoir-faire africain et contre-insurrectionnel en Afghanistan sont engagées pour une longue période et on voit mal comment elles pourraient être remplacées avec efficacité par les troupes africaines aux valeurs militaires limités sauf pour certaines.

Il nous faut des forces rustiques et aguerries pour une guerre de longue haleine d’une technologie limitée. Cela donne une idée pour l’organisation et l’emploi de nos armées. Une école de la contre-insurrection pourrait être créée et ouverte à nos camarades étrangers notamment de cette zone sahélienne.

Pour conclure, je reprendrai ce billet d’Ultima ratio, site de l’IFRI : « La France seule en première ligne au Mali: et alors ? ». Allons-y donc franchement et sans états d’âme.

Général (2S) François CHAUVANCY
Général (2S) François CHAUVANCY
Saint-cyrien, breveté de l’École de guerre, docteur en sciences de l’information et de la communication (CELSA), titulaire d’un troisième cycle en relations internationales de la faculté de droit de Sceaux, le général (2S) François CHAUVANCY a servi dans l’armée de Terre au sein des unités blindées des troupes de marine. Il a quitté le service actif en 2014. Consultant géopolitique sur LCI depuis mars 2022 notamment sur l'Ukraine et sur la guerre à Gaza (octobre 2023), il est expert sur les questions de doctrine ayant trait à l’emploi des forces, les fonctions ayant trait à la formation des armées étrangères, la contre-insurrection et les opérations sur l’information. A ce titre, il a été responsable national de la France auprès de l’OTAN dans les groupes de travail sur la communication stratégique, les opérations sur l’information et les opérations psychologiques de 2005 à 2012. Depuis juillet 2023, il est rédacteur en chef de la revue trimestrielle Défense de l'Union des associations des auditeurs de l'Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale (IHEDN). Il a servi au Kosovo, en Albanie, en ex-Yougoslavie, au Kosovo, aux Émirats arabes unis, au Liban et à plusieurs reprises en République de Côte d’Ivoire où, sous l’uniforme ivoirien, il a notamment formé pendant deux ans dans ce cadre une partie des officiers de l’Afrique de l’ouest francophone. Il est chargé de cours sur les questions de défense et sur la stratégie d’influence et de propagande dans plusieurs universités. Il est l’auteur depuis 1988 de nombreux articles sur l’influence, la politique de défense, la stratégie, le militaire et la société civile. Coauteur ou auteur de différents ouvrages de stratégie et géopolitique., son dernier ouvrage traduit en anglais et en arabe a été publié en septembre 2018 sous le titre : « Blocus du Qatar : l’offensive manquée. Guerre de l’information, jeux d'influence, affrontement économique ». Il a reçu le Prix 2010 de la fondation Maréchal Leclerc pour l’ensemble des articles réalisés à cette époque. Il est consultant régulier depuis 2016 sur les questions militaires au Moyen-Orient auprès de Radio Méditerranée Internationale. Animateur du blog « Défense et Sécurité » sur le site du Monde à compter d'août 2011, il a rejoint en mai 2019 l’équipe de Theatrum Belli.
ARTICLES CONNEXES

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

THEATRUM BELLI a fêté ses 18 ans d’existence en mars dernier. 

Afin de mieux vous connaître et pour mieux vous informer, nous lançons une enquête anonyme.

Nous vous remercions de votre aimable participation.

Nous espérons atteindre un échantillon significatif de 1 000 réponses.

Stéphane GAUDIN

Merci de nous soutenir !

Dernières notes

COMMENTAIRES RÉCENTS

ARCHIVES TB