Docteur en science politique, docteur habilité à diriger des recherches (HDR) en sciences juridiques, juriste et spécialiste des relations internationales et de la géopolitique, notamment pour les questions du monde arabe et de l’Islam, Charles Saint-Prot est directeur de l’Observatoire d’études géopolitiques (OEG) à Paris, un centre de recherches sur les relations internationales créé en 2014. Il codirige avec Zeina el Tibi la collection Études géopolitiques chez Karthala. Il donne régulièrement des conférences ou des enseignements dans plusieurs universités et grandes écoles en France et à l’étranger dans le cadre des études islamiques ou de la géopolitique. Il est membre du conseil scientifique de plusieurs instituts et revues scientifiques en France et à l’étranger. Depuis les années 1980, Charles Saint-Prot a effectué plusieurs missions pour le compte de l’État français, en particulier au Maghreb. Certains de ses ouvrages visent à promouvoir la politique arabe de la France et les choix diplomatiques de Paris. Parmi ses récents ouvrages : Les Constitutions arabes, éditions Karthala, collection « études géopolitiques»
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Quel est le bilan de l’année 2016 qui vient de s’achever ?
Charles Saint-Prot : Sur le plan international, l’année 2016 présente un bilan très mitigé. Elle a été marquée par la fin de la présidence de Barak Obama à la tête de ce qui reste de la plus grande puissance du monde. De fait, le bilan d’Obama est très médiocre, il n’a rien fait pour changer le jeu obscur des États-Unis, par exemple au Proche-Orient (Palestine, Afghanistan, Irak, Syrie, etc.). Pire encore, avec ses réseaux gauchistes et l’aide d’associations comme la fondation Soros manipulant des groupes activistes, il a fomenté les événements révolutionnaires – très niaisement qualifiés de « printemps arabes ». Il faut bien constater un déclin des États-Unis, notamment au profit de leurs deux principaux concurrents : la Russie et la Chine.
En effet, grâce au volontarisme de Vladimir Poutine, la Russie est redevenue une puissance importante avec des vues hégémoniques, notamment au Proche-Orient où l’effacement des États- Unis a été accentué par l’administration Obama qui a été incapable de provoquer la chute du régime Assad et a entrepris de se rapprocher du régime des mollahs iraniens aux dépens de ses alliés arabes traditionnels. L’accord sur le programme nucléaire iranien le 24 novembre 2013, permettant de remettre Téhéran dans le jeu international au mépris du danger représenté par cet État incontrôlable est particulièrement inquiétant.
Pour ce qui concerne la Chine, il est clair que Pékin a, d’une part, renforcé son statut de puissance économique et, d’autre part, décidé de s’affirmer comme une puissance hégémonique en Asie.
En revanche, l’union européenne a confirmé son inexistence politique alors que ses performances économiques envers les pays membres s’avèrent insatisfaisantes. Le vote des Britanniques en faveur du retrait de cette union (Brexit) a remis en question une construction artificielle qui suscite de plus en plus l’hostilité des peuples des nations européennes.
Enfin, les pays du Sud affichent pour la plupart un bilan assez consternant. Les États prétendument émergents comme le Brésil, le Mexique et, surtout, l’Afrique du Sud, sont en crise. L’Inde elle-même est encore loin de présenter une situation sereine d’autant plus que la remontée des cours des hydrocarbures ne lui est pas favorable, elle reste un pays pauvre où un quart de la population vit en dessous du seuil de pauvreté tandis que la corruption a conduit à démonétiser des milliards de billets dans des conditions précipitées qui ont paralysé l’économie.
Au sud de la Méditerranée, le chaos a régné de la Syrie à la Libye, l’Algérie restant paralysée politiquement et en crise économique du fait de la baisse des cours du pétrole, ce qui a accentué un fort mouvement de mécontentement populaire. De fait seul le Maroc semble épargné tandis que la Tunisie a encore du mal à surmonter les effets des évènements de 2011.
Comment se présente l’année 2017 ?
Charles Saint-Prot : L’année 2017 va commencer avec les premiers pas de l’administration Trump aux États-Unis. Il est clair que le caractère « atypique » de ce président pose beaucoup de questions. Il prétend redonner sa grandeur à son pays mais on peut se demander si cela relève du simple slogan ou d’un programme précis. Les grands axes de sa politique sont le protectionnisme économique et un certain désengagement sur le plan international. Sur le fond, ces options ne sont pas blâmables mais toute la question porte sur leur mise en œuvre. Trump est un partisan de ce qu’on appelle en France le patriotisme économique. Il vient de remporter un incontestable succès en incitant de grands constructeurs d’automobiles de relocaliser aux États-Unis. Maintenant, il faut bien voir que la cible du président Trump sera axée sur ceux qui inondent le monde de produits bas de gamme fabriqué à bas prix par des salariés sous-payés. S’il engage vraiment la bataille contre la Chine, Trump va remettre en question la globalisation ultralibérale. Est-ce qu’il y est vraiment près ? C’est toute la question.
Sur le plan politique, Trump est à la fois un adversaire de la Chine et un partisan du rapprochement avec la Russie. Pour le reste, il prône un désengagement de son pays –une forme d’isolationnisme- qui n’est pas rédhibitoire si cela consiste à ce que Washington s’abstienne d’intervenir à tort et à travers dans les affaires des autres, avec les conséquences désastreuses comme ce fut le cas de la guerre contre l’Irak qui a livré ce pays à l’anarchie et à la domination des bandes pro-iraniennes, ou le soutien aux catastrophiques événements de 2011, qualifiés à tort de « printemps arabes ». En revanche si l’isolationnisme consiste à laisser le champ libre à des puissances hégémoniques comme la Chine ou la Russie, cela n’est guère souhaitable car nous avons besoin d’un monde équilibré où les forts ne doivent pas être trop forts, et les faibles trop faibles. Il faut un équilibre entre les puissances dans un monde dangereux : le Proche-Orient reste une poudrière du fait des crises non résolus (Palestine), des chaos (Syrie, Libye) des menaces potentielles (Algérie, activisme iranien) ; des innombrables problèmes qui s’opposent au développement de l’Afrique (mauvaise gouvernance, corruption, explosion démographique), de l’essoufflement des pays prétendument émergents (Mexique, Brésil, Afrique du Sud…)
Dans ce contexte morose, l’économie mondiale va probablement avoir de la peine à décoller. La croissance est trop faible pour espérer une reprise significative après la grande récession qui a suivi la crise financière des années 2008-2009. La Chine présentée comme le moteur de l’économie mondiale est confrontée à une flambée de la dette privée et engagée dans un difficile exercice de rééquilibrage de son modèle afin d’augmenter le secteur à valeur ajoutée et une relance publique au profit des services destinés au marché intérieur. En réalité, partout c’est l’expectative qui prévaut.
L’Union européenne a longtemps été un espace aire puissance économique et commerciale. Selon vous y a-t-il un risque de voir l’Union européenne exploser après le Brexit ?
Charles Saint-Prot : Soyons précis l’Union européenne n’est qu’un slogan et une bureaucratie. Elle ne produit rien, ne crée rien. Il y a simplement des nations avec leur économie et leur savoir-faire propres. Il est clair qu’une certaine propagande supranationale a surestimé l’attrait et l’influence de cette organisation régionale qui s’est construite sur de mauvaises bases en développant une bureaucratie tatillonne et en voulant détruire le cadre traditionnel des nations. Cette construction que l’on présentait comme une panacée a démontré ses faiblesses et les peuples ont découvert un projet hostile aux États-nations et aux nations elles-mêmes qui ne correspond pas à leurs attentes. Du coup, ils ne croient plus à cette forme d’union et c’est ce qui explique aussi le retrait voté par les Britanniques (Brexit) que la montée en puissance des mouvements souverainistes (c’est-à-dire nationalistes), populistes et/ou contestataires. Tous ces mouvements bénéficient du fossé qui se creuse entre la nomenklatura européiste (y compris les médias) et les peuples souverainistes. En réalité, il y a un fossé entre l’idéologie supranationale libérale des eurocrates et les peuples qui ne sont pas favorables à l’ultralibéralisme. Au contraire, comme je l’expose dans un ouvrage qui paraîtra fin février aux éditions du Cerf (L’Etat-nation face à l’Europe des tribus) ils veulent plus d’autorité de l’État-nation pour sauvegarder le bien commun face aux intérêts particuliers.
De fait, l’Union européenne est en panne comme est en panne la globalisation. En Europe, il y a de graves différends entre les conceptions des uns et des autres, par exemple sur la politique migratoire de Merkel. En 2017, les élections qui vont avoir lieu en France, en Allemagne et aux Pays Bas vont contribuer à faire adopter un profil bas aux partisans de l’eurocratie. À vrai dire, l’Union européenne doit être repensée profondément. Il faut une réforme profonde laissant plus de place à la souveraineté des États et aux véritables aspirations des peuples, par exemple une majorité des peuples (78 % des Français), traumatisés par le terrorisme, veut l’abrogation ou une renégociation sérieuse de l’accord de Schengen de libre circulation des personnes entre les États signataires dudit accord.
Quelles peuvent être les répercussions de tout ce qui précède sur la région sud-méditerranéenne et en particulier la Tunisie ?
Charles Saint-Prot : Il est incontestable que les évolutions mondiales, notamment celles des pays de la rive nord de la Méditerranée, ont des répercussions sur les pays de la rive sud. La plupart de ces pays sont également affectés par des menaces ou des désordres politiques, la persistance de conflits anciens (la Palestine), voire des chaos dramatiques (Irak, Syrie, Libye), sans compter des différends inutiles comme le complot séparatiste orchestré par le régime algérien au Sahara marocain. À l’exception du Maroc qui a préservé un équilibre institutionnel et social grâce à l’institution monarchique et a une vision globale de l’avenir (énergies renouvelables, développement économique, politique africaine…) les pays du Sud naviguent à vue. Souvent les interventions étrangères ont été catastrophiques, en particulier le jeu des États-Unis et ont favorisé les soulèvements de 2011 et plutôt soutenu les groupes islamistes qui avaient tiré leur épingle du jeu (Égypte, Tunisie). Les pays européens ont moins de moyens consacrés à l’aide au développement et beaucoup privilégient le seul aspect sécuritaire (lutte contre le terrorisme). En réalité, en Europe, seule la France a encore une politique au sud de la Méditerranée.
Ce contexte difficile ne facilite pas les efforts de la Tunisie pour se redresser, d’autant que celle-ci doit vivre avec deux voisins difficiles : la Libye livrée à l’anarchie, et l’Algérie qui est une machine qui bouillonne en attendant l’explosion. L’environnement international a donc un impact négatif sur la situation politique, financière et économique dans le pays. En outre, le délitement de l’État ne permet pas de faire face efficacement à la menace terroriste dans un pays qui est hélas l’un des principaux pourvoyeurs des groupes extrémistes politico-religieux. Ce qui est inquiétant aujourd’hui c’est le malaise social dû au chômage et aux inégalités qui ont encore augmenté et nourrissent des mécontentements qui peuvent prendre une dérive inquiétante. Les priorités consistent, d’une part, à relancer l’économie d’un pays qui souffre d’un déficit structurel et a besoin d’un afflux d’investissements tardant à venir et d’autre part, consolider l’État de droit. Les deux objectifs sont liés : il n’y aura pas d’amélioration sensible en matière économique et sociale sans un ordre intérieur stable et des institutions fortes. La Tunisie a des atouts : une société civile dynamique et responsable, une administration garante de la continuité de l’État mais la scène politique reste instable et incertaine, marquée par une certaine ambiguïté dans la mesure où il n’apparait pas clairement quel est le programme des uns ou des autres, ni qui gouverne et qui fait partie de l’opposition. De fait, l’État manque de l’autorité nécessaire alors qu’il faut un programme de redressement clair et un agenda précis pour que l’année 2017 soit celle des réformes nécessaires. Un tel programme devrait naturellement bénéficier d’un soutien massif de la communauté internationale, notamment des pays européens, car dans cette phase délicate que connait la Tunisie, celle-ci a moins besoin de bonnes paroles que d’une aide concrète. À l’occasion de la conférence internationale sur l’investissement « Tunisia 2020 », en novembre 2016, la France, à travers l’AFD, a donné l’exemple en signant des accords pour 1,200 milliard d’euros (dons, aides et prêts) de soutien financier dans le cadre du Plan quinquennal 2016/2020. C’est un exemple à suivre.
Propos recueillis par Sonia Chikhaoui pour l’hebdomadaire tunisien L’EXPERT