Stratégique mais ô combien délicat et difficile sujet politique que celui des entreprises de services de sécurité et de défense (ESSD) dans notre pays ! Derrière ce vocable hautement technocratique, il faut lire ce que des pays moins prudes idéologiquement et moins réticents à affirmer leurs ambitions de puissance comme les États-Unis ou l’Angleterre, qui sont à l’origine du phénomène, appellent les private security and military companies et ce que la littérature stratégique de ces dernières années a retenu sous le nom, incontestablement trop vaste et nébuleux, de sociétés militaires privées.
Seule revue à accorder une véritable attention à ce sujet dont les enjeux restent malheureusement pris dans les rets de la caricature et du fantasme, Sécurité Globale, après un numéro consacré en 2008 à « La privatisation de la guerre », y revient donc. Six ans ont passé depuis ce numéro qui dressait un panorama de ces nouveaux acteurs de la sécurité internationale et, il faut l’avouer, bien peu de choses ont changé dans le débat français. Magnanimes, on notera tout de même une inflexion : le fameux projet de loi autorisant les entreprises privées de protection physique des navires ou E3PN dans une traduction acronymique qui tend au viral. Onze ans, c’est le délai qu’il aura fallu attendre depuis 2003 et la loi réprimant les activités mercenaires pour voir l’État français s’abstraire de l’immobilisme qui le caractérise sur la question et commencer à réagir en offrant un cadre légal clair aux sociétés de sûreté maritime et aux armateurs français qui le réclamaient, souvent d’ailleurs contre leur propre représentation professionnelle. Au risque de jouer les rabat-joie, disons-le tout net : l’impact de ce projet sera moins économique que symbolique et pour cause, les rares acteurs français à opérer sur ce segment très réduit n’ont pas attendu l’État pour se déployer : ils ont créé des filiales à l’étranger. L’hypothèse de les voir relocaliser leur activité en France est nulle, à la fois pour des raisons de liberté d’action mais surtout de compétitivité économique sur un marché éminemment resserré et que dominent allègrement les Anglo-Saxons, maîtres tacticiens en guerre des coûts et nivellement salarial. D’autant que le marché de la sûreté maritime connaît aujourd’hui, en raison de la prolifération des acteurs depuis 2008, une bulle économique où les seuls acteurs dotés d’une surface financière et de capacités d’investissement étendues sont capables de s’imposer. Les perspectives de rentabilité sont donc très faibles pour les sociétés françaises. Si les conséquences économiques de la loi seront marginales, son effet symbolique est davantage probant. Président de Gallice Security, Gilles Sacaze se réjouissait qu’un tel projet sonne le « glas d’un blocage idéologique et culturel ». La grande avancée n’est pourtant pas pour demain si on en s’en réfère à la parole officielle. La déclaration récente du ministre de la Défense qui, en une étrange palinodie dans laquelle un esprit perfide pourrait déceler une incohérence, adoube le retour des corsaires, nécessité pour les armateurs, mais condamne dans un même élan le recours à ces entreprises à terre dans les opérations extérieures en l’assimilant au mercenariat tant vilipendé, ne rassure pas sur la clarté de la vision étatique. Là où de plus en plus d’officiers supérieurs ont les idées claires, haut-fonctionnaires et politiques, à quelques notables exceptions, semblent se complaire à les garder troubles. Espérons que la lecture de ce numéro contribue à l’effort général de dessillement.
De manière générale, c’est peu dire que le débat institutionnel français sur les questions relatives à l’externalisation de certains services de Défense est consternant et désespérant. Consternant d’approximations, obscurci par une absence cruelle d’expertise au sommet de l’État, perclus par des préconçus idéologiques et des impératifs moraux qui n’ont de catégoriques que leur absence totale de rapport à la réalité des batailles géoéconomiques qui fondent les relations de puissance entre États. Désespérant surtout pour les acteurs privés français qui tentent de maintenir leur activité en France et d’assurer leur développement, souvent sur fonds propres, et qui, hors de réseaux interpersonnels forts périssables, souffrent dramatiquement de l’absence d’un appui commercial et d’une reconnaissance institutionnelle de la part de l’État. Il va sans dire que tous ces handicaps s’en trouvent redoublés lorsqu’on aborde le champ spécifique des entreprises de services de sécurité et de défense. Le terme même de « service de sécurité » témoigne de cette approche biaisée. La caricature du chien de guerre et l’héritage médiatique de Blackwater en Irak écrasent la vision d’un marché infiniment plus complexe et subtil que celui de la seule protection armée en zone à risque. L’incapacité à asseoir une doctrine et une politique qui permettent à un marché national d’émerger et de se structurer est d’autant plus dramatique que la question des ESSD intervient dans une conjoncture cruciale : un décrochage budgétaire sans précédent des forces armées qui va se traduire, faute de trouver un exutoire, par une cassure capacitaire et le départ massif de cadres qualifiés ; une aggravation majeure des conditions de sécurité des entreprises et des expatriés français dans les zones d’intérêt de la France, en particulier en Afrique subsaharienne et au Moyen Orient ; et une crise économique globale qui remet sur le devant de la scène les stratégies militaro-économique de contrôle des ressources énergétiques et des matières rares.
Pour l’heure, la France a fait le choix de se priver de véritables capacités dans le domaine des ESSD, prenant prétexte du crime de lèse-souveraineté que l’existence de ces dernières constituerait. Or ces entreprises, à condition d’être dûment encadrées et contrôlées, constituent au contraire une extension de la politique étrangère de leur État d’origine et servent la recomposition des stratégies de puissance des États dans la mondialisation. Ce noeud gordien, l’État français refuse pour l’heure de le trancher, condamnant la protection de ses intérêts stratégiques et sa diplomatie économique à connaître un décrochage parallèle à celui de son outil de défense. Il faut insister ici sur ce terme de diplomatie économique car la question des ESSD s’insère dans un volet beaucoup plus large et global que celui de la sûreté, elle interroge toute l’action économique de la France et le soutien apporté par l’État à ses entreprises à l’international, en particulier sur les marchés des pays à risque et du nation building. La création en mars 2013, sous l’impulsion de Laurent Fabius, de la Direction de l’économie et des entreprises internationales, sous-direction du Quai d’Orsay, vise à résorber ce vide mais l’initiative survivra-t-elle à son ministre ? Il faut l’espérer. Les ESSD doivent être pensées comme les chevilles ouvrières d’une politique de sécurité globale qui inclue les multinationales et les PME françaises, en somme l’ensemble des entreprises qui opère à l’international en zone à risques.
Comment expliquer un tel retard ? Problème de puissance donc, nous l’avons dit, problème d’expertise au sommet de l’État, faute d’avoir conduit une analyse claire des enjeux et des politiques menées ailleurs dans ce domaine (le retour d’expérience américain en Irak et en Afghanistan est éclairant), problème enfin de sociologie politique de l’élite militaire française qui ne bénéficie ni du même poids social, ni de la même intégration aux milieux financiers et bancaires que ses homologues britanniques et américaines. C’est cette absence de soutien des sociétés d’assurance et des banques qui explique sans doute les difficultés qu’éprouve l’offre française à connaître un envol significatif, car, à un certain point de cristallisation du marché et stade de croissance, ce ne sont plus les compétences qui font la différence mais la taille critique, la solidité opérationnelle et la nécessaire diversification des activités de ces entreprises.
On ne peut néanmoins imputer la responsabilité de cette paralysie à l’État seul. Le secteur privé a sa part : pas d’avancée sans lobbying et influence. Pas d’existence sans représentation, organisation et pédagogie. La création du Club des entreprises françaises de sûreté à l’international (CEFSI), qu’on doit à l’initiative d’Arnaud Dessenne, p.-dg d’Erys Group, qui regroupe les PME à croissance rapide du secteur (notamment Amarante, Gallice, EPEE, Anticip) vise à combler ce vide de représentation. Il lui reste néanmoins beaucoup à faire pour acquérir l’aura et l’efficacité de l’ISOA américaine ou du BAPSC britannique. Il est vrai que ces organisations professionnelles ont bénéficié de l’effet d’aubaine que furent les guerres d’Irak et d’Afghanistan qui ont permis au secteur de se fédérer et de se structurer.
Au final, il manque donc une feuille de route claire, des objectifs, un cadre, en somme une politique et une doctrine d’emploi. Celle-ci ne peut accoucher sans l’État, mais elle ne peut être produite sans l’apport d’une réflexion conjointe avec le secteur privé. Le ministère de la Défense avance au cas par cas, souvent dans la plus grande hypocrisie, externalisant de-ci de-là, par à-coup, souvent à des entreprises installées à l’étranger. L’état-major comme les services de renseignement manquent cruellement d’information sur les activités des sociétés étrangères qui opèrent dans les zones d’influence de la France.
L’heure des choix est depuis longtemps advenue. Plus l’État échouera à définir une volonté en la matière, plus celle des autres nations s’imposera à la France, menaçant de la reléguer au troisième rang des puissances. Tergiversation et improvisation dans l’urgence ne pourront nous mener qu’à reproduire les erreurs et les dérapages financiers qui furent ceux des Américains. Sur cette impérieuse nécessité de pourfendre l’aboulie ambiante et d’accoucher d’un guide d’action, tous les contributeurs du numéro s’accordent, chacun dans leur registre.
Alain Bauer, qui dirige le CNAPS, qui a en charge le pilotage de la politique d’habilitation des futures E3PN, donne l’avant mot du dossier et prône, dans un esprit de consensus, l’éclaircissement.
Eric Delbecque de l’INHESJ, dans un long article qui reprend bien des points abordés dans cet éditorial, souligne à juste titre que le débat des ESSD, nécessaire « maillon de la chaîne de sécurité nationale », n’est que le miroir et le symptôme de l’impensé stratégique qui affecte en France la réflexion sur la puissance, réflexion encore trop prisonnière d’une vision stato-centrée qui empêche d’envisager la nécessaire recomposition de la politique étrangère de notre pays dans la globalisation, seul gage d’une protection pérenne de ses intérêts stratégiques.
On retrouvera bien entendu le journaliste Philippe Chapleau, sans doute le meilleur expert français du sujet et dont on recommandera la lecture des deux derniers ouvrages – Les Nouveaux entrepreneurs de la guerre et La Piraterie maritime, parus tous deux aux éditions Vuibert – aux hauts-fonctionnaires qui traitent à l’interministériel de ces questions. Non content de déplorer la pusillanimité des rédacteurs du Livre Blanc sur le sujet et de marteler les clichés récurrents qui dominent le débat français, Philippe Chapleau démontre que ce sont bien les contrats intra-territoriaux qui constituent le socle économique du marché expéditionnaire américain et donc que les acteurs américains ne peuvent exister sans cette clientèle institutionnelle. Philippe Chapleau souligne un autre point – dont les entreprises françaises sont elles-mêmes conscientes : l’absolue nécessité de se regrouper pour peser. Par ce biais, on rejoint une autre dimension : celle de la structure du marché des services de défense en fonction des cultures nationales. Le marché américain est un monopsone : 90 % des contrats des ESSD américaines sont signés avec l’État américain (même si la séquestration budgétaire est passée par là et que les géants de l’industrie commencent à chercher des relais de croissance hors de la sphère du marché régalien, l’État fédéral continue à leur offrir un soutien financier déterminant). A l’inverse, les quelques PME françaises qui ont réussi à s’imposer n’existent que sur la base d’une clientèle quasi exclusivement privée. On ne peut évidemment pas attendre d’un État en faillite comme l’est la France qu’il injecte de façon inconsidérée de telles sommes dans son propre marché mais on peut en revanche attendre de lui trois choses : 1) que l’État, en phase avec le patriotisme prôné par son ministre de l’Economie, accorde une priorité aux entreprises qui ont maintenu leur siège social en France ; 2) que l’État définisse un certain nombre de périmètres où il est démontré par des études analytiques que l’externalisation est utile et qu’elle peut apporter un gain financier ; 3) qu’il appuie au maximum commercialement les ESSD dans leur développement international, notamment, comme à l’occasion de la reconstruction du Mali, en leur offrant, à l’exemple de ce que fait le département d’État américain, un soutien politique direct auprès de l’ONU et de l’UE mais également dans sa diplomatie bilatérale. On songe notamment au domaine de la formation des armées à la fois sur le territoire national mais également dans le cadre de notre politique de coopération militaire. La croissance des ESSD françaises se joue dans l’atteinte d’un équilibre raisonnable entre la sphère strictement intra-entrepreneuriale et des partenariats public-privé limités, parfaitement encadrés et dont la plus-value pour la puissance publique peut être démontrée. La fixation sur les trois prochaines années d’un volume de 10 % des contrats d’externalisation (qui est actuellement de 5 %) au sein du budget global de la Défense paraît à cet égard un objectif raisonnable.
Alain Juillet, directeur du CDSE, dont les entreprises adhérentes sont intéressées au premier chef par cette thématique, pourfend la confusion facile entre le mercenariat d’Epinal et les ESSD et insiste sur la nécessité d’une approche réaliste et rationnelle du problème. Regrettant que la situation actuelle jette dans les bras des acteurs anglo-saxons les entreprises françaises, il montre aussi à quel point la structuration d’un secteur national pourrait servir la reconversion des militaires qui partent en masse de l’institution.
Juriste expert des partenariats public-privé dans le domaine de la Défense, Guillaume Fonouni-Farde prend du surplomb en se livrant à une lecture politique et juridique de l’histoire du monopole de la violence de l’État français pour expliquer le syndrome du blocage qui affecte le développement de ces entités.
Julien Canin approche le problème sous un autre angle, sociologique celui-là. Bien qu’embryonnaire, ce développement pourrait s’avérer fécond pour renouveler l’analyse dans le domaine, car, au-delà de l’explication par la tradition jacobine, la paralysie actuelle pourrait aussi s’expliquer par la sociologie spécifique de l’élite militaire française, en particulier sa marginalité socio-politique.
En libre opinion, en digne émule d’Edward Murphy, Patrick Saint Sever poursuit sa chronique des convulsions entropiques de la crise néolibérale qui ensemence le chaos civilisationnel de cette première moitié du XXIe siècle. L’heure de régler la note de la faillite pour des États-providence à bout de souffle est venue. Derrière la mort du pacte trumanien qui a façonné la vie économique de ces soixante dernières années, c’est rien moins qu’un renversement macro-historique qui est à l’œuvre. Dans l’ombre des dettes officielles dont les chiffres donnent déjà le vertige gonfle un autre spectre en comparaison duquel 2008 fait figure de hors d’œuvre : celui des dettes cachées. D’autres cygnes noirs sont à venir.
En conclusion de ce numéro le lecteur trouvera une Varia particulièrement riche, dominée par la question du terrorisme. Tandis que le Nigéria est en train d’acquérir grâce à Boko Haram le statut de ligne de faille principale de la tectonique de l’islamisme africain, Pauline Guibbaud déchiffre de manière salutaire la place qu’occupe ce mouvement dans l’internationale djihadiste et démêle ses liens avec les autres organisations islamistes du Sahel.
Autre contribution d’envergure, celle d’Anna Wojtowicz, analyste spécialiste des questions de contre-terrorisme, qui nous offre une étude particulièrement dense sur le terrorisme « femelle » (que les partisans de la théorie du genre, qui frappe y compris chez les kamikazes, nous pardonnent cette saillie !). De la prise d’otages du théâtre de Moscou en 2002 aux récents attentats de Volgograd, en passant par le rôle de la « veuve blanche » Samantha Lewthwaite dans la préparation du massacre commis par des Shebab à Nairobi en septembre 2013, l’émergence de la figure de la femme terroriste constitue une des évolutions marquantes du phénomène sur la décennie passée. Pionnière dans ce domaine, cette analyse s’imposera à n’en pas douter comme une référence sur le sujet et Sécurité Globale s’enorgueillit de lui offrir un cadre d’expression.
De son côté, le journaliste et essayiste Brij Khindaria met en relief les enjeux dont l’Afghanistan, à l’aube du retrait américain et sur le point de tourner la page Karzaï, est actuellement la plaque tournante et analyse le jeu géopolitique dont le pays est l’objet au carrefour des ambitions américaines, chinoises, indiennes et pakistanaises. Entre l’espoir relatif porté par le renouveau politique que pourrait entraîner l’élection présidentielle et le pessimisme raisonné auquel incline la trajectoire d’une démocratie parfaitement embryonnaire et aux institutions branlantes, l’année 2014 sera l’arbitre d’un basculement dans le pire ou le meilleur.
Enfin, Jean-Charles Favilier ferme la marche de ce numéro avec un propos qui s’inscrit dans la droite ligne du débat porté par le tandem Raufer/Bauer qui avait provoqué voilà deux ans une levée de bouclier de la part de la communauté universitaire et des tenants de la sociologie de l’Excuse en défendant la reconnaissance de la criminologie comme discipline scientifique à part entière. La bataille des paradigmes kuhniens sur ce point fait toujours rage et l’auteur y apporte sa pierre.
Georges-Henri BRICET DES VALLONS
Rédacteur en chef
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