jeudi 28 mars 2024

Une menace djihadiste de plus en plus précise

Semaine grave après les commémorations du 6 juin 2014. La liberté a été reconquise hier. Elle est menacée aujourd’hui et le sera demain.

L’effondrement possible de l’Irak, des interrogations

Du jour au lendemain, malgré des revers en Syrie, l’EEIL avec quelques milliers d’hommes dont plusieurs centaines de djihadistes européens selon la presse, a pris le contrôle d’une partie de l’Irak sunnite. Quels enseignements ou questionnements en retirer ? Certes, ils seront « à chaud » et peut-être remis en cause demain ou dans quelques semaines, mais l’Irak a tellement été étudié depuis les années quatre-vingt que je peux prétendre émettre quelques remarques.

Les chiites et les sunnites se haïssent. Les choix du gouvernement irakien chiite contre les minorités notamment sunnites ont conduit à la guerre civile et à la convergence des intérêts visant à sa chute. Peut-on encore supposer que l’Etat irakien puisse survivre dans sa forme actuelle ? Je ne le crois pas aujourd’hui. Il est donc possible d’envisager des frontières redessinées à la chute de l’empire ottoman. Issues justement de la guerre 1914-1918, elles sont artificielles. Aujourd’hui, elles ne sont plus applicables.

Je constate que le Kurdistan existe de fait. Près de 35 millions de Kurdes (dont certes seulement environ six millions dans le Kurdistan irakien) éduqués, disposant d’une forte identité ethnique, d’une armée et de combattants qui ont fait leurs preuves, de capacités pétrolières et donc financières, peuvent être le contrepoids à une désorganisation de cette région du Moyen-Orient.

Il faudra ménager le voisin turc et le voisin iranien. La zone kurde dans l’Etat syrien reste plein d’incertitudes. Cependant l’indépendance des régions kurdes dans ces pays n’est pas revendiquée mais une autonomie acceptable est obtenue, une certaine stabilité pourrait être espérée au prix d’un Irak réduit à sa seule composante chiite. Ce serait le retour de l’histoire par l’application du traité de Sèvres… de 1920.

La viabilité de l’Irak sunnite aux mains des djihadistes reste en revanche une inconnue. Une certitude : plus il contrôlera un territoire géographique, plus il pourra constituer une base arrière du djihadisme et jouer le rôle de l’Afghanistan hier. Cette fois, je doute fort que les Etats-Unis souhaitent y retourner, et encore moins l’OTAN, surtout au sol.

La guerre à distance serait-elle suffisante pour imposer sa volonté, y compris dans un contexte régional où l’on retrouverait Iraniens, Irakiens chiites et Américains ? Ce n’est pas sûr. Comment pratiquer cependant cette nouvelle stratégie du containment qui pourrait bien être un choix à court terme face à un djihad raffermi et agissant dans le long terme ?

Enfin l’écroulement peut-être temporaire de l’armée irakienne – 271 000 hommes dont 193 000 dans l’armée de terre  (Cf. Defensenews du 14 juin 2014) – face à moins de 10 000 combattants selon les sources pose question. Tant d’argent notamment américain, tant d’efforts pour obtenir une armée qui, finalement, multiplie les désertions, sans loyauté, corrompu semble-t-il et incapable de soutenir son gouvernement interpellent. Un Etat ne disposant pas d’une armée fiable et motivée peut-il survivre, y compris aujourd’hui ?

En huit ans, les Etats-Unis ont subi en Irak plus de 4 400 morts, sans compter les blessés (sans doute 7 à 10 fois plus) pour un coût de 590 milliards d’euros. Faire la guerre pour un tel résultat ne semble pas non plus avoir été une preuve d’efficacité.

Depuis 2005, l’assistance militaire américaine s’est élevée aussi à environ 10 milliards d’euros (Cf. Defensenews du 14 juin 2014) sans compter l’entraînement et la formation (Cf. Mon billet du 11 août 2013). L’OTAN a formé de nombreux officiers irakiens. Certes l’administration Bremer avait déstabilisé l’armée irakienne par un licenciement massif en 2003 mais onze ans après, notamment de guerre, auraient dû créer des forces armées efficaces.

Echec donc de l’assistance militaire opérationnelle enseignant des méthodes peut-être trop éloignées de l’art de la guerre au Moyen-Orient, échec aussi de la démocratisation des institutions locales en fonction de nos normes : la démocratie occidentale est-elle bien un produit exportable au Moyen-Orient musulman ? Que ce soit dans les pays ayant vécu le printemps arabe, en Irak ou en Syrie, la conclusion est claire. Nous devons trouver une autre stratégie, d’autres modes d’action pour neutraliser les menaces de plus en plus proches de notre territoire national.

En Europe, la subversion progresse

J’utiliserai en effet ce terme beaucoup utilisé face à la menace communiste avant 1989. La subversion djihadiste est toute aussi insidieuse mais semble de plus en plus réelle. Je rappellerai avant tout sa définition militaire au sein de l’OTAN : « Action ayant pour but d’affaiblir la force militaire, la puissance économique ou la volonté politique d’un pays en minant le moral, la loyauté de ses citoyens ou la confiance qu’on peut leur accorder ».

Par certains aspects, le processus d’accès au pouvoir du djihadiste est conforme à celui de la guerre révolutionnaire menée par les communistes hier en utilisant les faiblesses inhérentes aux démocraties, la subversion et le terrorisme. Sont utilisés d’une part les organismes reconnus, respectant la loi et pouvant proposer sa modification, d’autre part les organisations hors-la-loi auxquelles se rajoutent les individus difficilement décelables. Cela ne signifie pas que des liens formels puissent être établis entre ces acteurs mais l’existence des deux systèmes pourraient naturellement conduire à terme à une stratégie concertée.

C’est aussi la décrédibilisation des institutions et leur infiltration. Ainsi le noyautage de plusieurs écoles britanniques par des intégristes musulmans à Birmingham doit nous interpeller. En France, la volonté d’imposer le port du voile à l’école correspondait à cette approche en s’appuyant sur les libertés individuelles. L’accompagnement aujourd’hui des classes par des mères avec ou sans voile montre à l’évidence que l’administration n’a pas une approche unitaire et peut représenter l’une des failles dans laquelle s’engouffre tout mouvement subversif. Si cela est accepté là, pourquoi pas ici.

L’administration française, au service de l’Etat, doit appliquer les règles avec rigueur. Je pense que le temps de la compréhension, bien souvent pour éviter des polémiques, doit être dépassé. On ne peut donc qu’apprécier l’expulsion ce week end dans des délais remarquablement courts d’un recruteur tunisien djihadiste (Cf. Le Monde du 14 juin 2014). Sans doute un durcissement utile des mesures.

Cette subversion s’appuie aussi sur un calendrier du long terme. Le croyant a le temps d’autant qu’il est convaincu de l’au-delà et de la justesse de sa cause. Qu’avons-nous à lui à lui opposer ? Peu de choses à part du droit, de la morale, un peu de force et beaucoup de peurs, surtout de la mort, et des indécisions. Et puis, n’allons-nous pas nous montrer « intolérants » ? N’allons-nous pas « stigmatiser » ou « discriminer » ? N’allons-nous pas être condamnés par une quelconque cour de justice ? Et que vont dire les associations, les médias… J’en passe.

Les mots et la rhétorique employés conduisent à l’inhibition et à la censure de l’expression publique pour éviter toute polémique et construire le cadre favorable à la subversion par les idées, l’affichage d’une tolérance compassionnelle. Par exemple, j’ai une certaine difficulté lors de son interview à comprendre un coordonnateur national du terrorisme regrettant la mort de djihadistes français en Syrie pour la perte humaine que cela représentait. Je ne suis pas sûr que l’apitoiement soit un bon message surtout si on lit les atrocités commises par les djihadistes même si elles ne sont pas attribuables personnellement.

Cependant aujourd’hui il ne s’agit plus d’un affrontement idéologique dans une approche politique du monde. Il s’agit désormais d’une approche religieuse qui déterminera le cadre politique des Etats concernés. Il ne s’agit plus d’un risque mais d’une menace grave sur nos sociétés mal armées contre l’idéologie djihadiste surtout si, au nom des libertés religieuses et donc de la laïcité, elle est tolérée.

Enfin, la ressource humaine pour le djihadisme existe. Mme Taubira a dévoilé ce 12 juin sur RTL un chiffre généralement difficile à connaître car il est soumis à des interprétations possibles et donc à des polémiques. 18 000 personnes incarcérées aujourd’hui dans les prisons (Cf. RTL du 12 juin 2014) suivent le ramadan sur donc environ 67 000 détenus.

Or, il est réaffirmé avec force ces dernières semaines que les prisons notamment françaises sont des centres de recrutement et de radicalisation des djihadistes. 90 d’entre eux sont selon Christiane Taubira, concernés par la radicalisation et donc pour devenir des soldats du djihad après avoir été des « condamnés de droit commun ». 800 sont aussi suivis. Le vivier des futurs djihadistes aptes à l’usage de la violence existe.

Pour conclure

Le djihadisme, déjà évoqué sur ce blog à plusieurs reprises, fait une percée réelle sur plusieurs fronts. Il affiche une action politique et militaire préoccupante. Son influence progresse. Il construit la construction de ses bases-arrières avec persévérance. Son recrutement s’affirme et son aguerrissement accroît sa capacité opérationnelle malgré quelques reflux temporaires en Afghanistan et au Mali. Mais il est loin d’être éradiqué et la guerre courte espérée par l’Occident n’a pas de sens pour le fanatique religieux.

Cette menace apparemment extérieure devient aujourd’hui une préoccupation intérieure face à un ennemi déterminé, que nous nous situions en France ou en Europe. La seule criminalisation de l’acte terroriste ne pourra pas nous assurer la sécurité. Le terrorisme est un mode d’action. On ne peut pas juger l’acte sans combattre la pensée qui l’a animée, en l’occurrence celle du djihadisme, c’est-à-dire du fanatisme religieux à vocation politique. L‘ennemi est bien identifié.

Général (2S) François CHAUVANCY
Général (2S) François CHAUVANCY
Saint-cyrien, breveté de l’École de guerre, docteur en sciences de l’information et de la communication (CELSA), titulaire d’un troisième cycle en relations internationales de la faculté de droit de Sceaux, le général (2S) François CHAUVANCY a servi dans l’armée de Terre au sein des unités blindées des troupes de marine. Il a quitté le service actif en 2014. Consultant géopolitique sur LCI depuis mars 2022 notamment sur l'Ukraine et sur la guerre à Gaza (octobre 2023), il est expert sur les questions de doctrine ayant trait à l’emploi des forces, les fonctions ayant trait à la formation des armées étrangères, la contre-insurrection et les opérations sur l’information. A ce titre, il a été responsable national de la France auprès de l’OTAN dans les groupes de travail sur la communication stratégique, les opérations sur l’information et les opérations psychologiques de 2005 à 2012. Il a servi au Kosovo, en Albanie, en ex-Yougoslavie, au Kosovo, aux Émirats arabes unis, au Liban et à plusieurs reprises en République de Côte d’Ivoire où, sous l’uniforme ivoirien, il a notamment formé pendant deux ans dans ce cadre une partie des officiers de l’Afrique de l’ouest francophone. Il est chargé de cours sur les questions de défense et sur la stratégie d’influence et de propagande dans plusieurs universités. Il est l’auteur depuis 1988 de nombreux articles sur l’influence, la politique de défense, la stratégie, le militaire et la société civile. Coauteur ou auteur de différents ouvrages de stratégie et géopolitique., son dernier ouvrage traduit en anglais et en arabe a été publié en septembre 2018 sous le titre : « Blocus du Qatar : l’offensive manquée. Guerre de l’information, jeux d'influence, affrontement économique ». Il a reçu le Prix 2010 de la fondation Maréchal Leclerc pour l’ensemble des articles réalisés à cette époque. Il est consultant régulier depuis 2016 sur les questions militaires au Moyen-Orient auprès de Radio Méditerranée Internationale. Animateur du blog « Défense et Sécurité » sur le site du Monde à compter d'août 2011, il a rejoint en mai 2019 l’équipe de Theatrum Belli.
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