Du Protocole de Londres au Laconia-Befehl : la guerre sous-marine sans limite

La Seconde Guerre mondiale connait une importante mutation dans la guerre sur mer : là où la Première Guerre mondiale avait déjà inauguré la guerre sous-marine sans restriction, celle de 39-45 consacre son caractère systématique et doctrinal. Le navire de commerce cesse d’être une prise de guerre, il devient une cible à éliminer pour asphyxier l’économie de l’ennemi.

En effet en 1917 Le Kaiser Guillaume II ordonne de mener une guerre sous-marine sans restriction – on peut également parler de guerre à outrance ou de guerre sans limite -. Tous les navires de commerce, quel que soit leur pavillon, peuvent être coulés s’ils sont suspectés de commercer avec l’Entente.

Entre 1936 et 1942, le droit maritime et le droit de la guerre ont été relégués au rang de simple contrainte tactique.

Ce glissement n’est pas un accident : il a été préparé, pensé, justifié souvent au nom de la nécessité.

Le protocole de Londres : moraliser la guerre sous-marine

La Première Guerre mondiale avait vu l’essor du sous-marin comme arme stratégique et son emploi massif par l’Empire allemand à la fin de la guerre.

Le Traité naval de Londres (1930), puis le Protocole du 6 novembre 1936, tentent de l’encadrer.

Préparé sous l’égide du Foreign Office avec le soutien des États-Unis, le texte codifie la conduite des hostilités en mer : les sous-marins doivent respecter les mêmes règles que les navires de surface : Dans leur action à l’égard des navires de commerce, les sous-marins doivent se conformer aux règles du droit international auxquelles sont soumis les bâtiments de guerre de surface.

En particulier, sauf refus persistant de s’arrêter après sommation régulière ou résistance active à la visite, un navire de guerre, surface ou sous-marin, ne peut couler un navire de commerce sans avoir au préalable mis passagers, équipage et papiers en lieu sûr. Les embarcations du bord ne sont pas en soi un lieu sûr.

L’esprit du Protocole de 1936 prolongeait la logique du désarmement naval des années 1920. Sans intention affichée, le texte favorise pourtant les puissances disposant d’une forte flotte de surface — au premier rang desquelles les Britanniques. En effet, les obligations imposées aux submersibles rendent leur emploi offensif quasi impossible : La taille des submersibles ne leur permette pas de recueillir de nombreux naufragés, les moyens de communication permettent aux navires attaqués de donner l’alerte – ce qui n’était pas vraiment le cas durant la première guerre mondiale —, les submersibles comptent sur la discrétion et sont très vulnérables en surface.

À noter : le Japon signe mais ne ratifie pas le protocole.

L’entre-deux guerre : la préparation de la transgression

Durant l’entre deux guerre les marines des grandes puissances prennent conscience de la place majeure que pourra occuper l’arme sous-marine dans les guerres futures. Elles élaborent des doctrines qui anticipent la violation du Protocole, tout en maintenant une façade juridique.

L’Allemagne

Les Allemands considèrent la guerre sous-marine illimitée comme la stratégie la plus efficace dans une guerre de grande ampleur : pas d’avertissement, attaque sans distinction, pas de recueil des naufragés. Ils ont conscience de son illégalité.

Dès 1937, la formation des futurs commandants de U-Boote intègre la doctrine élaborée par Karl Dönitz : une guerre de course submersible fondée sur la destruction du commerce ennemi au cas où la Kriegsmarine n’arriverait pas à s’assurer de la maîtrise des mers. Cette doctrine reste officieuse, car elle contrevient au Protocole de 1936.

Hitler, redoutant d’entraîner les États-Unis dans la guerre comme en 1917, interdit dans un premier temps l’application immédiate de la guerre sans limite et demande d’éviter les navires neutres.

Cependant, les instructions opérationnelles de 1939 autorisent déjà l’attaque sans avertissement des navires armés ou transmettant par radio la position des U-Boote.

Les États-Unis

Les Etats-Unis ont dénoncé la guerre sous-marine allemande de 14-18 mais les planificateurs américains ont constaté son efficacité et réfléchissent à son intégration dans leur doctrine.

Dès les années 1920, le War Plan Orange — plan en cas de conflit avec le Japon — prévoit qu’un blocus économique total permettrait de couper le Japon de ses points d’approvisionnement et de l’asphyxier. Le sous-marin y tient une place de choix mais la guerre illimitée n’est envisagée qu’en ultime recours.

Le Judge Advocate General (JAG) et l’US Navy reconnaissent que la guerre sous-marine illimitée viole le Protocole de 1936, mais préparent les justifications de son utilisation : nécessité, représailles, effort de guerre généralisé.

Le Royaume-Uni

Rule, Britannia! rule the waves. Puissance de surface, la Royal Navy redoute la guerre asymétrique et la guerre sous-marine.

Si elle se veut respectueuse du droit international, elle ordonne toutefois dans le Defense of Merchant Shipping Handbook (1938) aux capitaines de la flotte de commerce de signaler par radio tout ennemi et d’ouvrir le feu en cas d’attaque.

Les cargos civils sont par ailleurs conçus pour être armés. Conséquence : la flotte marchande est militarisée, la frontière civil/militaire s’estompe et les convois anglais deviennent des objectifs militaires légitimes aux yeux des Allemands.  

Comme l’écrit Joel I. Holwitt : « Unrestricted warfare was illegal — and meticulously planned »

Les violations successives du droit : de la contrainte à la doctrine

L’Allemagne

Les violations du droit international par la Kriegsmarine sont progressives. D’abord prudente par crainte des réactions internationales —  Un premier cas grave est pourtant à signaler dès septembre 1939, avec le torpillage du SS Athenia — elle durcit son action.

En 1940 la Kriegsmarine instaure des Operational Zones autour du Royaume-Uni dans lesquelles tout navire devient suspect et peut être attaqué. La position remplace le statut.

Par la suite les attaques se font sans avertissement contre les navires civils, même les navires neutres, et dans l’Arctique les naufragés ne sont plus secourus comme nous l’avions montré dans un précédent article.

En septembre 1942, le torpillage du Laconia se fait plus explicite : Alors que des U-boote portent secours aux survivants en affichant une croix rouge sur leur kiosque — ce qui en droit les protègent le temps du sauvetage — ils sont attaqués par l’aviation américaine. Dönitz réagit par le Laconia-Befehl : interdiction totale de secours aux naufragés.

La droite cesse d’être une limite.

Le U-156 (au premier plan) et le U-507 récupèrent des survivants du Laconia le 15 septembre 1942, trois jours après l’attaque.

Les États-Unis

Dès leur entrée en guerre, les États-Unis passent à la guerre sous-marine totale. Le 7 décembre 1941, quelques heures après Pearl Harbor, la flotte du Pacifique reçoit l’ordre : Execute unrestricted submarine warfare against Japan.

Holwitt montre que l’ordre ne vient pas directement de Roosevelt, mais d’une lecture opérationnelle d’un plan déjà conçu. L’état-major est par ailleurs convaincu que le Japon mènera lui aussi une guerre sans limite.

Dans les faits la marine américaine reproduit presque immédiatement les méthodes allemandes : attaque sans avertissement de tous les navires même non identifiés, zones d’attaque indiscriminées, absence de secours systématiques. Toutefois, on ne trouve pas l’équivalent du Laconia-Befehl chez les Américains.

Les justifications de la guerre sous-marine sans limite

Pour les puissances de l’Axe, comme pour les Alliés, la logique pour justifier le non-respect du droit est sensiblement la même. Cinq arguments reviennent dans les doctrines et dans les ordres des belligérants :

  • La nécessité militaire : Un sous-marin qui avertit sa cible ou recueille les naufragés s’expose à être repéré et détruit. Comme le formule Dönitz dans ses mémoires, « le commandant ne peut secourir sans condamner son bâtiment »;
  • Réciprocité : l’adversaire viole le droit, l’obligation n’a donc plus à être respectée à son égard. Richard J. Grunawalt le résume : « Each side believed itself released from the law by the other’s violation ».
  • Légitimité des cibles : les navires de commerce transmettent, renseignent, se défendent – ils deviennent des objectifs militaires ;
  • Territorialisation : les zones d’opération remplacent la distinction des statuts; remplacent la distinction juridique des statuts.
    Dans ces espaces, tout navire est réputé hostile par localisation, non par nature.
  • Exception morale : chaque camp accuse l’autre d’avoir « déshumanisé » la guerre. Les Alliés dénoncent la guerre sous-marine « pirate » de la Kriegsmarine ; Dönitz invoque la « duplicité britannique ».

La symétrie de la transgression devient la règle, ce qui se reflète dans les procès d’après-guerre.

Nuremberg : une illégalité partagée

À Nuremberg, Dönitz est jugé, notamment, pour la guerre sous-marine illimitée menée par les U-Boote. Il reconnait les attaques mais soutient qu’il n’a fait qu’appliquer les mêmes méthodes que les Alliés. La défense produit notamment les témoignages de l’amiral Chester Nimitz montrant que les Alliés ont également violé le protocole dans le Pacifique.

Le Tribunal reconnait l’illégalité de la guerre sous-marine illimitée mais conclut : « The Tribunal is not prepared to hold Dönitz guilty for conducting submarine warfare on the same basis as the Allies. »

Donitz est condamné à dix ans de prison, non pour la guerre sous-marine illimitée, mais pour avoir instauré des zones d’attaque indiscriminées. Le Laconia-Befehl est évoqué mais non sanctionné.

Après 1945, aucun commandant de sous-marin allié ne sera poursuivi pour des attaques identiques. Le Protocole de Londres était pourtant toujours formellement en vigueur.

Après 1945

Les Conventions de Genève de 1949 et protocoles additionnels réaffirment les principes fondamentaux applicables à toute conduite des hostilités, y compris en mer : la distinction entre objectifs militaires et civils, proportionnalité, précaution), et obligation de secours envers les naufragés et les blessés.

La guerre sous-marine n’est donc pas interdite en soi : elle demeure licite si le sous-marin peut respecter le principe distinction et l’obligation de secours dans la mesure du possible.

Des commentaires intéressants sur cette obligation et leur adaptation aux sous-marins sont fait dans Manuel de San Remo et surtout dans le commentaire de la deuxième convention de Genève de 1949 par le Comité International de la Croix Rouge :

« Si l’espace très restreint des sous-marins limite l’étendue de leur assistance ils doivent faire tout ce qu’ils peuvent et ne doivent pas invoquer la nécessité de remplir leur mission militaire comme un prétexte En fonction des moyens techniques à disposition tels des satellites ou des plateformes aériennes sans pilote une partie au conflit peut aussi être en mesure de procéder à une évaluation du nombre et de la localisation des naufragés blessés des malades et des morts sont nécessairement être tributaires des informations fournies par le commandement du sous-marin ».

Demain : la mer sans marins ?

L’histoire se rejoue sous une autre forme : celle des drones navals autonomes.

Ces systèmes, capables de détecter et frapper sans équipage, posent la même question qu’en 1936 : comment appliquer la distinction, la proportionnalité ou le devoir de secours sans commandant ni marin à bord ?

CR1 Alexandre LAMOUR


Pour aller plus loin et sources :

  • Treaty for the Limitation of Naval Armament, Londres, 1930, art. 22
  • Procès-verbal relatif aux règles de la guerre sous-marine du protocole de Londres, Londres, 1936
  • Joel I. Holwitt, Execute Against Japan, Naval Institute Press, 2009
  • Richard J. Grunawalt, Submarine Warfare: With Emphasis on the 1936 London Protocol, USNWC Review, 1993;
  • Defense of Merchant Shipping Handbook (UK Admiralty, 1938);
  • Laconia Order, 17 septembre 1942;
  • Jugement du tribunal de Nuremberg;
  • Manuel de San Remo de 1994 ; Manuel de droit des opérations militaires de 2022, Manuel de Newport de 2025
  • Commentaire du CICR de la convention au traitement des prisonniers de guerre du 12 août 1949.

Cet article n’a pas pour objet d’excuser ou de relativiser les violations du droit de la guerre, mais d’en analyser la genèse et les mécanismes juridiques.

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