LIVRE : L’occupation française de l’Allemagne 1918-1930 (Rémy Porte).

Entre la fin de la Grande Guerre et le début des années 1930, la France a vécu une expérience militaire et diplomatique singulière, souvent méconnue ou minimisée dans l’historiographie : l’occupation de la Rhénanie et de la Ruhr. Pendant près de douze années, des dizaines de milliers de soldats français ont stationné en territoire allemand, incarnant la victoire de 1918 mais devant affronter les complexités d’une occupation en pays vaincu.

Le colonel (er) Rémy Porte, historien militaire reconnu et ancien référent histoire de l’armée de Terre, livre avec cet ouvrage une étude approfondie de cette période charnière des relations franco-allemandes. 

L’ouvrage aborde les aspects politiques, militaires, économiques et sociaux de l’occupation. Il éclaire les tensions nées du traité de Versailles, les crises successives – notamment l’occupation de la Ruhr en 1923 – et l’évolution progressive d’une situation qui, loin de pacifier durablement l’Europe, a contribué à nourrir les ressentiments allemands et à fragiliser la position internationale de la France.

Rémy Porte décrypte avec rigueur l’action de la Haute Commission interalliée des territoires rhénans, le rôle des différents contingents, les controverses autour de l’emploi des troupes coloniales, et les répercussions de cette occupation sur les populations civiles allemandes comme sur les troupes françaises. Il montre comment cette période, pensée comme une garantie de sécurité pour la France, s’est progressivement retournée contre elle sur le plan diplomatique.

Ce livre constitue une contribution essentielle à la compréhension de l’entre-deux-guerres et des racines du second conflit mondial. Il offre un regard lucide et documenté sur une page d’histoire souvent occultée, celle d’une occupation qui devait assurer la paix mais qui, paradoxalement, a préparé le terrain à de nouvelles tensions européennes.

Chars Renault FT dans les rue de Essen.

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Notre entretien avec Rémy Porte. Propos recueillis par Stéphane Gaudin.

TB : L’occupation de la Rhénanie et de la Ruhr reste largement méconnue du grand public français, contrairement à d’autres épisodes de l’entre-deux-guerres. Comment expliquez-vous cet angle mort de notre mémoire collective ? Est-ce dû au fait que cette occupation s’est progressivement retournée contre la France sur le plan diplomatique ?

RP : Comme souvent en histoire, les causes sont diverses et se cumulent. D’une part, n’oublions pas que la France sort alors d’un conflit terrible, qui a causé près de 1.400.000 morts militaires et 300.000 civils, auxquels il faut ajouter 4.270.000 blessés, dans un pays qui compte moins de 40.000.000 d’habitants. La France des années 1920 est un pays de femmes en noir et les anciens combattants, au-delà de toute considération politique, sont massivement favorables à une forme de pacifisme. D’autre part, cette longue opération (12 ans) se déroule certes dans un climat de tension et d’insécurité permanentes, mais elle ne donne lieu à aucune grande bataille rangée. Dans la conception collective, publique, l’action militaire n’est pas conçue en dehors de l’emploi de la force armée et du feu. Que des militaires assurent la garde de locaux publics, de gares ou d’usines est presque considéré comme étant dévalorisant. Enfin, les responsables politiques français (y compris Poincaré qui n’a pas su, pu ou voulu exploiter les premiers succès) manquent singulièrement de volonté dans la durée, face à des gouvernements allemands qui, bien que souvent éphémères, poursuivent avec obstination la même politique, et des pays anglo-saxons (Grande-Bretagne et Etats-Unis) qui ne cessent de plaider pour davantage de « compréhension » à l’égard de Berlin.

A la conjonction de ces différents facteurs, cette longue opération est d’abord déconsidérée et passée par pertes et profits puis, après les drames de la Seconde guerre mondiale, totalement évacuée de notre mémoire collective.

La présence de soldats coloniaux, notamment maghrébins et africains, dans les territoires rhénans a donné lieu à une violente campagne de propagande allemande connue sous le nom de ‘Schwarze Schmach’ (Honte noire). Comment les autorités françaises ont-elles géré cette controverse ? Et en quoi cette expérience a-t-elle influencé les rapports entre la métropole et ses soldats coloniaux ?

La question de la « honte noire » est souvent analysée et présentée aujourd’hui sous le seul angle d’une forme de « proto-nazisme », annonce d’un racisme politique qui va s’imposer en Allemagne. Prenons soin de replacer les faits et leurs conséquences immédiates dans leur contexte du début des années 1920. Tout d’abord, relevons qu’il s’agit initialement d’une initiative de l’extrême-droite réactionnaire bavaroise, qui trouve rapidement un écho dans la grande presse allemande et reçois ensuite le soutien déterminé du gouvernement de Weimar. D’une initiative clairement raciste, on passe donc à un argument de propagande politique contre la présence militaire française. Deux observations ensuite : d’une part le ministère allemand des Affaires étrangères utilise intensivement cette rhétorique dans ses communications diplomatiques à destination des pays neutres et des puissances anglo-saxonnes pour tenter de démontrer « l’inhumanité » supposée des troupes françaises ; d’autre part les effets de cette détestable propagande en Rhénanie même sont finalement assez limités. Les habitants de la province n’apprécient certes pas dans leur majorité la présence militaire tricolore, mais ils savent bien et ils constatent quotidiennement que nos soldats, métropolitains ou coloniaux se comportent correctement. Les quelques incidents correspondent souvent à des provocations après des sorties en ville un peu trop arrosées.

Dans ce contexte, la réaction des autorités françaises s’exprime à trois niveaux. Au plan militaire au niveau de l’armée du Rhin, les unités issues d’Afrique noire ne sont pas engagées en première ligne contre les grévistes par exemple, mais cantonnées autant que possible dans des missions statiques ou placées en réserve. Au niveau de l’état-major général, les unités de tirailleurs sénégalais sont progressivement retirées de l’armée du Rhin (et d’ailleurs remplacées par des régiments de tirailleurs algériens ou annamites par exemple). Enfin, au plan politique, Raymond Poincaré donne le ton en affirmant que ces tirailleurs d’Afrique noire sont des ressortissants français appartenant à des unités de l’armée régulière, et que donc rien ne doit les différencier des autres régiments, ni interférer dans les consignes d’emploi.

Vous montrez que ce qui était pensé comme une garantie de sécurité pour la France est devenu un handicap diplomatique. Quel a été le tournant décisif ? L’occupation de la Ruhr en 1923 a-t-elle marqué le point de non-retour dans la perception internationale de la politique française ?

Au risque d’être excessif, on peut même considérer que l’affaire est mal engagée dès le premier jour. Le précoce retrait américain et le refus de Washington de signer le traité de Versailles comme d’honorer la promesse d’un accord de sécurité et de défense avec la France, place Paris dans une situation internationale difficile. Il ne faut en effet pas oublier que la France et le Royaume-Uni sont redevables à Washington des importants emprunts de guerre contractés aux USA. A Paris, on considère que pour rembourser les Américains, il faut que l’Allemagne paye les réparations. A Londres, très vite, un consensus se forme pour renouer des relations économiques transatlantiques apaisées. D’autre part, les nombreuses et rigoureuses tensions franco-britanniques en Moyen-Orient comme en Europe centrale ont naturellement des échos en Rhénanie, d’autant plus que le gouvernement allemand cherche tous les prétextes pour se plaindre de la France auprès du gouvernement anglais.

Dans un tel contexte, la France est rapidement isolée, et je rappelle d’ailleurs dans le livre que même la Belgique, qui pourtant participe à l’occupation de la Ruhr, n’adhère pas totalement à l’argumentation française et conserve des relations bilatérales plus sereines avec la Grande-Bretagne. Au bilan, Paris n’a jamais véritablement bénéficié d’un soutien international réel, et plus les années passent et plus ‘isolement des « jusqu’aux-boutistes » est grand. 

Au-delà des enjeux géopolitiques, comment se déroulait concrètement le quotidien de cette occupation ? Quelles relations se sont établies entre les troupes françaises et les populations civiles allemandes ? Y a-t-il eu des formes de cohabitation, voire de fraternisation, malgré le contexte ?

Il y a d’abord une volonté clairement assumée par le commandement militaire de nouer des relations de qualité avec la population comme avec les élites locales. Au lendemain de la Grande Guerre, il ne s’agit sans doute pas d’une empathie particulière pour les Allemands, mais très pragmatiquement d’une nécessité opérationnelle : si les relations sont correctes, les risques d’incidents sont moindres et donc les charges de sécurité moins lourdes. Les officiers français puisent souvent dans l’histoire du Grand Siècle ou de l’épopée impériale des exemples de présence française sur le Rhin. Manifestations publiques, cérémonies, expositions, sont organisées en ce sens. Dans le même esprit, une agence de presse diffuse auprès des journaux allemands de la région des informations favorables à la France ou soutenant la thèse française, des périodiques bilingues sont édités et des cours de français gracieusement organisés pour les enfants comme pour les adultes. Enfin, lorsque la crise se fait plus aigüe ou face aux rigueurs de l’hiver, les services de l’intendance militaire participent au ravitaillement de la population locale (approvisionnement des boulangeries en farine, aide et protection des récoltes, livraison de charbon pour le chauffage, etc.). En dépit de tous ces efforts, la grande majorité de la population reste dans une forme de prudente expectative et retrouvera le régime ordinaire de la république de Weimar en 1930 avec soulagement.

Dans un tel environnement, il est inévitable que des couples se forment. Cette situation reste très minoritaire (il n’existe aucun chiffre précis), mais conduit à des situations individuelles parfois difficile lorsqu’il faut, à la fin de l’occupation, rentrer dans l’hexagone. Le militaire marié à une Allemande est presque suspect pour ses pairs et supérieurs, tandis que la conjointe aura parfois beaucoup de mal à s’intégrer dans les grandes garnisons de l’Est de la France.

Avec le recul historique, pensez-vous que les responsables politiques et militaires français de l’époque ont tiré les enseignements de cette occupation avant 1939 ? Cette expérience a-t-elle influencé la stratégie française face à la remilitarisation de la Rhénanie par Hitler en 1936 ?

Hélas, les préoccupations militaires des années 1925-1930 poussent à négliger les enseignements de cet épisode. D’une part, il faut venir à bout des révoltes dans le Rif et au Levant, puis restaurer l’ordre public dans ces territoires et terminer leur pacification ; d’autre part, le spectre des classes creuses (le déficit de naissances causé par les pertes de la Grande Guerre) et les coupes budgétaires constituent deux contraintes majeures qui pèsent à la fois sur la réflexion doctrinale, la formation, les investissements. Face à de tels défis, c’est même avec une forme de soulagement que le repli de l’armée du Rhin dans l’hexagone est finalement accueilli, puisqu’il marque la fin d’une charge devenue trop lourde et permet de retrouver (brièvement) quelques marges de manœuvre.

Finalement, cette mission d’occupation d’un territoire étranger en temps de paix dans un contexte très tendu ne fait l’objet que d’un copieux rapport de fin de campagne, sans que des enseignements précis n’en soient tirés et encore moins exploités.

L’occupation française de l’Allemagne 1918-1930, Rémy Porte, Éditions Memorabilia, novembre 2025, 192 pages avec 16 pages d’iconographies, 34 €.

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