La Russie n’a pas seulement appris l’art de la guerre d’attrition : elle en a codifié la grammaire. En combinant drones bon marché et missiles sophistiqués, elle impose à ses adversaires une équation simple et redoutable : forcer des armées mieux équipées à dépenser disproportionnellement leurs ressources pour contenir des menaces conçues pour saturer leurs défenses. Or, le modèle occidental a privilégié quelques équipements de pointe supposés couvrir tout le spectre opérationnel. Ce pari de la sophistication unique, qui garantissait autrefois la supériorité, devient aujourd’hui une vulnérabilité.
C’est dans ce contexte que prend sens le concept de « juste besoin ». Non pas une logique de renoncement, mais une philosophie d’emploi : accepter que l’efficacité stratégique réside parfois dans l’imperfection. Mon propos n’est donc pas de rappeler l’évidence, qu’il est absurde d’abattre un drone rustique avec un missile de croisière ; il est de montrer comment repenser la place de nos systèmes phares dans un écosystème de défense plus soutenable, où la modularité et la coexistence capacitaire deviennent les clés de la résilience.
Le réflexe du nivellement par le haut :
En France, comme dans une large portion de l’industrie de défense européenne, subsiste un réflexe presque liturgique : concevoir chaque génération d’équipements comme une vitrine technologique, destinée à démontrer un savoir-faire national. Le résultat est souvent le même :un nivellement systématique par le haut, et, paradoxalement, une perte de pertinence face à des menaces qui jouent sur la quantité et la proportionnalité.
Deux systèmes illustrent ce phénomène. L’AASM (bombe guidée à guidage inertiel/GPS et laser) peut, par exemple, remplacer économiquement un SCALP (missile de croisière air-sol à longue portée) sur certaines missions de frappe en profondeur : moins coûteuse et plus flexible, elle rend pertinente une option qui autrement mobiliserait des ressources rares. En revanche, lorsqu’elle est employée là où une bombe guidée plus rustique comme la GBU (bombe américaine à guidage simple) aurait suffi, l’AASM cesse d’être économique : son niveau de sophistication et son coût la rendent alors à nouveau surdimensionnée. Le problème n’est donc pas l’existence d’une arme « intermédiaire », mais la tendance à l’élever au rang d’outil universel, refusant l’imperfection utile.
Même logique pour le Skyranger 30 : système sol-air court-portée monté sur châssis Boxer.Le système est très performant et bien plus rentable que l’emploi d’un missile d’interception à chaque menace. Cependant il devient financièrement prohibitif dès lors qu’il faut mailler un territoire ou traiter des menaces diffuses. Monté sur un VCI , son coût transforme une solution ciblée en option intenable en masse. Là encore, l’enjeu est un cadrage plus juste du besoin : accepter des réponses simples, modulaires et bon marché là où elles suffisent, plutôt que de niveler systématiquement par le haut.
Repenser l’équilibre : vers une coexistence capacitaire raisonnée.
La véritable question est donc moins celle de la performance intrinsèque que celle de l’usage : comment penser des systèmes complémentaires, capables de coexister ? La logique de coexistence est déjà admise pour le consommable. MBDA différencie ses gammes de missiles selon la menace, afin d’adapter le coût de l’interception à l’effet recherché. Mais dès qu’il s’agit de systèmes complexes,le réflexe reste celui du modèle unique, calibré pour le scénario le plus exigeant.
L’exemple du lance-roquettes Foudre de Turgis & Gaillard face au futur FLP-T en est une bonne illustration. Si l’on cherche à comparer directement leurs performances, le Foudre apparaîtra toujours comme un succédané imparfait. Mais conçu comme un complément, il devient une ressource précieuse : plus simple, plus mobile, plus léger, moins cher, il apporte une capacité d’appui agile et soutenable, parfaitement compatible avec le FLP-T. La question n’est donc pas de savoir s’il « remplace », mais comment il complète — et protège de l’usure — un système plus rare et plus coûteux.
À l’échelle européenne, l’exemple du F-35 illustre la même logique. Conçu pour pénétrer des défenses aériennes denses, il est inégalable dans son rôle. Mais une fois la première vague achevée, quel intérêt d’employer systématiquement un appareil aussi complexe pour des missions de routine ? Là encore, une flotte complémentaire, plus rustique et plus économique, permettrait de préserver l’élite sans sacrifier la densité opérationnelle.
La coexistence capacitaire offre d’abord un avantage organisationnel. Des systèmes plus simples facilitent la formation, accélèrent la montée en puissance et permettent d’intégrer plus aisément des réservistes si besoin, là où des plateformes trop sophistiquées deviennent un frein. Elle ouvre aussi un potentiel à l’export. Des solutions intermédiaires, rustiques mais modulables, trouvent naturellement leur place auprès d’armées moyennes ou de forces projetées. Le Foudre en est une illustration : conçu pour être soutenable et indépendant des contraintes ITAR, il répond à une demande qui échappe aux systèmes lourds. Enfin, cette logique pose un enjeu industriel. Multiplier les gammes exige de raisonner à l’échelle européenne, afin de mutualiser les efforts et d’éviter la dispersion.
Ainsi pensée, la coexistence capacitaire replace la soutenabilité au coeur de la planification. C’est la première clé du juste besoin. La seconde consiste à décliner un même socle de capacités selon les usages : la gradation maîtrisée.
Du socle commun à la juste capacité : construire l’agilité par la gradation
La coexistence capacitaire permet de combiner des familles différentes de systèmes. Mais parfois, la solution la plus pertinente n’est pas de multiplier les gammes, mais d’exploiter la modularité interne d’un même système. La modularité horizontale est déjà bien connue : les blocs-missions du programme SCORPION ou les variantes du KF41 Lynx montrent qu’un même châssis peut être décliné en transport, commandement ou appui. Utile pour diversifier les types de missions, elle ne répond toutefois pas à une question centrale : comment ajuster la sophistication d’un système à l’intensité réelle d’une mission ? Un véhicule de reconnaissance doit-il disposer des mêmes capteurs et armements qu’il soit engagé au Sahel ou sur le front ukrainien ? Faut-il systématiquement dimensionner en fonction du scénario le plus exigeant ? C’est pour dépasser ce dilemme qu’intervient la gradation verticale.
Versions allégées : partir du complet pour décliner l’essentiel
La première approche consiste à livrer une partie du parc en versions allégées, issues du retrait sélectif de certains sous-systèmes d’un modèle complet. Prenons l’exemple du Jaguar du programme SCORPION : dans sa version la plus riche, il associe missiles Akeron, suite optronique étendue, désignation laser et canon CTA-40. Mais faut-il réellement engager une telle configuration dans un théâtre de basse intensité comme le Sahel ? Une variante simplifiée — canon conservé, observation et transmissions assurées, mais sans missiles lourds ni désignation complexe — remplirait déjà l’essentiel : voir plus loin que l’adversaire, transmettre l’information et fournir un appui-feu crédible. Pour un budget identique, cette logique permettrait de disposer de plus d’unités, mieux calibrées pour des engagements de moyenne ou basse intensité. Et comme la base reste commune, rien n’empêche de réinstaller certains modules si la menace l’exige.

Systèmes ouverts : concevoir des socles évolutifs
La seconde approche est plus ambitieuse. Plutôt que de livrer un « full kit » puis d’en retirer des options, elle part d’un socle sobre conçu dès l’origine pour être enrichi : objectif — un parc dense et économique, capable ensuite de monter en capacité par modules normalisés selon la mission.
Nous pouvons imaginer un VCI chenillé en configuration de base : cellule blindée, motorisation, suspensions, vétronique et conduite de tir simplifiée. Il est doté dès la conception de racks standardisés, d’une alimentation surdimensionnée, de connexions Ethernet/IP redondantes et d’ancrages prêts à recevoir des modules. La montée en gamme s’opère en atelier (kits à installer) ou par insertion rapide de modules plug-and-play. Concrètement : remplacer un viseur optique basique par une lunette optronique complète comme l’UTAAS déployée sur le CV90 suédois ; ajouter un système de camouflage actif ; monter un module de guerre électronique (EW) ; intégrer des capteurs ISR avancés ; ou équiper d’un système de protection active.
Les implications sont profondes. Sur le plan doctrinal, on dispose d’un outil adaptable : une même unité peut opérer en configuration sobre pour la stabilisation, puis être montée en gamme pour la haute intensité. Sur le plan industriel, une architecture ouverte permet de diversifier les fournisseurs : le maître d’oeuvre se concentre sur la coque et l’architecture générale, tandis que des PME ou des partenaires spécialisés développent et livrent les modules selon des standards communs. Cette ouverture favorise l’innovation, raccourcit les délais et réduit les verrous technologiques.
Encore faut-il remplir certaines conditions : adoption de standards d’interfaces (NGVA, CMOSS ou équivalents), marges énergétiques et thermiques intégrées dès la conception, certifications CEM et cybersécurité robustes, contrats qui garantissent l’ouverture des API. Sans ces prérequis, le « socle évolutif » reste un concept creux.
En définitive, la gradation verticale offre deux voies complémentaires : alléger certains systèmes pour élargir la masse opérationnelle, ou ouvrir les architectures pour autoriser une montée en gamme progressive. Dans les deux cas, il s’agit de rompre avec le réflexe du « tout haut de gamme », pour faire de la modularité un levier doctrinal et industriel. Livrer un socle commun, puis dimensionner au juste besoin, c’est donner corps à une armée plus agile, plus soutenable et plus résiliente.
Conclusion
Le réflexe du surdimensionnement pèse lourd : des systèmes trop rares, trop coûteux, trop longs à produire. Pour en sortir, deux voies s’imposent : accepter une coexistence capacitaire raisonnée, et penser la gradation verticale comme nouveau standard de conception. L’enjeu n’est pas de renoncer à l’excellence, mais de l’utiliser à bon escient, en réservant le très haut de gamme là où il est décisif. C’est à ce prix que l’on retrouvera une armée de masse, agile et soutenable.
Guillaume FRANÇOIS