La guerre en Ukraine a replacé le blindé au cœur des débats stratégiques.
Les drones, missiles et frappes d’artillerie ont montré sa vulnérabilité, mais paradoxalement, il demeure indispensable dans les doctrines de haute intensité : non plus comme un système autosuffisant, mais comme un outil intégré à la manœuvre interarmes.
L’Allemagne illustre ce retour en force avec l’achat prévu d’ici 2040 de plus de 1 000 chars lourds et 2 500 VCI, autour du futur Leopard 3. Bien plus qu’un renouvellement capacitaire, c’est une stratégie industrielle assumée pour recréer une masse blindée et imposer un standard européen. Cette orientation bouleverse le programme MGCS, censé incarner le futur char commun franco-allemand. Si le Leopard 3 entre en service dès 2030 et s’impose à l’export, que restera-t-il d’un projet alternatif en 2040 ? La France doit désormais choisir : suivre ses partenaires dans la course au char lourd, ou tracer une voie différente, fidèle à sa culture militaire fondée sur la mobilité et l’adaptabilité.
Les acquis français : mobilité et projection
Le programme SCORPION a marqué un tournant pour l’armée de Terre. Après des années de sous-investissement, il a recréé une architecture cohérente et numérisée. Les Griffon, Jaguar et Serval, articulés autour du système d’information SICS, offrent une interopérabilité qui redonne de la cohérence à l’outil terrestre. Cette modernisation s’est faite au profit du tout-roues, complété par quelques chars Leclerc modernisés. Ce choix reflète une culture française tournée vers la projection rapide, là où d’autres armées privilégient la masse et la protection.
L’IISS souligne que cela confère à l’armée française « une aptitude rare à projeter rapidement des forces interarmes sur de longues distances », confirmée lors des déploiements en Afrique et en Europe de l’Est.
Mais cet atout a un revers. Face à la montée en intensité, le modèle révèle une faille : l’absence de trame chenillée robuste. Les véhicules à roues deviennent vulnérables, et le Leclerc, malgré ses qualités, reste trop lourd, coûteux et rare pour être projeté efficacement. La France se retrouve ainsi avec un modèle cohérent mais incomplet : agile et projetable, mais fragile dans le combat durci. D’où la question centrale : comment reconstruire une trame chenillée souveraine, adaptée à notre format et à nos besoins ?
Leçons des conflits récents
Les guerres récentes, surtout en Ukraine, ont bousculé les certitudes autour du char de combat. Trois enseignements majeurs en ressortent.
D’abord, les distances d’engagement sont bien plus réduites qu’on ne l’imaginait. Selon le Royal United Services Institute, la majorité des duels blindés se sont déroulés « entre 500 et 1200 mètres, rarement au-delà ». Cela relativise l’avantage des canons de 120 ou 125 mm
Ensuite, la vulnérabilité structurelle des MBT lourds est évidente. Drones FPV, missiles modernes (Kornet, Javelin), artillerie : aucun blindage, aussi épais soit-il, ne garantit la survie. La protection repose désormais sur un équilibre entre blindage passif, furtivité, mobilité et systèmes actifs (APS).
Enfin, la disponibilité opérationnelle devient un facteur décisif. Les chars lourds occidentaux, comme le Leopard 2 ou le Challenger 2, affichent des taux médiocres en opérations, leur masse et leur complexité pesant lourd sur la logistique contrairement à d’autres systèmes plus rustiques.
Ces enseignements convergent : la supériorité moderne ne vient plus de la surpuissance isolée, mais de la soutenabilité logistique, de la mobilité et de la furtivité.
Des expériences étrangères qui éclairent le débat
La tendance n’est pas uniforme : certaines armées misent encore sur des plateformes toujours plus lourdes et universelles, à l’image du KF41. Mais ailleurs, une autre logique se dessine. Certains, comme la Corée du Sud avec le K2, cherchent à alléger et assouplir le char de bataille. D’autres vont plus loin et redéploient une gamme complète de blindés moyens, longtemps délaissée. Pour la France, c’est cette seconde approche qui paraît la plus cohérente avec une doctrine centrée sur la mobilité tactique et stratégique. Les expériences étrangères en montrent déjà les potentialités comme les limites, mais elles confirment que l’alternative au tout-lourd existe.
La Chine, en particulier, a mis en avant le Type 100, un char d’environ 40 tonnes, révélé lors du défilé militaire du Jour de la Victoire à Pékin début septembre 2025. Doté d’une motorisation hybride diesel-électrique de 1 500 ch, il atteint un rapport poids/puissance de près de 37 ch/t, inédit dans cette catégorie. Ce qui capte l’attention, c’est surtout son système APS hard-kill (version évoluée du GL-6) capable d’ériger une protection contre les drones-suicides et les missiles anti-char
Aux États-Unis, le M10 Booker illustre une autre voie. Officiellement “véhicule de combat”, il reprend l’idée d’un appui direct plus léger. Mais son parcours est instructif surtout par ses difficultés : industrialisation plus lente que prévu, coûts en hausse, et une doctrine d’emploi encore floue, entre rôle d’appui et fonction de rupture. Le Booker montre bien qu’un blindé intermédiaire ne vaut que s’il s’inscrit dans une vision claire, avec des arbitrages assumés et non comme un compromis bricolé entre MBT et VCI.
La Suède, à l’inverse, a réussi son pari avec le CV90. Depuis trente ans, ce véhicule de combat d’infanterie a été décliné en multiples versions, modernisé par incréments, exporté largement. Sa recette ? Un socle commun modulaire, assez flexible pour évoluer au fil du temps sans rupture de format. La leçon est limpide : on n’a pas besoin d’un “système parfait” dès le départ, mais d’une plateforme adaptable, ouverte et durable.
Pour la France, l’enjeu n’est pas d’imiter ces modèles, mais d’en tirer les leçons : ils confirment toutefois qu’il existe une place pour un char moyen modulaire, adapté à notre doctrine et à nos contraintes industrielles.
Un char moyen français : faisabilité et arbitrages
L’histoire récente montre que la France n’a jamais pu employer son char Leclerc dans un conflit de haute intensité. Conçu comme un MBT de pointe, il est resté cantonné à des usages limités (Kosovo, Émirats, courte projection au Liban), sans jamais démontrer sa pleine utilité en interarmes. Ce constat impose un choix clair : le futur doit privilégier un char moyen adapté aux réalités d’emploi de l’armée française.
La doctrine française repose sur la manœuvre, la vitesse et l’économie des moyens, plutôt que sur le choc frontal. Le char moyen, plus léger et plus mobile, peut redevenir l’outil pivot : assez puissant pour l’appui-feu direct, mais surtout suffisamment agile pour accompagner l’infanterie, se déplacer vite, surprendre et durer dans des combats dispersés.
- Furtivité et mobilité comme priorités : silhouette basse, gestion multispectrale (IR, radar, électromagnétique), camouflage avancé, émissions électroniques réduites et maîtrise des contre-mesures. La France a déjà l’expertise industrielle pour l’imposer.
- Excellence électronique : optronique Safran et Thales, EW Thales et Airbus DS, architecture Scorpion/NGVA : un écosystème permettant de bâtir un char pensé comme une plateforme électronique évolutive.
- Motorisation hybride : un moteur diesel de 1000–1200 ch complété par une hybridation légère assurerait 28–30 cv/t, réduirait la consommation, permettrait le “silent watch” et diminuerait les signatures sonores et thermiques.
Un tel format repose sur des choix assumés.
L’armement, d’abord : le canon de 105 mm haute pression. Ce n’est pas un compromis par défaut, mais un arbitrage doctrinal. Moderne, précis, capable de tirer des munitions flèches dépassant 1 700 m/s, il demeure redoutable aux distances les plus fréquentes des combats blindés récents. Couplé à des missiles top-attack et à des drones légers embarqués, il constitue une panoplie offensive cohérente avec un emploi interarmes.
La protection, ensuite, doit être pensée autrement que sur un MBT de 60 tonnes. L’objectif n’est pas d’égaler un blindage massif frontal, mais d’assurer avant tout la survie de l’équipage : blindage modulaire calibré contre les menaces courantes (obus flèche de 30–40 mm, roquettes, ATGM), complété par un système de protection active (APS) pour neutraliser les attaques les plus dangereuses. L’exemple chinois est instructif : son futur char moyen intégrerait une évolution du GL-6, avec plusieurs tourelleaux hard-kill capables de contrer des salves de drones et missiles. Pour la France, cette logique pourrait être prolongée par l’ajout de modules C-UAS, dont le laser HELMA-P de CILAS, déjà testé contre drones légers.
La mobilité doit être une signature. Pour un char de 40 tonnes, un rapport poids/puissance de l’ordre de 28 à 30 cv/t est réaliste : il garantit vitesse, réactivité et mobilité stratégique. Avec un moteur autour de 1 100–1 200 cv, une transmission compacte et un powerpack extractible, l’entretien est simplifié. Des innovations comme les chenilles composites caoutchoutées, plus légères et silencieuses, accroissent l’autonomie et réduisent la signature.
Reste le coût, point décisif. Les MBT modernes dépassent 20 millions d’euros pièce, un modèle insoutenable dans une guerre d’attrition. L’enjeu est de trouver l’équilibre : un blindé robuste, adapté, doté de haute technologie là où elle est indispensable mais qui reste abordable.
Un char moyen comme base d’une gamme soutenable
Plutôt que de poursuivre l’illusion d’un blindé unique capable de tout faire, la France peut tracer une voie différente : celle d’un char moyen modulaire, socle d’une famille réduite mais cohérente, pensée dès le départ pour l’attrition et l’évolutivité.
Concrètement, deux formes de modularité existent. La modularité horizontale consiste à décliner un même châssis en plusieurs versions spécialisées (transport, combat, commandement). La modularité verticale, elle, vise à graduer l’équipement d’une même plateforme en ajoutant ou retirant des sous-systèmes selon les besoins.
L’idée ici est simple : un bas de coque commun (moteur, transmission, suspensions, blindage plancher, connectivité) sert de fondation à deux variantes de combat. D’un côté, un char moyen de 105 mm, profil bas et silhouette ramassée, destiné au feu direct et à l’appui mobile. De l’autre, un VCI chenillé de 40 mm, doté d’un compartiment arrière pour l’infanterie. Deux vocations nettes, une même base industrielle et logistique. Cette modularité horizontale, volontairement limitée, évite la dispersion observée chez certains concurrents (Lynx, Boxer), transformés en porteurs universels surdimensionnés.
À ce socle s’ajoute une modularité verticale assumée : la différenciation ne se fait pas par la multiplication des caisses, mais par l’ajout ou le retrait de modules. La version de base, allégée, répond aux besoins de projection et d’attrition : blindage contenu, électronique réduite à l’essentiel, consommation modérée. La même plateforme peut ensuite être densifiée pour des engagements plus exigeants — surblindage, systèmes de protection active, capteurs et briques électroniques additionnelles.
Cette logique n’est pas une spéculation : les standards ouverts comme le NGVA européen ou le CMOSS américain prouvent qu’il est possible d’intégrer des racks normalisés accueillant radios, contre-drones, guerre électronique ou calculateurs IA, à condition de garantir alimentation, refroidissement et compatibilité électromagnétique. Elle ouvre deux perspectives décisives :
- une flotte calibrée, produite en masse dans une version sobre, mais reconfigurable selon les théâtres ;
- un écosystème industriel ouvert, où PME françaises comme partenaires étrangers peuvent développer et intégrer leurs propres modules.
C’est ce réalisme qui fait la différence : au lieu d’un « super-char » rare et coûteux, une flotte robuste et évolutive, capable d’absorber l’attrition, de préserver l’agilité et de stimuler l’innovation. Une voie française différenciante, où le char moyen devient non pas un ersatz de MBT, mais la pierre angulaire d’une manœuvre interarmes moderne.
Conclusion : choisir notre voie
Les conflits récents rappellent la vulnérabilité des chars lourds et la nécessité d’une approche différente. La France, fidèle à une doctrine fondée sur la manœuvre et la supériorité informationnelle, n’a pas vocation à suivre le modèle universel et massif du Lynx KF41.
L’alternative est claire : une famille resserrée, complémentaire de l’écosystème SCORPION, autour de deux variantes spécialisées — un char moyen et un VCI chenillé — reposant sur un socle commun. La modularité verticale, pensée dès la conception, permet d’ajuster ces plateformes à l’intensité des missions et de préserver leur agilité.
Reste à clarifier la position française vis-à-vis du programme MGCS : soit en pesant pour une coopération flexible centrée sur des briques technologiques communes, soit en assumant une trajectoire nationale cohérente avec nos besoins doctrinaux. Mais dans tous les cas, la voie est tracée : plutôt que de courir derrière des plateformes trop lourdes et universelles, la France a l’opportunité d’affirmer un modèle différenciant, centré sur l’information, la mobilité et la furtivité. C’est là que réside la véritable plus-value stratégique.
Guillaume FRANÇOIS