Exercice « Forest Guardian » : quand l’OTAN transforme les forêts lettones en laboratoire de guerre du futur.

Octobre 2025, en Lettonie, l’Alliance atlantique expérimente une méthode originale pour éprouver les matériels : faire travailler ingénieurs et soldats côte à côte pour développer les armes de demain. Bienvenue dans l’atelier grandeur nature de la guerre technologique. 

Le terrain ne pardonne pas les erreurs de conception

Dans les sous-bois humides de Lettonie, un drone de reconnaissance Ghost X d’Anduril survole la canopée pendant qu’au sol, un ingénieur américain en treillis note fébrilement les dysfonctionnements signalés par un sergent écossais. À quelques centaines de mètres, un robot terrestre Gereon d’ARX Robotics s’embourbe dans un terrain marécageux, révélant brutalement l’écart entre les performances promises en salle de démonstration et la réalité du champ de bataille. Bienvenue à Forest Guardian, l’exercice où l’OTAN réinvente sa façon de concevoir les systèmes d’armes.

La Lettonie, membre de l’OTAN depuis 2004, accueille un exercice qui rompt avec les conventions militaires. Ici, pas de simple démonstration de force ou de répétition de manœuvres classiques. Forest Guardian fonctionne comme un laboratoire opérationnel où techniciens et opérationnels fusionnent leurs expertises pour tester, casser, réparer et améliorer les technologies de combat en temps réel.

Le choix du terrain n’est pas fortuit. Les forêts denses de Lettonie, son climat continental rigoureux et ses sols alternant entre zones sèches et marécages constituent un banc d’essai rigoureux. 

Douze ingénieurs dans la boue avec les fantassins

L’innovation majeure de Forest Guardian tient en la présence de douze ingénieurs des groupes Arondite, ARX Robotics, Anduril Industries, Iveco et L3Harris Technologies. Ces derniers ont quitté leurs bureaux pour patauger dans la boue lettone aux côtés des soldats. Leur mission : observer comment leurs équipements se comportent quand un fantassin gelé, stressé et épuisé doit les utiliser sous pression avec l’objectif tactique de réussir la mission.

Le système Cobalt d’Arondite Ltd., conçu pour offrir aux commandants une visualisation en temps réel du champ de bataille, s’est confronté à la réalité des interférences radio en forêt dense. Les véhicules terrestres sans pilote Viking d’IDV ont découvert que les algorithmes de navigation ne suffisent pas quand le GPS est brouillé et que le terrain refuse de correspondre aux cartes numériques.

Cette confrontation directe entre concepteurs et utilisateurs produit des résultats impossibles à obtenir en laboratoire. Un fantassin peut expliquer en deux phrases pourquoi une interface tactile ne fonctionne pas avec des gants mouillés. Un sergent avec vingt ans de métier détecte instantanément qu’un équipement de cinq kilos de trop compromet la mobilité sur longue distance. Ces retours, intégrés immédiatement, évitent des années de développements inadaptés et des millions gaspillés.

Forest Guardian sert de banc d’essai pour l’arsenal technologique de demain. Les drones tactiques de petite taille, équipés de caméras haute résolution et d’imagerie thermique, ont démontré leur capacité à fournir des renseignements en temps réel et à repérer des soldats très bien camouflés. Mais ils ont aussi révélé leurs vulnérabilités face au brouillage électronique et aux conditions météorologiques difficiles.

Les systèmes de vision nocturne de nouvelle génération, testés notamment par les troupes écossaises, ont transformé la capacité à opérer dans l’obscurité. L’intensification d’image combinée à l’imagerie thermique offre désormais une supériorité nocturne qui redéfinit les tactiques d’engagement.

Les équipements de désignation laser et de ciblage de précision ont prouvé leur efficacité pour minimiser les dommages collatéraux. Mais leur dépendance aux communications numériques sécurisées a également exposé une vulnérabilité critique : sans réseaux fiables, ces systèmes sophistiqués redeviennent de simples presse-papiers high-tech. 

Quand la réalité contredit les brochures commerciales

L’exercice a produit son lot de désillusions salutaires. La navigation s’est révélée considérablement plus complexe que prévu, les interférences de signal et le brouillage GPS forçant les unités à revenir aux fondamentaux : carte, boussole et estimation à l’œil. Les robots terrestres, stars des salons d’armement, ont peiné sur le terrain accidenté et marécageux, certains immobilisés par des obstacles qu’un fantassin aurait franchis sans effort.

Ces échecs « valent de l’or » car ils identifient les faiblesses avant que ces systèmes ne soient déployés en opération réelle, où l’erreur se paie souvent en vies humaines. Ils forcent aussi les industriels à sortir de la pensée magique technologique : un algorithme brillant ne compense pas une conception mécanique inadaptée au terrain.

Au-delà de la technique, Forest Guardian soulève des interrogations doctrinales que les états-majors préfèrent généralement éviter. Comment structurer une compagnie qui combine fantassins traditionnels, opérateurs de drones et analystes de données ? Quelle chaîne de commandement permet des décisions rapides quand l’information circule à vitesse électronique ? Et surtout : que fait une unité quand toute cette technologie tombe en panne ou est neutralisée par l’adversaire ? Que deviennent les capacités de cette unité en mode dégradé ?

Les systèmes autonomes et semi-autonomes créent des vulnérabilités inédites. La cybersécurité n’est plus une question de protection des arrières : elle devient une condition de survie au combat. Un drone piraté se transforme en outil de renseignement ennemi. Un réseau de commandement compromis devient un vecteur de désinformation mortelle.

Forest Guardian a testé la résilience de ces systèmes dans des environnements électromagnétiques hostiles. Les résultats restent classifiés, mais les ajustements techniques observés sur place suggèrent que les protocoles de sécurité initiaux se sont révélés insuffisants.

L’humain reste le maître du jeu

La leçon centrale de Forest Guardian est de confronter le « soldat augmenté » à la dure réalité du terrain : les meilleures technologies amplifient les capacités humaines, elles ne les remplacent pas. Un sergent expérimenté possède une intelligence situationnelle qu’aucun algorithme ne reproduit. Sa capacité à lire le terrain, anticiper les réactions ennemies et adapter ses tactiques en temps réel reste irremplaçable.

Les systèmes d’armes modernes doivent donc partir des besoins réels des combattants, pas des seules possibilités techniques. Cette philosophie inverse la logique traditionnelle de l’armement où l’industrie propose et l’armée dispose. Ici, le soldat définit le besoin, l’ingénieur conçoit la solution, et les deux valident ensemble sur le terrain.

L’approche collaborative testée en Lettonie pourrait révolutionner les programmes d’armement futurs. Elle promet de réduire drastiquement les délais entre l’identification d’un besoin opérationnel et le déploiement d’une solution fonctionnelle. Elle minimise aussi les risques de développer des systèmes techniquement brillants mais opérationnellement inutilisables.

Dans un environnement tactique où la supériorité technologique constitue un avantage décisif, la vitesse d’innovation devient aussi cruciale que la qualité des équipements. Cet exercice démontre qu’on peut innover rapidement sans sacrifier la pertinence opérationnelle, à condition d’impliquer les utilisateurs dès la conception.

Les RETEX de cet exercice alimenteront les réflexions de l’OTAN sur l’avenir de la guerre terrestre. Mais au-delà des rapports classifiés et des ajustements doctrinaux, Forest Guardian aura surtout prouvé une vérité simple : le meilleur laboratoire d’armement reste le champ de bataille lui-même, et les meilleurs consultants sont les hommes qui devront utiliser ces armes pour survivre.

Quelques technologies testées

Stéphane GAUDIN
Stéphane GAUDINhttp://www.theatrum-belli.com/
Créateur et directeur du site THEATRUM BELLI depuis 2006. Officier de réserve citoyenne Terre depuis 2018, rattaché au 35e régiment d'artillerie parachutiste de Tarbes. Officier de réserve citoyenne Marine de 2012 à 2018, rattaché au CESM puis au SIRPA. Membre du conseil d'administration de l'Amicale du 35e RAP. Membre associé de l'Union IHEDN AR7 (région Centre Val-de-Loire). Chevalier de l'Ordre National du Mérite.
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