Soutenir les exportations d’armement de nos industriels relève d’une impérieuse nécessité pour la France. L’armée de terre à un rôle important à jouer dans cette démarche. C’est ce dont sont convaincus l’IGA (2S) Thierry Puig et le GCA (2S) Jean-Tristan Verna.
En préalable, il convient de noter que le sujet traité dans cet article ne doit pas être confondu avec celui des livraisons d’armes à un pays en guerre, dont l’exemple nous est actuellement fourni par la guerre en Ukraine. Ces livraisons, sous le coup des circonstances et de l’urgence, s’apparentent, voire sont copiées sur les livraisons massives, ventes ou prêt-bail, que les États-Unis d’Amérique ont pratiqués avant, puis après leur entrée en guerre fin 1941, au profit du Royaume-Uni, de l’URSS et de la France. Il s’agissait alors d’alimenter la guerre des Alliés que l’on voulait victorieuse. Le propos de cet article sur le SOUTien aux EXportations (SOUTEX) se place dans une autre situation. Celle où les exportations d’armement sont utilisées pour maîtriser les tensions et offrir un moyen de dissuader un compétiteur menaçant de « tenter son coup ».
La guerre, qu’on la fasse pour la gagner ou qu’on cherche à la gagner sans la faire, passe toujours par la concentration des efforts et l’emploi de toutes les ressources disponibles pour contraindre l’adversaire à plier ou se replier devant notre volonté. La vente, maîtrisée, à des pays étrangers d’équipements de défense produits par l’industrie française est une des ressources de la stratégie nationale pour faire valoir les intérêts de la France sur la scène internationale.
Il ne s’agit pas ici de revenir au débat moral sur la vente d’armes ou à la pratique de la politique d’exportation, ses contraintes, son encadrement juridique et ses processus de contrôle. Le rapport annuel au Parlement y pourvoit.
Ce propos s’inscrit en aval, d’une part du fondement politico-stratégique de la politique d’exportation d’armements, d’autre part du processus d’autorisation d’exportation, qui garantit que la vente d’armes à des pays étrangers est bien en ligne avec la stratégie nationale d’équilibre géostratégique, le respect du droit international en la matière et bien évidemment la sécurité des soldats français en opération.
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En effet, dans la compétition multipolaire qui se substitue au dialogue ou à la suprématie occidentale qui fit suite à la guerre froide, la politique d’exportation est une composante du rapport de force. Classiquement, elle vise à assurer l’existence d’une industrie de défense (BITD) dont la pérennité dans le cadre de l’économie de marché ne peut plus être assurée par les seuls besoins nationaux, si tant est que ce fut le cas un jour. Mais l’exportation est également le vecteur de partenariats stratégiques régionaux et de la coopération de défense, qui a pris une tournure nouvelle avec « la lutte contre le terrorisme mondialisé ». Visant à marquer des zones d’influence, elle s’intègre ainsi dans la dissuasion globale.
Il est donc normal que l’État s’engage résolument dans le soutien à l’exportation de son industrie de défense et y fasse appel, entre autres actions, aux armées. L’armée de Terre, comme les autres composantes, s’y emploie et devra sans doute accentuer cet engagement à l’avenir par le SOUTEX. Brièvement, les « actions pour l’exportation » consistent à aider les industriels à gagner des contrats[1] (démonstrations, témoignages sur les équipements « éprouvés au combat », participation aux salons de par le monde…), puis à accompagner la mise en œuvre de ceux qui ont été gagnés (actions de formations dans les écoles en France, mise en place d’instructeurs ou mentors dans les pays acheteurs, détachement de personnel et prêts de matériels aux sociétés auxquelles l’État délègue certaines actions de coopération[2], apport d’une capacité de soutien technique dans la durée…).
Le SOUTEX est particulièrement encadré et contraignant. Encadré, car — en principe — ce sont les armées qui décident de leur capacité à lui consacrer des ressources en personnel, temps et équipements. Contraignant, car il n’est pas gratuit. Au contraire, les textes en vigueur imposent un remboursement particulièrement précis et détaillé des coûts engagés, dus par l’industriel concerné.
Surtout le SOUTEX est qualifié, et compris par les militaires, comme ne faisant pas partie des missions spécifiques des armées[3]. C’est sur ce point qu’il est intéressant de s’arrêter, dans la perspective de cette volonté de gagner la guerre avant la guerre, mais avec la capacité à la faire dans toute sa puissance, c’est-à-dire sous la forme de l’engagement majeur, armée contre armée, avec une intensité et une durée non maîtrisées.
Lorsque les armées évoquent cette hypothèse avec les industriels, comme ce fut le cas lors du Forum entreprises-défense (FED) organisé en octobre 2021 à Versailles, elles s’attachent à souligner l’indispensable continuum entre leurs capacités de combat et les capacités de soutien réactif des industriels qui produisent et maintiennent en conditions opérationnelles leurs matériels et munitions. Or, pour avoir la capacité d’être « en soutien opérationnel » des armées dans la durée, les industriels doivent exister… Ils existent en premier lieu dans la mesure où l’industrie nationale reste prioritaire pour fournir et soutenir les matériels des armées. C’est un sujet qui revient souvent, notamment en regard des directives européennes qui vont dans le sens d’une concurrence très large. Mais, comme cela a été maintes fois affirmé, le marché national n’est pas suffisant pour assurer la pérennité de notre BITD, dans
ses volets technologique et industriel. L’export est ainsi vital, pour maintenir la capacité à produire, mais surtout pour dégager les marges financières nécessaires aux investissements de recherche/développement dont l’État français ne prend en charge qu’une partie pour les programmes nationaux. Par conséquent, le SOUTEX doit bien être considéré comme une composante de la souveraineté nationale, donc nécessitant un appui fort des armées. Cela est plus particulièrement vrai pour l’armée de Terre, tant les industriels du domaine terrestre sont soumis à une concurrence d’une autre nature que dans les domaines aéronautique et naval, où les concurrents de premier rang sont peu nombreux, l’appui politique plus marqué et les gammes de matériels nettement plus nombreuses et spécialisées.
Au-delà de l’indispensable soutien de l’industrie nationale, le SOUTEX par l’armée de Terre contribue également à la stratégie de coopération opérationnelle et concrétise la capacité à agir avec puissance en coalition et comme « Nation-cadre ». On peut même parler de « coopération capacitaire de défense ». L’exemple le plus abouti, en Europe, est la démarche CAMO (pour « CApacité MOtorisée »), autour de l’acquisition par la Belgique (et le Luxembourg) du système de combat tactique Scorpion. D’autres exemples, plus anciens ou en projet, pourraient être cités avec des pays du Golfe arabo-persique. Ces coopérations vont bien plus loin que la simple acquisition d’équipements : en font également partie, prospectives capacitaires, doctrines, méthodes et capacités d’entraînement, formation croisée, insertion de personnel, statut juridique des forces pré-affectées, comme dans le cas de CAMO qui entre dans le cadre de l’OTAN et de la défense européenne[4].
D’aucuns pourront juger modeste la portée de l’intégration franco-belge, tandis que d’autres s’indignent de la proximité avec des gouvernements dont ils contestent l’état de droit… Mais, dans l’établissement d’un rapport de forces global, face à des « compétiteurs désinhibés », tout compte pour démontrer la capacité et la volonté de faire la guerre s’il le fallait.
Enfin, l’exportation d’armement ne concerne pas uniquement les « gros objets » qui font la une des quotidiens et les déclarations triomphantes des politiques et des industriels. Toujours dans le respect des traités qu’elle a ratifiés, notamment le Traité sur le commerce des armes (TCA[5] de 2014), la France assume la vente d’équipements moins visibles, mais à forte plus-value opérationnelle dans certains contextes régionaux ou opérationnels, parfois en supportant le coût de ce qui devient alors des cessions de matériels, parfois gratuites. Ces actions concernent toujours des zones de confrontation actives ou potentielles. La plupart du temps, elles viennent en complément et en appui de l’action diplomatique ou d’aide au développement[6]. Leur efficacité repose toujours sur un engagement actif de l’armée de Terre, qui peut aller jusqu’à l’accompagnement des « parties » ainsi équipées. C’est une des missions des forces spéciales. Cette capacité à faire basculer un rapport de force dans les zones grises est un moyen de gagner la vraie guerre avant qu’elle se déclenche.
Au bilan, dès lors que la volonté stratégique est de dissuader tout compétiteur étatique de franchir la ligne rouge de la confrontation armée, le SOUTEX, sous toutes ses formes, devient une mission des armées, annexe et modeste en regard de ses missions spécifiques et des efforts qu’elles doivent poursuivre pour effectuer leur montée en gamme capacitaire vers ce que l’on nomme volontiers « la haute intensité ». L’armée de Terre est plus particulièrement concernée, compte tenu de la multiplicité des équipements de combat aéroterrestre qu’elle met en œuvre.
Il est indéniable que ce SOUTEX a un coût. Certes, l’armée de Terre n’a pas eu à supporter de « réductions temporaires de capacités » liées à l’exportation comme celles provoquées par les ventes de Rafale. Mais le coût en personnel et temps utile de formation n’est pas neutre[7].
Outre le maintien du tempo physico-financier de l’actuelle loi de programmation, quelques actions ou réflexions pourraient viser à valoriser les avantages du SOUTEX en limitant ses contraintes.
Tout d’abord, le remboursement du « coût du SOUTEX » par les industriels pourrait être accéléré et attribué intégralement au budget d’entraînement des forces terrestres. L’enjeu financier est marginal, mais cela supprimerait un « irritant » fréquent[8].
Ne peut-on pas surtout mieux rechercher des points de synergie entre la politique de coopération militaire dont l’armée de Terre est actrice, et les zones et pays où l’industrie est susceptible d’exporter ? Cela nécessite sans nul doute une véritable manœuvre du SOUTEX au sein du ministère des armées, avec au niveau central de l’armée de Terre des effectifs suffisants pour y contribuer.
En effet, dès lors que le SOUTEX serait considéré comme un mode d’action d’influence et de dissuasion de niveau stratégique, des effectifs supplémentaires devraient être ouverts dans l’armée de Terre pour y concourir sans qu’elle ait à effectuer des redéploiements sur sa propre ressource. Outre la cellule concernée au sein de l’état-major, leurs points d’application semblent devoir être la section technique de l’armée de Terre ou le ‘Battle Lab’[9] terrestre, des postes ouverts auprès des attachés d’armement, et les forces spéciales, dont le renforcement ou l’élargissement sont de toutes façons souhaitables dans le contexte général.
Un autre mode d’action pour valoriser la qualité et l’employabilité des équipements produits par la BITD résiderait dans le déroulement ― et la publicité, au titre de la « manœuvre informationnelle » ― de certaines évaluations techniques et opérationnelles au sein des opérations en cours ou des forces prépositionnées (bien évidemment aussi lors des grands exercices), dans l’esprit de ce qu’étaient les « démonstrations Phénix » de préparation de l’opération Scorpion. Un moyen pour limiter le coût de ce procédé tout en contribuant au continuum « forces – industrie » serait la constitution d’une « réserve de l’industrie », sur le modèle de la « réserve citoyenne » mais permettant d’en projeter certains membres en opération ou dans des actions de coopération opérationnelle conduites par l’armée de Terre.
Le cadre juridique existe, comme des précédents. Le « Battle Lab Terre » et la force Vulcain (robotisation) de l’armée de Terre pourraient en être les premiers bénéficiaires, avec les précautions qui s’imposent[10].
Tout compte pour gagner la guerre, les piqures d’épingle comme les coups de massue ! Le SOUTEX fait partie de la panoplie et doit donc être intégré dans les besoins nécessaires à la stratégie d’ensemble de l’armée de Terre.
NOTES
- Il ne faut jamais oublier qu’en général, le vendeur français est un industriel privé, et l’acheteur étranger un État.
- Principalement Défense Conseil International (DCI).
- En particulier dans les documents internes du ministère des Armées (MINARM).
- « CAMO » prévoit l’intégration d’une unité belge dans la première brigade Scorpion française à projeter en opération en2023.
- Le Traité sur le commerce des armes ou TCA est un traité de l’Organisation des Nations Unies sur le commerce international des armements conventionnels. Il a été adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies le 2 avril 2013 ; à la suite de sa signature par 130 États, il est entré en vigueur le 24 décembre 2014.
- Dans les cas les plus extrême, comme celui qui vient d’être vécu aux marges orientales de l’Europe, certains acteurs n’hésitent à en faire une sorte de « militarisation de leur diplomatie ».
- Il est utile de lire l’article du général Bertrand Boyard, Le soutien des armées aux exportations de défense, publié dans la Revue Défense Nationale, numéro d’octobre 2016. Il décrit les mesures prises pour faire face à l’augmentation des exportations à partir de 2014.
- Même si c’est une pratique à manier avec prudence, une présentation par l’industrie de la réduction du coût des programmes nationaux permise par l’export pourrait également éloigner le SOUTEX du champ des perceptions négatives.
- Battle-Lab Terre : l’armée de Terre à la pointe de l’innovation.
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