Depuis l’instauration de la Ve République, la France s’est dotée d’une organisation politico-militaire du commandement qui rationalise la prise de décision, facilite son exécution, et assure la permanence de l’information, grâce à trois rouages essentiels : le premier est le Président de la République lui-même, qui, par l’article 15 de la Constitution est, intituae personae, chef des armées[1] ; le second est le chef d’état-major particulier (CEMP) dont l’existence remonte également à la mise en place des nouvelles institutions en 1958[2], et le troisième, depuis la promulgation du décret de 1962 créant la fonction, est le chef d’état-major des armées (CEMA) qui exerce le commandement opérationnel sur l’ensemble des forces engagées, où que ce soit. Ces rouages sont également ceux qui tiennent un rôle capital dans le cadre de la dissuasion, domaine dont il ne sera pas fait état ici.
La singularité française tient dans cette organisation qui place les plus hautes autorités militaires en prise directe sur les autorités politiques, tandis que ce n’est pas le cas dans les autres armées européennes de même pied. Au Royaume Uni, la prise de décision remonte très rapidement au ministre (le MOD, Ministry of Defence) et échappe de ce fait au commandement. Quant à l’Allemagne, du fait de sa Constitution et hors cas d’extrême urgence, la décision peut se noyer assez rapidement dans les arcanes parlementaires, la décision d’engagement n’étant effective qu’à l’issue d’un vote favorable du Parlement.
Cette singularité française remonte aux origines de la Cinquième et plus particulièrement à la crise de Bizerte, en juillet 1961, aujourd’hui bien oubliée, mais qui constitue la matrice de toutes les opérations extérieures, en termes d’organisation du commandement et de processus décisionnel.
De quoi s’agissait-il ?
Au printemps 1961, mal conseillé, Habib Bourguiba, le Président tunisien, décide de récupérer par la force la base navale de Bizerte, dont l’utilisation avait été maintenue à la France, lors de l’indépendance de la Tunisie en 1956. De provocation en provocation de la part des Tunisiens, la situation sur place devient de plus en plus tendue. Aussi, de Gaulle réagit. Fin juin 1961, le vice-amiral Amman, commandant la base de Bizerte, reçoit l’ordre de l’Elysée (le GCA Louis Dodelier, CEMP) d’avoir à planifier, en liaison avec l’état-major interarmées d’Ailleret[3] à Alger, l’engagement d’un groupement aéroporté de deux régiments, qui allait être prépositionné à Bône (aujourd’hui Annaba). Il est expressément indiqué aux deux officiers généraux concernés, Ailleret et Amman, que l’ordre d’engagement leur serait directement et nommément transmis par le chef de l’État lui-même. C’est ici, dans la définition de cette relation directe entre l’Élysée et les généraux commandant sur le terrain, qu’est née la singularité politico-militaire française de la planification et de la conduite des opérations.

Début juillet 1961, lorsque Bourguiba tente ouvertement le bras de fer avec Paris, tout est en place, côté français pour y riposter. Lorsque Amman rend compte à Paris d’un « risque de guerre » à brève échéance, le 11 juillet, Michel Debré, Premier Ministre, lui indique « d’avoir à répondre par la force à la force ». Amman planifie alors avec Alger, le parachutage des deux régiments parachutistes en provenance d’Algérie[4], de part et d’autre du Goulet, afin de conserver sa liberté d’action, en cas d’action de force tunisienne.
Cette opération aéroportée doit être lancée, dès que les Tunisiens passeraient formellement à l’attaque, et le largage exécuté sous la forme d’une vague unique[5], la France devant, face à l’opinion publique internationale, conserver la position de puissance faisant jouer sa légitime défense, sous la forme d’une action de force. Cet ordre d’exécution d’une opération aéroportée serait donné à Amman, et transmise à Ailleret pour le décollage des avions, directement par le général de Gaulle, et lui seul.
Simultanément, un puissant groupe aéronaval, le porte-avions Arromanches, le croiseur de Grasse et deux escorteurs d’escadre, en alerte, appareille de Toulon pour rallier Bizerte. L‘état-major de la base, uniquement armé par la Marine, est renforcé par voie aérienne, par des officiers en provenance des états-majors centraux parisiens et depuis Alger, pour fonctionner en tant qu’état-major interarmées.
Le 19 juillet, les postes de contrôle tunisiens interdisent tous les mouvements des véhicules français à l’extérieur de l’enceinte de la base, et une vingtaine de personnels militaires sont arrêtés. Bourguiba commet alors l’erreur de les présenter à midi à la presse comme des « prisonniers de guerre ». L’acte hostile est ainsi juridiquement caractérisé, tandis que la base continue à être investie par l’armée tunisienne.
À 13 h 30, le même jour, alors que Bourguiba décide l’établissement d’une zone aérienne exclusive dans le nord de l’espace aérien tunisien, le général de Gaulle, décide l’intervention militaire française. Amman reçoit l’ordre d’ouverture du feu pour riposter à toute attaque, tandis qu’Ailleret, à Alger, est avisé d’avoir à faire décoller immédiatement les deux régiments parachutistes en attente à Bône.
Les assauts tunisiens sont repoussés partout, les batteries sont réduites au silence, et le goulet maintenu ouvert et dégagé des obstacles mis en place par les Tunisiens. Les opérations terrestres sont appuyées par les forces aériennes de la base et les flottilles de l’Aéronavale de « l’Arromanches ». Aucun avion tunisien ne se risque dans l’espace aérien de Bizerte. L’arsenal de Sidi-Abdallah est dégagé dès le 20 juillet matin. Les bâtiments français, au large de Bizerte exercent un blocus complet des côtes, et, les forces tunisiennes s’étant repliées dans la gare de Bizerte et les dépôts pétroliers y sont réduites, tandis que les quartiers européens de la ville sont sécurisés et hermétiquement bouclés, depuis la veille. Aucune perte civile française ne sera à déplorer. En moins de 36 heures, l’affaire est militairement réglée.
Cette opération de Bizerte, interarmées, constitue la première d’une longue série d’opérations extérieures, même si elle est, de nos jours, totalement tombée dans l’oubli. Elle est d’autant plus emblématique que l’organisation du commandement et le fonctionnement de la chaine politico-militaire vont servir de référence à toutes les suivantes. À ce titre, Bizerte constitue bien la matrice des opérations extérieures. Le général de Gaulle a traité directement avec l’amiral Amman pour lui transmettre l’ordre d’engagement, ignorant superbement toute la chaîne de commandement, y compris le ministre, Messmer, qu’il a laissé à sa tâche de résorber les conséquences du putsch, en liaison avec la Sécurité militaire qui dépendait de lui.
À l’époque la fonction de CEMA n’existait pas encore, le décret sera promulgué en juin 1962, et Olié, chef d’état-major de la défense nationale ne peut être assimilé à un « CEMA avant l’heure » car il n’exerçait, du fait de ses fonctions, aucun commandement sur les théâtres extérieurs. Quant à l’amiral Amman, il rendait compte directement à l’Elysée, au général Dodelier.
Le schéma de déclenchement de l’opération Bonite en 1978 (l’intervention française à Kolwezi) demeure un cas école de la réactivité du système français de commandement politico-militaire. Il a été rappelé par le fils du colonel Érulin dans un ouvrage récent[6]. Il ne peut qu’être constaté que l’organisation du commandement et le fonctionnement de la chaine politico-militaire étaient en tous points identiques avec ceux qui ont fonctionné à Bizerte, la fonction de CEMA ayant été mise en place entre temps. Il apparait avec une clarté on ne peut plus limpide que les trois personnages clés et uniques qui ont eu une part dans la prise de décision nationale en ont été le Président Valéry Giscard d’Estaing, le CEMA, le général Méry et le CEMP, le général Vanbremeersch.
Sur le terrain, au Zaïre, le chef de la mission militaire française d’assistance, le colonel Gras traitait directement et sans aucun intermédiaire avec l’EMP et son chef, et, une fois l’action engagée, il en est allé de même pour le colonel Érulin. Cette relation directe entre Gras et l’EMP s’est révélée capitale : c’est Gras qui a convaincu le plus haut sommet de l’État, via l’EMP, de la réalité de la gravité de la situation sur place et de la nécessité de devoir intervenir ; c’est également lui qui a suggéré que ce fut le 2e REP qui soit désigné et non pas le régiment alors en alerte Guépard, à cause de l’occurrence de pertes sensibles.
NOTES :
- Le titre existait déjà dans la Constitution de la Quatrième. C’est le général Henri Giraud, député de la Moselle à la seconde Constituante élue en juin 1946, qui l’avait inscrire dans la Constitution. Mais, les deux présidents successifs, Vincent Auriol et René Coty, ont fort peu usé de cette prérogative.
- Jusque-là, il n’existait depuis la IIIe République, qu’une Maison militaire de la Présidence de la République dont le titulaire n’avait que des fonctions de nature protocolaires. C’est ce qui a fait dire au général de Castelnau, de façon un peu irrévérencieuse, lorsque Henri Joseph Brugère fut nommé vice-président du conseil supérieur de la guerre et généralissime désigné en temps de guerre, début 1900, après avoir longtemps servi à l’Élysée dans les fonctions de chef de la maison militaire « Brugère tient là sa récompense d’avoir apporté son pot de chambre à Félix Faure [Président de l’époque]. Lorsque le général de Gaulle créa la fonction en 1958, il offrit le poste au chef d’état-major de Salan, alors commandant en chef en Algérie. Le général pressenti déclina l’offre, au motif « qu’il préférait aller commander une division en Algérie ». Le discernement n’était peut-être pas sa qualité première.
- Ailleret était commandant supérieur interarmées en Algérie. Engagé alors entièrement et quotidiennement dans la lutte contre le terrorisme de l’OAS, cette mission connexe allait un peu désorienter son état-major.
- Il s’agit des 2e et 3e RPIMa, qui, ne s’étant aucunement compromis dans le putsch du mois d’avril précédent, ne sont pas concernés par les mesures de réorganisation des formations aéroportées et leur transfert en métropole et sont donc disponibles.
- Les avions sont regroupés à l’aéroport de Telergma et à celui de Bône.
- Arnaud Érulin, L’honneur d’un colonel : de l’Algérie à Kolwezi, Éditions Pierre de Taillac, Paris, 2024.