jeudi 12 décembre 2024

Les origines de la guerre subversive, par le Général Alain Gaigneron de Marolles

Spécialiste de l’action politico-militaire et de la guerre subversive, le général de Marolles (1927-2000) a servi toute sa carrière au sein d’unités spéciales (commandos du Nord-Vietnam, 11e régiment parachutiste de choc), tant en Indochine qu’en Algérie, et du Service de documentation et de contre-espionnage (SDECE), dont il fut chef du Service Action (1974-1979), puis directeur du renseignement (1979-1981).

Propos recueillis en 1999 par Fabienne Mercier et Eric Denécé[1]


FM : Mon général, quel a été, selon vous, l’impact de l’arme nucléaire sur les modalités de l’affrontement Est-Ouest ?

Ce n’est pas Yalta qui a maintenu l’Europe coupée en deux, malgré les crises et les péripéties politiques, mais bien la menace atomique, qui a fait son entrée en scène à Hiroshima. Ce n’est qu’après la victoire du monde libre et du communisme sur le nazisme, qu’est apparu le danger de l’arme nucléaire. Bien qu’elle n’ait plus été utilisée, elle a pris, avec la théorie de la dissuasion, un caractère plus politique et diplomatique que militaire. Le concept de dissuasion a en effet permis de conduire les tensions ou les crises suivant les règles nouvelles de la « paix atomique ». La philosophie de la guerre, telle que l’avait décrite Clausewitz, n’a plus eu de sens entre puissances dotées d’armes atomiques.

Le phénomène de la « sanctuarisation » est ainsi apparu. Il a fait des territoires nationaux des puissances atomiques, des sanctuaires, et de leurs approches aéroterrestres et aéro-maritimes des glacis inviolables. De ce fait, la stabilité s’est trouvée confirmée dans l’hémisphère Nord, qui a pu ainsi accélérer son développement à l’abri de ce nouveau tabou. Une certaine détente est née de cette situation, voire une certaine entente et coopération entre systèmes sociaux et politiques opposés, le capitalisme et le communisme.

Les luttes idéologiques et politiques entre ces deux blocs restés antagonistes se sont cependant poursuivies sinon amplifiées. Le monde s’est retrouvé dans un état de « non-guerre » qui n’était pas la paix, mais la poursuite d’un affrontement sur un autre terrain, celui de la conquête des esprits. L’arme nucléaire n’a pas favorisé la paix universelle : elle a transformé la nature des conflits et transféré les lieux de leur développement.

FM : Comment la stratégie soviétique s’est-elle adaptée à ce nouveau contexte durant la Guerre froide ?

L’extraordinaire réussite de redressement économique du monde occidental après la guerre n’a pas permis à l’Union soviétique de lancer des mouvements révolutionnaires dans les pays du monde libre. En Europe, l’action révolutionnaire sous influence ou sous direction communiste a été un échec, car elle reposait sur les possibilités de développement de crises économiques et de conflits intérieurs dans les pays industriels. Paradoxalement, l’insuccès du système socialiste à l’intérieur du bloc communiste d’Europe de l’Est a conduit le Kremlin au révisionnisme. En conséquence, Moscou a adopté la politique de coexistence pacifique avec les démocraties occidentales, tout en élaborant une stratégie de contournement et d’affaiblissement de l’Occident. C’est ainsi que les Soviétiques ont entrepris un mouvement tournant en direction des pays du Tiers Monde.

La poussée révolutionnaire provoquée par la décolonisation a engendré un courant idéologique et politique de dimension internationale. Les erreurs des métropoles ont souvent orienté les mouvements d’indépendance vers la lutte armée plutôt que vers les solutions négociées et ces maladresses ont été exploitées par le monde communiste. Un conflit s’est alors ouvert entre l’Est et l’Ouest dans l’hémisphère Sud. Mais, alors que le marxisme-léninisme prévoyait la naissance des situations révolutionnaires en milieu urbain et ouvrier, c’est paradoxalement dans les pays sous-développés, essentiellement ruraux et paysans, qu’elles sont apparues, immédiatement exploitées par Moscou.

En résumé, la stratégie soviétique — une stratégie indirecte — était construite autour du maintien de la « paix atomique » dans l’hémisphère Nord et du développement de l’action révolutionnaire dans l’hémisphère Sud. Elle était adaptée au développement de la poussée insurrectionnelle due à la décolonisation, ouvrant ainsi un vaste théâtre d’opérations pour des guerres limitées, mais étendues progressivement à tout l’hémisphère Sud. L’URSS a poursuivi ses buts en combinant la dissuasion et l’arme de la révolution internationale, paix atomique et guerre révolutionnaire constituant les deux piliers fondamentaux de sa stratégie globale.

FM : Quels ont été, pendant cette période, les modus operandi privilégiés des Soviétiques ?

Toutes les formes d’action possibles ont été employées, de l’agitation indirecte à la lutte armée. Car l’action révolutionnaire se développe suivant deux processus différents, qui peuvent se combiner, se succéder ou alterner : l’action politique et l’action armée.

La subversion politique va de la lutte non violente à l’agitation. Elle vise à mettre en condition la masse sur des thèmes préalablement choisis, par l’intermédiaire de la propagande et de l’action psychologique, pour développer les différentes motivations de résistance et de lutte contre les pouvoirs établis. Dans cette ambiance favorable, l’appareil d’agitation crée des troubles paralysant l’adversaire par des actions appropriées (grèves, sabotages, manifestations,…). Il ne reste plus alors à l’appareil officiel du parti révolutionnaire qu’à réclamer légalement, sinon légitimement, le pouvoir. Ce processus, mis au point par les stratèges soviétiques, et par Lénine lui-même au cours de la révolution d’Octobre, était généralement envisagé dans les régions industrialisées et urbaines.

L’action armée cherche, pour sa part, la contradiction tactique et stratégique que ne pourra résoudre l’adversaire et qui, allant croissant, dépassera le seuil de ses possibilités. Elle part du principe que s’il concentre ses forces, il perd du terrain et que s’il se disperse, il perd de la puissance. La menace révolutionnaire armée oblige l’adversaire à assurer la protection des villes sur le plan local comme des zones urbaines sur le plan national, le contraignant ainsi à réaliser un quadrillage politique, administratif et militaire, à l’intérieur duquel se créent des intervalles où le contrôle permanent ne peut être maintenu, tant au niveau des régions que sur l’ensemble du territoire. L’action armée est généralement localisée dans les régions rurales et sous-développées. Elle a notamment été mise au point par Mao Tse Toung, au cours de la guerre de libération de la Chine, et a abouti à sa victoire en 1949. C’est cette même stratégie qui a permis au général Giap de venir à bout du corps expéditionnaire français pendant la première guerre d’Indochine.

La guerre subversive dont le but était révolutionnaire, servait les objectifs du Kremlin et bénéficiait du soutien extérieur psychologique, politique, diplomatique, voire matériel, des puissances communistes et de leurs satellites progressistes. Le soutien ainsi accordé rendait la rébellion dépendante du communisme international. Le but poursuivi était de contraindre l’ennemi à négocier ou à capituler sous l’influence grandissante des opinions publiques et des gouvernements étrangers. C’est ainsi que la France, qui avait gagné la partie militaire en Algérie, dut abandonner le combat par suite de la pression internationale. Il en a été en partie de même pour les Américains au Vietnam, qui furent obligés d’abandonner les Sud-Vietnamiens à leur triste sort, sous l’influence du reste du monde et de leur propre population.

FM : Dans ce contexte, quel a été le rôle du renseignement et des opérations spéciales ?

Dans ce cadre, les services secrets soviétiques étaient appelés à jouer un rôle essentiel, aussi bien au niveau du renseignement que de l’action. Car pour atteindre l’objectif qui consistait à paralyser l’adversaire sans le détruire, par le biais de la conquête idéologique, ils avaient la charge d’analyser les situations afin de déterminer celles qui se prêtaient le mieux à la guerre insurrectionnelle. Il leur appartenaient ensuite de former, d’instruire et de conseiller au plan politico-militaire — sans intervenir directement — les cadres qui conduiraient l’action, tout en fournissant le conseil stratégique et la logistique.

La naissance et le développement de l’action révolutionnaire par les services spéciaux correspondent chaque fois à l’existence de facteurs locaux et internationaux favorables, qui constituent un ensemble de conditions nécessaires et suffisantes :

  • Sur place, un sentiment vif et répandu d’opposition, sinon de résistance aux pouvoirs établis ;
  • L’existence d’un noyau actif dirigé et organisé suivant les normes de l’action clandestine et capable de mener l’action dans la forme choisie ;
  • Un affaiblissement du pouvoir établi, par suite de revers pouvant être considérés comme des présages de sa déchéance ;
  • L’obtention de succès initiaux et l’impossibilité pour l’adversaire de pouvoir y répondre avec efficacité ;
  • Une situation internationale favorable qui permet de développer un soutien extérieur allant de l’appui moral et diplomatique au support matériel ;
  • L’existence d’un pays limitrophe capable de servir de base extérieure de soutien et de « refuge » en cas d’insurrection armée.

Si l’on admet que la guerre révolutionnaire est avant tout le combat du faible contre le fort, du pauvre contre le riche, de la génération montante contre la génération en place, il est évident qu’elle ne peut triompher que dans la mesure où les services spéciaux parviennent à adapter l’action à cette réalité fondamentale. Pour ce faire, dix principes de base doivent être mis en pratique :

  • L’emploi de la ruse et de toutes les formes de l’action non-conventionnelle sans limitation ni règle ;
  • Un combat à prédominance idéologique dont toutes les actions visent un but psychologique et politique dont la finalité est la conquête des esprits et de la population et non celle du terrain ;
  • La mise sur pied d’organisations de militants et de partisans engageant la masse autour d’une cause populaire, aptes à mener un combat psychologique, politique et militaire face à des forces publiques dont l’efficacité est limitée au maintien de l’ordre physique ;
  • L’isolement des pouvoirs établis par des actions subversives tendant à développer les sentiments d’insécurité et de culpabilité au niveau des responsables intermédiaires ;
  • Une lutte longue et larvée, faite d’opérations discontinues, d’intensité et de formes variables, visant à obtenir l’usure de l’adversaire en évitant la destruction de ses propres forces avant la phase finale ;
  • Une action s’adaptant aux circonstances et allant de la lutte non violente indirecte à la lutte armée et directe, adoptant toutes les formes intermédiaires exigées par les situations particulières ;
  • L’organisation du renseignement et des liaisons permettant d’être informé sur tout et sur tous en temps voulu, afin d’agir à coup sûr et d’être protégé en permanence ;
  • Une intendance qui se plie aux règles de la logistique clandestine qui précède au lieu de suivre, comme il est normal dans les forces classiques ;
  • La mise en œuvre de matériels et de méthodes rustiques dont l’efficacité ne peut être déjouée par des moyens classiques ni par ceux de destruction massive ;
  • L’organisation d’un soutien extérieur et d’une zone de refuge à partir d’un pays limitrophe en cas de développement de l’organisation armée.

FM : Quelles parades est-il possible d’opposer à l’action révolutionnaire ?

La guerre révolutionnaire est une guerre populaire, fruit d’un acte civil et volontaire, qui doit s’appuyer sur le consentement de la masse. Il est nécessaire pour le succès de l’entreprise que les motivations qui ont entraîné les populations dans la lutte s’identifient à son réflexe de conservation. Dès lors, l’adversaire ne peut que détruire les rebelles mais jamais les causes de la rébellion, ses actions n’ayant pas pour effet d’éteindre l’insurrection mais au contraire de la développer.

La conduite la plus sage consiste à réduire au maximum les facteurs favorables à la naissance et au développement de ce type d’action. Il faut alors s’attaquer résolument aux causes de la rébellion, tout en évitant de provoquer les populations, sinon les rebelles eux-mêmes. Lorsqu’il est trop tard pour que cette politique puisse être entreprise avec succès, il est indispensable de mettre en œuvre tous les moyens susceptibles d’empêcher la rébellion de développer un « noyau actif » capable de déclencher son action et d’obtenir des succès initiaux face auxquels les « forces de l’ordre » seront incapables de répondre immédiatement avec efficacité. Dans l’hypothèse où ces deux conditions n’ont pu être remplies, il s’agit de provoquer, par une action diplomatique appropriée, la « non-ingérence » internationale et la « non-intervention » des pays limitrophes. En effet, dans le cas où l’insurrection bénéficie de soutiens extérieurs, le seuil de la riposte est souvent dépassé et l’échec parait inévitable.

FM : Face à ces actions soviétiques, quelle a été la riposte des Etats-Unis afin de circonscrire l’extension de la subversion dans le Tiers Monde ?

La force de l’idéologie libérale et démocratique des États-Unis, le soutien des forces anticommunistes dans le monde, la supériorité technologique et une stratégie fondée sur la dissuasion nucléaire constituaient les bases de la politique planétaire de Washington face à la menace soviétique.

Contrairement aux services spéciaux soviétiques, les services américains n’ont eu qu’un rôle de parade, dans le cadre de la riposte globale conçue par Washington et qui consistait à contenir la poussée soviétique jusqu’à ce que l’échec du modèle économique socialiste soit assez significatif pour remettre en cause la puissance offensive de Moscou. Les États-Unis ont voulu maintenir l’état de non-guerre par le rétablissement d’un équilibre entre les forces nucléaires et ont décidé de s’opposer à toute extension de la subversion. Les Américains voulaient également couper l’URSS des sources étrangères technologiques, comme ils l’ont montré avec l’affaire du gazoduc sibérien.

La stratégie de guerre contre-révolutionnaire a amené les États-Unis à renforcer les capacités de résistance des pays présumés visés par la subversion. Ils leur dispensaient une aide à la fois économique et militaire. Au Moyen-Orient, ils ont ainsi choisi d’appuyer l’Arabie saoudite, les émirats du Golfe et Israël. En Afrique, ils aidaient l’Égypte et le Maroc. En Amérique latine, ils soutenaient assez systématiquement tous les gouvernements anticommunistes quelle que soit leur nature. En Asie, ils procuraient une assistance à des États aussi dissemblables que le Pakistan, la Thaïlande, Taiwan et la Corée du Sud.

Pour maintenir en place les régimes qui leur étaient favorables, les États-Unis ont entrepris une action économique dont la conséquence, sinon le but, était de créer des sociétés de type occidental proches de la leur, notamment dans les capitales et les grandes villes qui constituaient des zones urbaines de plus en plus peuplées, au détriment des régions agraires. Cette politique a donné naissance à des élites de plus en plus américanisées. Celles-ci naturellement exerçaient le pouvoir économique et politique en se maintenant dans l’orbite des États-Unis et l’armée était nécessaire pour défendre l’existence de leurs régimes. La formation des cadres militaires, les échanges techniques et la fourniture des matériels rendaient ces forces dépendantes des États-Unis et les conservaient sous leur influence. Bien entendu, ces armées constituaient l’instrument privilégié de combats contre la menace révolutionnaire.

FM : Les épisodes de confrontation de ces stratégies permettent-ils d’établir une périodisation de la Guerre froide ?

En fait, on distingue trois périodes. Ce conflit a débuté en Indochine lors de la tentative de la reconquête de l’ex-colonie par les Français. Cette première phase s’est achevée par la défaite de Diên Biên Phu, qui est devenue un échec du monde libre et une victoire du monde communiste. Cette situation était d’autant plus significative, et sa portée d’autant plus grande, que les communistes venaient de s’emparer de la Chine en 1949 et avaient tenu les Américains en échec en Corée. Leur succès en Asie prenait dès lors la dimension d’une victoire à l’échelle d’un continent.

En 1955, la conférence de Bandung va permettre de concrétiser la naissance d’un Tiers Monde issu de la disparition des empires français et anglais. Les erreurs des puissances coloniales ont contribué à dresser contre elles le mouvement des « non-alignés » et à lui conférer une orientation défavorable au monde libre dans son ensemble. Cette situation a fourni l’occasion au Kremlin de se saisir de ce remarquable levier. Ce choix a permis aux Soviétiques de se présenter apparemment comme les supporters des combats menés par les pauvres contre les riches. Moscou s’est également placé auprès des jeunes élites intellectuelles et politiques rejetant la tutelle des générations en place qui s’étaient accommodées du colonialisme. En outre, les Soviétiques ont habilement profité de la situation nouvelle pour bénéficier d’un préjugé favorable dans la conscience universelle frappée par la légitimité des combats engagés et le caractère irréversible du mouvement d’émancipation des peuples de couleur. En revanche, le monde libre s’est retrouvé dans le « mauvais camp », ce qui fut utilisé et développé sur les plans psychologique et politique pour lui donner « mauvaise conscience« . L’évolution de cette situation a bouleversé fondamentalement les données politiques et diplomatiques du problème ainsi que la conjoncture mondiale, en provoquant un tournant capital dans les relations internationales. Puis, progressivement, la force neutraliste s’est effacée derrière le face-à-face Est-Ouest. Cette période se caractérise une seconde fois par l’échec du monde libre, avec l’expédition de Suez, la proclamation de l’indépendance en Algérie et le développement des conflits entre Israël et les pays arabes. Surtout, elle va s’achever sur la déroute majeure des Américains. Le retrait du Vietnam en 1973, après un engagement massif, puis la chute de Saigon en 1975, après une guerre de dix ans, se sont révélés comme des défaites encore plus grandes que celle des Français en 1954. Ce désastre, arrivant en même temps que le Watergate, a marqué l’effacement américain dans les relations internationales, le repli stratégique de Washington et la volonté de ne plus jouer au « gendarme du monde ».

La troisième phase de cet affrontement entre l’Est et l’Ouest a coïncidé sensiblement avec l’avènement de Léonid Brejnev. Elle a commencé en 1975 avec la fin de la deuxième guerre d’Indochine. L’URSS a considéré que, désormais, la route était ouverte pour des interventions plus directes, ce qu’elle s’était jusque-là formellement interdit. Exploitant à fond cette situation, profitant de la dissuasion nucléaire, Moscou a quelque peu jeté le masque, en conduisant sans vergogne une guerre de mouvement dans le Tiers Monde. Profitant des événements du Portugal en 1975, les Soviétiques sont intervenus en Angola et au Mozambique afin de s’emparer des dépouilles coloniales de Lisbonne. Ils n’ont pas hésité cette fois à engager un corps expéditionnaire cubain afin de forcer plus sûrement le destin et rendre irréversible la situation nouvelle. L’installation d’un pouvoir favorable à Luanda et Maputo leur a permis simultanément de s’assurer une base étendue en direction de l’Afrique centrale et australe autant que de l’Atlantique Sud et de l’océan Indien. De même qu’elle leur a offert l’occasion d’exercer un contrôle sur des matières première stratégiques essentielles pour le développement de l’industrie occidentale. Une infiltration au Zaïre et une déstabilisation de ce pays, clé de voûte essentielle de l’Afrique centrale, étaient devenues possibles ; mais elle a échoué grâce aux actions de la France en 1977 et 1978. L’engagement militaire des Soviétiques en Ethiopie en 1977 leur a donné la possibilité de souffler un pion aux Occidentaux et de s’installer dans une zone stratégique de première importance au contact de l’océan Indien et de la mer Rouge. L’implantation d’une base au Sud-Yémen a été un autre atout pour prendre à revers les alliés arabes des Occidentaux, et menacer leurs communications avec les sources d’énergie situées dans la région. L’URSS a ainsi manifestement cherché à contourner l’Europe par l’Afrique. Enfin Moscou, qui n’avait pu conquérir l’Afghanistan par la guerre révolutionnaire malgré l’organisation de trois coups d’État successifs (1973, 1978, 1979) — lesquels n’avaient soulevé aucune réaction de la part des Occidentaux — se décida à monter une opération militaire pour s’emparer du pays. Et les exemples d’une stratégie soviétique de plus en plus directe se multiplièrent.

Néanmoins, les succès obtenus par ces interventions se sont progressivement limités. L’abandon relatif de la stratégie indirecte a fait apparaître peu à peu une situation nouvelle qui s’est apparentée à une sorte d’enlisement. L’entrée en scène des Soviétiques en Afrique à partir de 1975 a frappé l’imagination mais, en réalité, Moscou n’a pas atteint les résultats escomptés. Car en dépit d’une erreur d’appréciation par les États-Unis de la stratégie soviétique en Afrique, l’Occident est parvenu à renverser la situation à son profit. Avec l’ère Brejnev, après la victoire du Vietnam, Moscou a vu en effet se retourner contre lui le processus dont il était l’instigateur. Dans les années 1970, les Occidentaux sont parvenus à la maîtrise stratégique — et non plus seulement tactique — des techniques révolutionnaires soviétiques, en Angola, dans la corne orientale de l’Afrique et en Afghanistan.

ED : Durant les conflits dans lesquels elle a été engagée au cours de cette période, comment la France s’organisa-t-elle afin de faire face au phénomène de la guerre révolutionnaire ?

Pendant la guerre d’Indochine, l’armée française a utilisé des unités spéciales en parallèle de ses forces conventionnelles, afin de pouvoir monter plus aisément des opérations non-classiques. En revanche, l’action clandestine a été quasiment absente. Le Haut Commandement en Indochine organisa ses propres forces spéciales en faisant appel à l’expérience de cadres provenant d’unités de ce type existant en métropole, à savoir le 11e Choc. Celui-ci, héritier de la branche opérationnelle du BCRA, constituait alors le bras armé des services spéciaux et dépendait pour emploi du Service Action.

Les forces spéciales d’Indochine comprenaient deux branches distinctes :

  • Le GCMA (groupement de commandos mixtes aéroportés) ayant pour mission l’encadrement de maquis, constitués pour la plupart du temps de population minoritaires agissant en zone vietminh.
  • Les commandos, plus spécialement ceux du nord-Vietnam, dont la mission était le renseignement pour les commandos dits « d’intervalle », et les raids profonds en zone ennemie pour les commandos de choc et les commandos de débarquement.

Le GCMA obtint des résultats d’importance stratégique en immobilisant d’importantes forces vietminh. On estimait à la fin de la guerre que ces maquis neutralisaient encore une à deux divisions viêts, alors qu’il ne disposait que d’un encadrement de quelques dizaines d’officiers et de sous-officiers. Parallèlement, les commandos de choc et les commandos de débarquement réussirent à créer l’insécurité dans les zones contrôlées par l’organisation politico-militaire de l’adversaire, obtenant également des résultats tactiques et psychologiques non-négligeables.

Pendant la guerre d’Algérie, un groupement de marche de la 11e Demi-Brigade de Parachutistes de Choc fut placé à la disposition du commandant en chef et le Service Action fut engagé dans la lutte contre la logistique extérieure du FLN. La récupération, par le 11e Choc, de 4 000 combattants d’origine messaliste (MNA), au sein d’une rébellion comptant 24 000 hommes armés, a été le meilleur exemple d’une opération politico-militaire menée par des forces spéciales. L’infrastructure d’une organisation politico-militaire de 30 000 sympathisants autour de ces 4 000 combattants contrôlant 80 000 km2 au centre de l’Algérie, coupant en deux le dispositif du FLN, a contribué à polariser l’essentiel des forces régulières du FLN, libérant ainsi les forces d’intervention françaises et les mettant en mesure de mener le combat de bouclage des frontières tunisiennes et marocaines. Ce résultat indirect d’importance stratégique sur le plan militaire aurait, sans doute, pu être exploité politiquement si cet épisode s’était déroulé à une autre époque qu’à celle de la quatrième République finissante. « Historia », dans un numéro du début de l’année, a fait une intéressante analyse de cette opération dont on parle en général, assez peu. Parallèlement, le Service Action, en permettant la capture et la destruction d’un important arsenal — deux fois plus important que celui récupéré par l’armée sur le terrain — a obtenu un résultat capital.

Cependant, en raison des conséquences des événements liés à la fin de la guerre d’Algérie (putsch des généraux, OAS), le 11e BPC sera dissous en 1963 et le Service Action mis progressivement en sommeil, ne conservant que des activités d’instruction.

La décennie 70 verra la résurrection de « l’Action » non-conventionnelle française qui connaîtra alors sa véritable apogée. En effet, les années 1970 constituèrent une période particulièrement favorable à la poursuite de la guerre par d’autres moyens, dans le cadre de l’affrontement bipolaire Est-Ouest se livrant par personnes interposées. Le Service Action deviendra alors le moyen capable de prolonger l’action politique, psychologique, diplomatique et militaire au-delà des limites imposées aux autres appareils conventionnels gouvernementaux. Il s’organisera en conséquence en fonction d’une nouvelle doctrine adaptée à cette situation et comprendra :

  • une centrale Action, à la fois état-major et direction capable de concevoir et de conduire des opérations complexes dans les différents domaines énumérés ci-dessus ;
  • un appareil clandestin en mesure de mener des actions invisibles grâce à ses infrastructures secrètes, lesquelles n’avaient jamais existé auparavant ;
  • une force spéciale interarmées (unités de parachutistes, moyens aériens et maritimes) ayant pour mission de conduire des actions commando non-classiques et des opérations politico-militaires indirectes.

Judicieusement utilisé par les gouvernements de l’époque, au profit des services spéciaux pour l’action invisible, comme à celui des armées pour les opérations à caractère militaire, le Service Action a joué un rôle prédominant dans l’affrontement Est-Ouest en Afrique et au Moyen-Orient, en contribuant souvent d’une façon décisive à des échecs de l’Union soviétique à un moment où les États-Unis étaient neutralisés par la défaite du Vietnam, le Watergate et l’échec de la libération des otages américains en Iran.

ED : Un certain nombre de confusions semblent exister en matière de doctrine de guerre spéciale et d’action clandestine. Mon général, vous qui avez commandé le Service Action et ses unités spécialisées, comment caractériseriez-vous ces différents domaines et leurs différences ? Comment sont-ils organisés dans les différents pays qui en ont l’usage ?

L’Action dont il s’agit ici est l’action non-conventionnelle, c’est à dire un mode d’intervention qui n’a rien à voir avec le cadre classique. Il s’agit en fait, du prolongement de l’action politique, diplomatique, psychologique ou militaire au-delà des frontières et des modes d’action habituels. C’est le champ d’action de l’invisible et de l’indirect à travers l’action menée par personnes interposées. L’action non-conventionnelle se compose de deux volets :

  • L’action invisible, domaine de l’appareil clandestin ;
  • L’action spéciale, paramilitaire ou politico-militaire, domaine des forces spéciales.

L’appareil clandestin agit soit seul, soit au profit des forces spéciales, en amont ou en aval de celles-ci, pour la préparation et les prolongements d’opérations. Les forces spéciales ne peuvent être efficaces que si elles disposent de l’appui de cet indispensable appareil clandestin. Chacune des deux composantes de l’Action — appareil clandestin et forces spéciales — doit disposer de ses propres moyens de renseignement, de sécurité et de contre-espionnage. Le propre de l’action spéciale et donc de s’appuyer sur un support clandestin ou politico-militaire, ce que ne font pas les forces militaires conventionnelles.

Les actions spéciales peuvent elles-mêmes être de deux natures :

  • Directes : intervention en appui et en relation avec les services spéciaux (cf. Entebbé et Kolwezi) ;
  • Indirectes ; elles sont alors conduites en relation avec les forces politico-militaires autochtones, suivant des règles d’intervention particulières.

En effet, l’assistance à un mouvement ami, qui se compose de conseil, d’instruction et de logistique, ne donne jamais lieu à de l’encadrement (accompagnement au combat). Tous les pays respectent cette règle. Si un détachement opérationnel d’un volume de trente à quarante spécialistes, est capable de soutenir un mouvement d’environ 3 000 à 4 000 partisans efficaces, au sein d’une population d’un million d’habitants, il ne quittera jamais sa base arrière, c’est à dire le pays voisin du théâtre d’opération qui lui sert de sanctuaire pour dispenser conseiller, instruire et organiser la logistique du mouvement qu’il soutient. Dans ce type de mission, les frontières ne sont jamais franchies par les hommes des forces spéciales. La seule situation où une mission d’encadrement au combat peut être confiée à une force spéciale est l’intervention au profit d’un Etat souverain en but à une insurrection, c’est à dire lorsqu’il s’agit d’une opération de contre-guérilla.

La nature de leurs missions impose que les hommes des forces spéciales aient une véritable culture politique. Dans la mesure où ils sont amenés à travailler avec des civils et des militaires, ils doivent avoir un grand sens politique et de bonnes connaissances des langues et des cultures étrangères, ainsi que de la géopolitique. Par ailleurs, les forces spéciales doivent impérativement être composées de cadres (officiers et sous-officiers), car une fois sur le terrain, les hommes opèrent en petites équipes et doivent faire preuve d’une grande capacité d’initiative. Ils doivent donc disposer d’un potentiel intellectuel et mental adapté à leur mission, car les événements n’évoluent jamais sur le terrain comme on l’avait envisagé. Il faut savoir réagir, décider et s’adapter.

En matière d’organisation de l’Action au sens où nous l’entendons ici, deux possibilités existent qui présentent, l’une comme l’autre, avantages et inconvénients :

  • La première correspond à la conception qui a prévalu tout au long des années 1970 en France et semble encore prévaloir en Grande-Bretagne et en Israël. Elle offre une organisation où la complémentarité entre appareil clandestin et forces spéciales est assurée de manière organique par une centrale Action. Ce choix présente l’avantage d’assurer la cohérence de l’ensemble et d’éviter la multiplication des moyens. En revanche, cette solution a pour inconvénient de créer une rivalité entre l’appareil non-conventionnel et les forces régulières Certains semblent même y voir une absence de transparence dangereuse pour la démocratie ;
  • La seconde est celle qui est en vigueur aux États-Unis et qui a été adoptée depuis quelques années en France. Elle confie l’appareil clandestin aux services spéciaux et les forces spéciales aux armées. Cette formule présente l’avantage d’offrir plus de transparence, mais cette séparation des tâches engendre des désavantages dans la pratique. En effet, les armées et les services secrets se voyant confier chacun une partie de tâches qui sont horizontalement intégrées, ils ont tendance à reconstituer à leur usage un dispositif complet, naturellement moins efficace. Les échecs des Américains à l’occasion du débarquement de la Baie des Cochons ou de la tentative de libération des otages en Iran s’expliquent en partie par ce défaut structurel.

Général Alain Gaigneron de Marolles


[1] Interview initialement publiée dans la revue Renseignement et opérations spéciales, n°1, mars 1999, CF2R/L’Harmattan.

 

 

 

 

 

 

 

 

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Fondé en 2000, le CENTRE FRANÇAIS DE RECHERCHE SUR LE RENSEIGNEMENT (CF2R) est un Think Tank indépendant, régi par la loi de 1901, spécialisé sur l’étude du renseignement et de la sécurité internationale.  Il a pour objectifs : - développement de la recherche académique et des publications consacrées au renseignement et à la sécurité internationale ; - apport d’expertise au profit des parties prenantes aux politiques publiques (décideurs, administration, parlementaires, médias, etc.) ; - démystification du renseignement et l’explication de son rôle auprès du grand public. Télécharger la présentation du CF2R
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