mercredi 9 octobre 2024

Les Scythes

L’apparition du nomadisme dans les steppes

Contrairement à ce que l’on imagine souvent, le nomadisme n’est pas la survivance d’un mode de vie archaïque, conservé par quelques tribus inadaptées en marge des « vraies » civilisations. C’est au contraire une spécialisation économique développée pour exploiter un biotope particulier. Son apparition semble s’être produite au début de l’âge du fer, dans la vaste bande de steppes qui s’étend en Europe orientale, en Sibérie et en Asie centrale, et dans les zones limitrophes de steppe boisée, de pâturages de montagne et de semi-désert. Sur ces territoires avaient fleuri à l’âge du bronze les cultures apparentées dites « d’Andronovo » et « des tombes à charpentes », dont les porteurs étaient vraisemblablement de langue indo-européenne, sans doute en majorité iranienne. Ce sont les héritiers de ces cultures sédentaires qui, abandonnant l’essentiel de leurs activités agricoles au profit d’un élevage extensif et transhumant, passèrent au nomadisme vers le début du 1er millénaire av. J.-C. Leurs talents de cavaliers, la forte coloration guerrière de leur civilisation pastorale, firent souvent d’eux le fléau de leurs voisins sédentaires.

Les premiers nomades de la steppe qui nous soient connus par leur nom sont les mystérieux Cimmériens, aux affinités encore incertaines, auxquels on attribue des vestiges des IXe-VIIIe siècles av. J.-C. retrouvés en Ukraine et Russie méridionale. Ils sont évoqués par les poèmes homériques et par des sources assyriennes des années 722-715 av. J.-C.

Les Scythes et la constellation « scythique »

Les Scythes, eux, nous sont connus par les sources écrites et par l’archéologie à partir du VIIe siècle av. J.-C., mais il faut préciser le contenu de cette appellation. Au sens large, on peut qualifier de « scythique » une vaste constellation de peuples nomades apparentés par le mode de vie, la langue iranienne orientale, l’art animalier, les types d’armes et de harnachement du cheval… Les populations de cette grande famille occupaient d’immenses territoires du Danube à la Chine occidentale et leurs voisins sédentaires, conscients de leur parenté, leur accolaient souvent une étiquette commune. Pour les Grecs, tous étaient des « Scythes » ; pour les Perses, des « Saces » (Sakâ).

Au sens strict, cependant, les Scythes sont plus particulièrement le peuple qui, à partir des VIIe-VIe siècles av. J.-C., occupa le Caucase septentrional, puis l’actuelle Ukraine. Ces « vrais » Scythes d’Europe sont les mieux connus grâce à leur célèbre description par Hérodote, qui occupe la moitié du livre IV de L’Enquête et aux fouilles archéologiques en Ukraine dont les plus anciennes remontent au XVIIIe siècle.

C’est principalement d’eux qu’il sera question ici, mais il ne faut jamais oublier qu’ils n’étaient que la partie la plus occidentale d’un massif « scythique » bien plus considérable. Celui-ci comprenait aussi les Sauromates de Russie méridionale, qui sont les ancêtres des Sarmates de la période suivante, les tribus sibériennes, à l’origine de la célèbre collection d’objets animaliers en or réunie sur l’ordre de Pierre Ier de Russie, des populations de l’Altaï et différents groupes « saces » d’Asie centrale. Dans une certaine mesure, les renseignements dont nous disposons sur chacune de ces populations comblent les lacunes de notre information sur les autres. C’est ainsi que les fameuses « tombes gelées » de l’Altaï ont livré des objets en matériaux périssables, disparus ailleurs, mais dont on peut imaginer que les équivalents existaient chez les Scythes d’Europe ou les Sauromates : tapis, coussins, instruments de musique…

L’origine des Scythes et l’épisode moyen-oriental

Grâce aux travaux complémentaires des historiens, archéologues, linguistes et anthropologues, nous pouvons aujourd’hui nous faire une idée relativement précise des Scythes d’Europe en tant que peuple. De superbes représentations d’époque et l’analyse des restes trouvés dans les tombes montrent qu’ils étaient purement europoïdes – contrairement à leurs cousins de l’Altaï, par exemple – souvent de grande taille, avec des visages au nez assez proéminent. Ils parlaient une langue iranienne du groupe oriental dont nous ne possédons que quelques mots et surtout des noms propres explicables par des racines iraniennes. Les hommes arboraient moustache et barbe et portaient déjà la tenue qui sera celle de beaucoup de leurs successeurs dans les steppes : pantalon avec des bottes serrées à la cheville, caftan court croisé, bonnet-capuchon. Le costume féminin, moins bien connu, comprenait une longue robe serrée à la ceinture. Des plaquettes d’or étaient cousues sur les vêtements les plus riches.

Quant à leur origine géographique, les Scythes étaient à en croire Hérodote des conquérants venus d’Asie et qui fuyaient eux-mêmes d’autres tribus plus puissantes. Parvenus en Europe, ils vainquirent les Cimmériens, les poursuivirent à travers le Caucase jusqu’en Asie antérieure où ils s’allièrent successivement aux Assyriens et aux Mèdes et firent régner la terreur pendant trois décennies, avant de revenir dans les steppes européennes et d’établir leur domination en Ukraine.

Ce récit est partiellement confirmé par d’autres sources et par l’archéologie. Les plus anciens éléments culturels « proto-scythes » actuellement connus — décors animaliers, rites funéraires — sont ceux du « kourgane » (tumulus) d’Arjan dans la Touva russe, près de la frontière mongole. Il n’est pas exclu qu’une partie au moins des ancêtres des Scythes soit venue d’Asie centrale. Le récit d’Hérodote sur leur descente et leur domination en Asie est peut-être romancé, mais repose sur des faits bien réels : des textes assyriens évoquent la présence des Scythes dans la région dès les années 676-652 av. J.-C., et il existe aussi des traces archéologiques, comme le « Trésor de Ziwiyé » au Kurdistan iranien. Les futurs Scythes d’Europe furent profondément marqués par leurs contacts avec les grands royaumes qu’ils servirent ou affrontèrent : l’art scythe des périodes ultérieures révèle de nombreuses influences moyen-orientales, notamment assyriennes, et transcaucasiennes, notamment ourartéennes, au point que certains spécialistes considèrent que la culture scythe ne s’est définitivement formée qu’après cet épisode asiatique. 

La Scythie européenne

Initialement situé au nord du Caucase, où de grands « kourganes » archaïques ont été fouillés à Kelermès, le centre de la domination scythe se déplaça à la fin du VIIe et au début du VIe siècle av. J.-C. vers l’actuelle Ukraine. Des groupes scythes s’avancèrent même jusqu’en Europe centrale.

En Ukraine, l’aire d’influence culturelle, économique et probablement politique des Scythes comprenait non seulement les steppes herbeuses méridionales, mais aussi la steppe boisée centrale occupée par diverses populations sédentaires et agricoles. Hérodote explique très bien comment une tribu dominante, les « Scythes royaux », gouvernait plus ou moins directement un ensemble composite de Scythes et d’autres ethnies dont, pense-t-on, les lointains ancêtres des Slaves. Il fait aussi allusion à des structures politiques d’une certaine complexité, avec trois royaumes alliés et des gouverneurs de districts. La société scythe était elle-même fortement hiérarchisée, avec, sous les rois, une aristocratie, une masse d’hommes libres, et des esclaves dont le nombre et l’importance économique sont discutés. Cet édifice s’avéra assez solide pour résister, en 513 av. J.-C., à une tentative d’invasion conduite à partir de la Thrace par le roi de Perse Darius Ier, le plus puissant souverain de son temps.

La Scythie d’Europe connut son apogée aux Ve et IVe siècles av. J.-C., comme en témoigne le faste des grandes tombes royales de cette période. 

Nomades et guerriers

Hérodote définit les Scythes comme « des porte-maisons et des archers à cheval », soulignant ainsi leurs deux caractéristiques les plus familières aux Grecs : le nomadisme et les aptitudes guerrières.

Le nomadisme que pratiquaient les tribus scythes de la steppe était, comme on l’a dit plus haut, un système économique spécialisé pratiqué dans un cadre rigoureux. Comme le montre l’allusion d’Hérodote à des frontières entre tribus et les comparaisons ethnographiques modernes, les migrations saisonnières s’effectuaient suivant des itinéraires précis, entre des pâturages fixes. Les Scythes élevaient des ovins et bovins et surtout des chevaux. Le cheptel fournissait la force de traction ou les montures, la nourriture c’est-à-dire la viande, le lait et les produits dérivés comme le fromage et la boisson fermentée à base de lait de jument, et des matériaux comme le cuir, la laine, l’os et la corne. L’habitat consistait essentiellement en chariots aménagés en compartiments. Mais les nomades contrôlaient aussi le commerce nord-sud entre les populations sédentaires agricoles de la steppe boisée et les colonies grecques établies dès le VIIe siècle av. J.-C. sur la côte ukrainienne : la Scythie exportait du blé et des esclaves et importait du vin, de la céramique et de l’orfèvrerie de luxe.

Des agglomérations proto-urbaines parfois importantes se développèrent à l’époque scythe non seulement dans la steppe boisée, mais même dans la steppe herbeuse méridionale. C’étaient des centres à la fois économiques et politiques ; on y a notamment retrouvé les traces d’intenses activités artisanales. Aux IVe et IIIe siècles av. J.-C., une partie des Scythes nomades se sédentarisa dans ces établissements et dans des villages au sud de l’Ukraine.

La pax scythica nécessaire au fonctionnement de cette économie intégrée était garantie par la puissance militaire des Scythes, qui passaient à juste titre pour de redoutables guerriers. Cavaliers hors pair, bien qu’ils n’aient employé ni étriers ni selle rigides, ils combattaient essentiellement comme archers montés, harcelaient l’ennemi et le déconcertaient par de foudroyantes manœuvres de cavalerie. Ils utilisaient des tactiques que reprendront par la suite tous leurs successeurs dans les steppes, comme la fuite simulée ou le rempart mobile formé de chariots. Leur arme favorite était l’arc — un arc composite de petite taille mais de très forte puissance — mais ils maniaient aussi le lasso, la lance, l’épée et le javelot. L’aristocratie scythe, qui fournissait l’encadrement des troupes, portait casques et cuirasses, parfois des jambières de style grec. La découverte d’armes dans des tombes féminines suggère que les femmes, probablement les jeunes filles célibataires, pouvaient combattre aux côtés des hommes ; le fait est en tout cas bien attesté chez les Sauromates de Russie méridionale, que les Grecs croyaient issus de Scythes et des Amazones, les mythiques femmes guerrières.

La guerre comprenait, comme chez les Celtes, des pratiques rituelles de prélèvement de trophées humains. Le jeune guerrier scythe buvait du sang de sa première victime ; les têtes des ennemis abattus étaient présentées au roi. Les crânes sciés servaient de coupes à boire et la peau humaine tannée de serviettes ou d’ornements de chevaux. 

Les dieux et les morts

Hérodote donne une liste des divinités vénérées par les Scythes — leurs noms ne correspondent pas à ceux connus chez les peuples iraniens sédentaires – et rapporte quelques mythes dont ceux liés à l’origine du peuple scythe. Outre le dieu céleste et ancestral Papaios et son épouse Api, le panthéon scythe était dominé par Tabiti, déesse du feu du foyer et « reine des Scythes », et par un dieu de la guerre que symbolisait une épée. Le culte comportait des sacrifices d’animaux et, dans le cas du dieu de la guerre, des sacrifices humains à la mise en scène tragique : des prisonniers de guerre étaient égorgés et démembrés au pied d’un immense bûcher où leur sang arrosait l’épée divine.

La religion scythe paraît avoir combiné un fond « théologique » de type iranien et donc indo-européen avec des pratiques chamanistes, comme l’usage rituel de vapeurs intoxicantes, d’accessoires comme les grelots… Hérodote signale des devins travestis en femmes, les « énarées », qui peuvent correspondre à la définition du chaman. Il n’existait aucune caste sacerdotale organisée comparable aux mages perses.

Les Scythes concevaient apparemment la vie dans l’au-delà comme une prolongation éternelle de l’existence terrestre. Les rites funéraires avaient une grande importance. Les fouilles archéologiques en Ukraine ont largement confirmé la description par Hérodote des fastueuses funérailles royales. Les grands personnages étaient inhumés dans des tombes à l’architecture parfois complexe, avec un riche mobilier et en compagnie de divers serviteurs et de nombreux chevaux. La tombe était couverte d’un tumulus qui pouvait aller jusqu’à vingt mètres de hauteur et trois cent cinquante mètres de diamètre, dominé par une statue de pierre figurant le défunt ou un ancêtre divinisé. 

L’art scythe : traditions animalières et influences grecques

L’art des Scythes est aujourd’hui bien connu du public occidental, notamment en France où les travaux remarquables de Véronique Schiltz ont beaucoup contribué à sa périodisation et à son analyse.

Le répertoire de base est constitué de motifs animaliers connus non seulement des Scythes, mais aussi de toutes les populations apparentées de Sibérie et d’Asie centrale. Il comprend des animaux isolés dont le cerf, le rapace, le félin, voire même des « pièces détachées » comme l’œil et le bec du rapace, et des scènes de prédation. Des animaux composites ou fantastiques, comme le griffon, côtoient les bêtes réelles. Outre leur vocation décorative qui nous les fait apprécier aujourd’hui, ces motifs ont évidemment un sens symbolique ou emblématique. Certains, comme les prédateurs, représentent les qualités qui leur sont associées. D’autres, surtout le cerf, ont des sens multiples et certaines compositions peuvent illustrer des mythes ou des idées complexes. Tout ceci vaut pour l’ensemble de « l’art des steppes », dont les thèmes se retrouvent sous des formes remarquablement proches de l’Ukraine à la Chine. Mais la marque distinctive de l’art scythe d’Europe, c’est sa féconde symbiose avec l’art grec, manifeste surtout au IVe siècle av. J.-C. Au répertoire nomade, il ajoute des figures divines et humaines, notamment les magnifiques et précieuses représentations « ethnographiques » de Scythes campés au combat, dans leurs tâches quotidiennes ou diverses cérémonies, et des motifs animaliers réalistes qui échappent aux conventions steppiques traditionnelles. 

La fin et l’héritage des Scythes

Dans la seconde moitié du IVe siècle av. J.-C., les Scythes durent affronter à l’ouest la puissance montante de la Macédoine, et à l’est le début de l’expansion de leurs cousins les Sarmates. Après la défaite face aux Macédoniens et la mort du grand roi Atéas (339 av. J.-C.), le territoire scythe se réduisit progressivement à la péninsule de Crimée et aux zones attenantes du bas-Dniepr. Une culture scythe sédentarisée et agricole, de plus en plus métissée, s’y maintint jusqu’aux premiers siècles de notre ère, tandis que l’ancienne « Scythie » ukrainienne devenait la « Sarmatie européenne » des géographes romains.

Durant des siècles, pourtant, le nom des Scythes continua d’être donné en Occident aux diverses populations qui se succédèrent dans les steppes d’Europe orientale. C’était abusif, mais significatif : la période scythe apparaît bien, aux archéologues actuels, comme une étape fondatrice de la civilisation des steppes, au cours de laquelle apparurent et se diffusèrent sur un immense espace des traditions culturelles qui allaient, pour certaines, se perpétuer presque jusqu’à nos jours en dépit des bouleversements ethno-culturels.

Iaroslav LEBEDYNSKY

Source du texte : CLIO.FR

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