samedi 20 juillet 2024

Serval efface Drakkar trente ans après

Les hasards du calendrier et de l’histoire font coïncider dans la même période la commémoration de l’attentat de Drakkar par le Hezbollah le 23 octobre 1983 et un magnifique documentaire de 45 minutes sur l’opération Serval, « Quand l’Armée filme sa guerre ». Destiné au grand public, il a été diffusé en avant-première en fin d’après-midi aux acteurs de cette opération ce jeudi 17 octobre 2013 puis dans l’émission Envoyé Spécial sur France 2.

Le soldat français au XXIe siècle

Ce documentaire montre la vie du soldat en opération, son quotidien, son humour aussi. Les esprits chagrins, et il y en aura, diront « Ah de la propagande militariste ». Laissons cela aux habitués de cette critique. L’objectif n’est pas non plus de défendre le budget de la défense comme l’a déclaré sur le plateau d’Envoyé spécial Jean-Christophe Notin, l’un des journalistes réalisateurs.

Je pense en revanche que le citoyen a découvert nos soldats professionnels, leur rusticité, leur courage, leur endurance. Porter cinquante kilos pendant des kilomètres et des jours entiers, marcher des heures par 50°, gagner contre des djihadistes agressifs et fanatiques, c’est le soldat français du XXIe siècle qui se bat au contact malgré toute la technologie et les équipements qui consomment quand même plus de 50% du budget de la défense (soit 16,5 milliards sur les 31,4 milliards de la mission « défense » à comparer à une masse salariale aux environs de 8 milliards d’euros).

Grâce à la cellule communication du chef d’état-major des armées (merci aux colonels Thierry Burkhard et Gilles Jaron), des centaines d’heures d’images inédites provenant de l’ECPAD qui a assuré le soutien technique, ont été visionnées, montées, commentées par Frédéric Brunnquell (En 1989, j’avais réalisé avec ce journaliste pour la 5 un film « Opération Tampoc » sur une belle aventure pédestre en forêt guyanaise jusqu’à la frontière brésilienne). Bien sûr, la DICOD avec son directeur Pierre Bayle était à la manœuvre.

Ce documentaire est aussi un hommage aux soldats de l’image de l’ECPAD dont les missions ne sont pas journalistiques mais ont pour objet de contribuer aux opérations (renseignement), de produire des images « preuves » face à la judiciarisation des conflits, enfin de fournir des archives au profit de l’histoire militaire. Cela explique pourquoi aucun soldat n’est interviewé. Seule l’équipe de l’ECPAD a illustré le contexte de la prise de ces images de guerre qui se font au rythme des combats, pas à celui d’un film d’action.

Quand tous les acteurs de la défense, tous ceux qui aiment la défense travaillent ensemble pour un tel produit, la défense est forte, les armées sont honorées, la nation est fière. Bravo. L’audience attendue a-t-elle été cependant au rendez-vous ? Envoyé spécial a rassemblé 3,6 millions de spectateurs, TF1, 7,4 millions avec une nouvelle série française et M6, 3,6 millions pour une série américaine.

Quels enseignements à travers ce documentaire ?

Le bilan est significatif même si les morts ne sont pas montrés (conventions de Genève). Plusieurs centaines de djihadistes (terme utilisé avec justesse dans les commentaires plutôt que « terroristes ») ont été tués, des centaines d’autres faits prisonniers, soit environ 25% des effectifs ennemis. Plus de 250 tonnes d’armement ont été détruits ou remis aux forces maliennes. Par l’image rendue publique, ce documentaire rappelle à ceux qui voudraient s’opposer à la France ou agresser ses amis qu’ils peuvent le payer très cher.

La France a gagné une guerre par une manœuvre interarmées favorisée par les expériences acquises en Afghanistan, en Libye, dans différents Etats africains. Elle a aussi gagné, et cela a été souvent dit, parce que les armées ont reçu des ordres clairs destinés à détruire un ennemi, ce qui restent quand même leur but ultime. Je prétendrai aussi qu’avoir disposé d’une puissance militaire (presque) complète a permis l’autonomie de décision et une guerre à la française, offensive, de mouvement, de choc et de feu. Les zones de combat libres de populations ont permis à l’imagination tactique s’exprimer. Aurions-nous pu penser à un raid blindé de 1500 km dans le désert, avec une chaîne logistique étendue et potentiellement vulnérable, s’appuyant sur des opérations spéciales et sur des opérations aéroportées ?

La victoire au Mali a été possible car nos soldats ont été endurcis en Afghanistan. Cette expérience capitalisée a permis le succès de nos armées. Les déflations faisant partir des soldats aguerris, associées aux baisses de crédits dédiées à la préparation opérationnelle, représentent un risque pour l’efficacité attendue d’une force armée (Lire cependant l‘interview intéressante du ministre de la défense le 17 octobre 2013).

Le maintien d’une formation et d’une préparation opérationnelle approfondie

C’est pourquoi en cette période de crise budgétaire, la préparation opérationnelle (entraînement collectif en unité constituées) est déjà  minimalisée par rapport aux standards (armée de terre 120 jours lors de la LPM en cours d’achèvement, 90 annoncés pour la LPM 2014-2019 et plutôt 83, réductions aussi pour les heures de vols en hélicoptère ou en avion, pour l’entraînement en mer…). Elle ne pourra souffrir une nouvelle baisse sans conséquences (Cf. Le rapport du Sénat sur la LPM du 08 octobre 2013 et La Tribune du 18 octobre 2013).

Outre l’expérience des conflits récents, c’est en effet la qualité de la formation donnée à tous les niveaux, formation pourtant contestée pour ses coûts comme la cour des comptes. Former et entraîner ne sont pas des gaspillages. Faire la guerre et donc savoir s’adapter imposent une formation continue tout au long de la carrière, à tous les grades. J’oserai même dire que limiter aujourd’hui une Ecole de guerre à quelques mois est un pari sur l’avenir.

La formation des officiers supérieurs est issue de la défaite de 1870 avec la création de l’école supérieure de guerre en 1880. Faudra-t-il une autre défaite pour rétablir une formation d’une durée satisfaisante, et il n’est pas besoin de subir des milliers de morts aujourd’hui pour que cela soit une défaite ? Faudra-t-il se tourner juridiquement demain vers ceux qui auront laissé une formation de haut niveau péricliter ?

Une grande capacité d’adaptation confirmée par ces images

Enfin, ce documentaire montre les adaptations que Serval a imposées. Nous n’étions plus prêts à cette guerre dans le désert, à pied, pour conquérir des réduits, pierre par pierre, sur des espaces immenses, dans des conditions climatiques extrêmes. Nos soldats et leurs chefs ont su s’adapter et faire face pour gagner. Leur force morale, sans exclure les chocs post-traumatiques dont on parle peu, a permis de faire face aux enfants soldats qui ont épargné, aux combats à très courte portée, à quelques mètres, les yeux presque dans les yeux.

Je retiendrai aussi que malgré la puissance de feu interarmées notamment de l‘armée de l’air ou le renseignement de la marine, d’une part le combat interarmes, c’est-à-dire terrestre, a été dominant (infanterie, blindés, artillerie, génie, hélicoptères), d’autre part, c’est bien le fantassin qui a permis de nettoyer les zones, mètre par mètre. La technologie ne remplace pas l’homme. Or combien de régiments d’infanterie nous reste-t-il aujourd’hui ? Combien nous en restera-t-il demain ?

Les matériels ont été mis aussi à rude épreuve. Les nouveaux véhicules de combat de l’infanterie ont consommé en trois mois le potentiel prévu pour deux ans en temps normal en France. C’est aussi le constat d’un soutien « santé » à réfléchir différemment. Ainsi les pertes tchadiennes de février 2013 ont saturé les capacités et influé sur les opérations en raison de la nécessaire prise en compte des 66 blessés. Nous n’avons plus « l’habitude » (heureusement) de gérer un tel flux de blessés de guerre mais peut-on affirmer que cela ne se produira plus ? Cela a des implications réelles sur le soutien sanitaire et ses effets sur la logistique pour des forces au demeurant réduites mais chaque soldat compte.

Pour conclure, il est envisagé un autre documentaire plus axé sur le contexte politique et stratégique. Il devrait être tout aussi intéressant.

Général (2S) François CHAUVANCY
Général (2S) François CHAUVANCY
Saint-cyrien, breveté de l’École de guerre, docteur en sciences de l’information et de la communication (CELSA), titulaire d’un troisième cycle en relations internationales de la faculté de droit de Sceaux, le général (2S) François CHAUVANCY a servi dans l’armée de Terre au sein des unités blindées des troupes de marine. Il a quitté le service actif en 2014. Consultant géopolitique sur LCI depuis mars 2022 notamment sur l'Ukraine et sur la guerre à Gaza (octobre 2023), il est expert sur les questions de doctrine ayant trait à l’emploi des forces, les fonctions ayant trait à la formation des armées étrangères, la contre-insurrection et les opérations sur l’information. A ce titre, il a été responsable national de la France auprès de l’OTAN dans les groupes de travail sur la communication stratégique, les opérations sur l’information et les opérations psychologiques de 2005 à 2012. Depuis juillet 2023, il est rédacteur en chef de la revue trimestrielle Défense de l'Union des associations des auditeurs de l'Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale (IHEDN). Il a servi au Kosovo, en Albanie, en ex-Yougoslavie, au Kosovo, aux Émirats arabes unis, au Liban et à plusieurs reprises en République de Côte d’Ivoire où, sous l’uniforme ivoirien, il a notamment formé pendant deux ans dans ce cadre une partie des officiers de l’Afrique de l’ouest francophone. Il est chargé de cours sur les questions de défense et sur la stratégie d’influence et de propagande dans plusieurs universités. Il est l’auteur depuis 1988 de nombreux articles sur l’influence, la politique de défense, la stratégie, le militaire et la société civile. Coauteur ou auteur de différents ouvrages de stratégie et géopolitique., son dernier ouvrage traduit en anglais et en arabe a été publié en septembre 2018 sous le titre : « Blocus du Qatar : l’offensive manquée. Guerre de l’information, jeux d'influence, affrontement économique ». Il a reçu le Prix 2010 de la fondation Maréchal Leclerc pour l’ensemble des articles réalisés à cette époque. Il est consultant régulier depuis 2016 sur les questions militaires au Moyen-Orient auprès de Radio Méditerranée Internationale. Animateur du blog « Défense et Sécurité » sur le site du Monde à compter d'août 2011, il a rejoint en mai 2019 l’équipe de Theatrum Belli.
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