Souveraineté : de l’incantation à l’action (par Bruno Jacquemin)

Le réveil stratégique

La souveraineté n’est pas un slogan ni une nostalgie : c’est un impératif stratégique. Les États-Unis et la Chine l’ont compris depuis longtemps. Ils mobilisent sans hésiter leurs capitaux, leurs outils réglementaires et leur puissance publique pour protéger leurs chaînes de valeur et imposer leurs règles au reste du monde.

L’Europe, trop souvent, reste spectatrice. Elle débat quand les autres agissent. Elle invoque le marché quand le monde impose la stratégie. Cette asymétrie n’est plus tenable : elle condamne nos industries à la dépendance et nos économies à la vulnérabilité.

La souveraineté n’est pas l’autarcie – illusion dans un monde interdépendant. C’est la capacité à piloter nos dépendances, à maîtriser nos interdépendances, à transformer nos vulnérabilités en leviers de puissance

La souveraineté comme maîtrise des dépendances

La vraie souveraineté repose sur un socle industriel solide : métallurgie, chimie, et énergie. Sans lui, aucune économie ne tient. Pas de batteries sans lithium ni raffinage chimique. Pas de semi-conducteurs sans silicium ultra-pur et gaz spécialisés. Pas de défense crédible sans aciers spéciaux, poudres, alliages ou composants électroniques de pointe.

Deux exemples l’illustrent :

  • Les semi-conducteurs : une chaîne mondiale concentrée, du silicium au packaging final, dominée par l’Asie. L’Europe y est ultra-dépendante.
  • Les batteries pour véhicules électriques : lithium, nickel, cobalt, cuivre, procédés chimiques complexes… la quasi-totalité de la valeur ajoutée se capte en Asie, alors même que l’Europe mise sur l’électrification.

La France et l’Europe doivent mettre en place un monitoring en temps réel des chaînes de valeur, du produit final jusqu’aux matières premières, en intégrant la transformation et le trading. Cela nécessite de véritables data operating centers, capables d’anticiper les ruptures, d’évaluer les vulnérabilités et de guider les décisions industrielles.

Le recyclage est une autre clé. Les métaux recyclés constituent une ressource stratégique au même titre que les matières premières primaires. Or l’Europe exporte encore massivement ses déchets métalliques et ses batteries usagées, souvent vers la Chine – un contresens stratégique. Nous devons bâtir une économie circulaire souveraine, en valorisant ces « mines secondaires » et en fixant des règles strictes pour retenir et transformer nos flux de déchets sur le continent.

Enfin, la réglementation est une arme de puissance. Les États-Unis l’utilisent de manière extraterritoriale, la Chine impose ses normes et ses restrictions d’exportation. L’Europe doit elle aussi cesser d’être naïve : la norme doit devenir un instrument de souveraineté, non un carcan imposé à ses seuls industriels.

Les leçons du volontarisme américain et chinois

Les grandes puissances ne proclament pas leur souveraineté : elles l’exercent.

Les États-Unis :

  • L’Inflation Reduction Act ou le Chips & Science Act injectent des centaines de milliards dans les industries stratégiques.
  • Leur droit s’impose au reste du monde via l’extraterritorialité, des sanctions financières au contrôle des exportations.
  • Ils concentrent capitaux, innovation et compétences clés grâce à leurs universités, laboratoires et champions industriels.

La Chine :

  • Planifie sur le temps long (Made in China 2025, China Standards 2035, Nouvelles Routes de la Soie).
  • Sécurise ses ressources partout dans le monde par des investissements miniers et logistiques massifs.
  • Utilise la réglementation comme arme offensive (restrictions sur les terres rares, normes protectrices).
  • Monte en gamme dans les technologies de rupture : électromobilité, 5G, IA, spatial.

Le message est clair : États-Unis et Chine acceptent les interdépendances, mais les organisent à leur avantage. Ils façonnent la mondialisation au lieu de la subir.

Les faiblesses européennes

L’Europe, malgré ses talents, reste entravée par plusieurs faiblesses structurelles :

  • Fragmentation : des politiques industrielles dispersées, des projets communs trop lents.
  • Primat du marché : quarante ans d’orthodoxie « concurrence et ouverture », au détriment de la stratégie.
  • Dépendances critiques : gaz russe hier, raffinage chinois aujourd’hui, cloud et IA dominés par les États-Unis, dépendance militaire aux composants américains.
  • Level playing field inexistant : nos industriels respectent des normes sociales et environnementales exigeantes, mais affrontent des produits importés fabriqués dans des conditions bien moindres, souvent subventionnés.

Exemples concrets :

  • Acier : produit en Europe avec des normes environnementales strictes et un coût carbone croissant, il affronte sur son propre marché des aciers chinois au charbon, subventionnés et bradés.
  • Batteries : l’Europe investit dans des gigafactories soumises à des normes exigeantes, mais importe massivement des batteries asiatiques produites avec un mix énergétique carboné.

L’Europe régule ses propres acteurs, mais rarement ses importations. Elle se contraint elle-même, au lieu de contraindre ses concurrents. Elle se prive de l’arme réglementaire que d’autres utilisent avec force.

La responsabilité et l’opportunité françaises

La France concentre les fragilités et les atouts. Elle a subi une désindustrialisation brutale, mais elle conserve des positions fortes dans l’aéronautique, le nucléaire, le spatial, la chimie, la métallurgie et la défense.

Elle dispose aussi de leviers spécifiques qu’elle doit activer pleinement :

  • La commande publique : orienter les achats de l’État et des collectivités vers les filières françaises et européennes, pour créer un effet d’entraînement massif.
  • L’énergie nucléaire : soixante ans d’investissements offrent à notre industrie une électricité décarbonée et compétitive – un avantage unique pour relocaliser les productions lourdes.
  • Le “made in France” et le local content : fixer des règles claires, inspirées des travaux d’Origine France Garantie, afin de valoriser une part significative de production nationale (80 % de valeur ajoutée locale), y compris dans les matières premières.

La France doit être l’avant-garde de la souveraineté européenne. Pas une souveraineté incantatoire, mais une souveraineté active, qui protège ses filières stratégiques et projette sa puissance.

Un appel à la mobilisation souveraine

Les États-Unis et la Chine exercent leur souveraineté avec constance. L’Europe, elle, reste hésitante. Cette vulnérabilité n’est plus soutenable.

La France doit entraîner l’Europe vers une souveraineté lucide et assumée. Cela implique de :

  • maîtriser nos dépendances,
  • protéger nos chaînes de valeur,
  • mobiliser nos leviers réglementaires et industriels,
  • assumer nos avantages compétitifs, du nucléaire au recyclage.

La souveraineté n’est pas un héritage, ce n’est pas une nostalgie. C’est une conquête volontaire. Elle commence par la lucidité sur nos dépendances et se poursuit par des choix clairs. La France doit en être l’avant-garde. Car il n’est plus temps d’attendre : les souverainetés se forgent dans l’action, pas dans l’incantation.

 
Bruno Jacquemin
Délégué Général chez Alliance des Minerais, Minéraux et Métaux, Délégué permanent du CSF Mines Métallurgie.

 

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