Le 16 août 1956, le ciel de Californie du Sud fut le théâtre d’un événement qui allait devenir l’un des épisodes les plus embarrassants de l’histoire de l’US Air Force. Ce jour-là, deux chasseurs intercepteurs de pointe, des Northrop F-89D Scorpion, tirèrent l’intégralité de leur armement – soit 208 roquettes air-air non guidées – contre une cible unique, sans parvenir à la neutraliser. Cette cible n’était autre qu’un vieux chasseur de la Seconde Guerre mondiale transformé en drone, qui volait sans pilote et sans la moindre capacité offensive.
Au milieu des années 1950, la course aux armements entre les États-Unis et l’Union soviétique battait son plein. L’US Navy conduisait d’importants programmes de recherche et développement sur les missiles surface-air et air-air, notamment les Sparrow et les Eagle, destinés à protéger les navires contre les menaces aériennes. Pour évaluer l’efficacité de ces nouveaux systèmes d’armes, l’US Navy utilisait des drones-cibles télécommandés, dont des Grumman F6F-5K Hellcat.
Ces appareils étaient des versions modifiées du célèbre chasseur embarqué F6F Hellcat qui s’était illustré dans le Pacifique durant la Seconde Guerre mondiale. Propulsés par un moteur radial Pratt & Whitney R-2800 de 2 000 chevaux, ces avions monomoteurs à hélice pouvaient atteindre une vitesse maximale d’environ 610 kilomètres par heure et disposaient d’un rayon d’action d’environ 1 500 kilomètres. Transformés en cibles volantes, ils étaient peints en rouge vif pour une meilleure visibilité et équipés de systèmes de radiocommande permettant aux opérateurs au sol de les piloter à distance.
Parallèlement, l’US Air Force développait sa propre réponse à la menace des bombardiers stratégiques soviétiques, particulièrement les Tupolev Tu-16 et les nouveaux Myasishchev M-4. Le Northrop F-89D Scorpion représentait alors le fer de lance de la défense aérienne américaine. En 1956, pas moins de trente escadrons d’active et sept escadrons de la Garde nationale aérienne étaient équipés de cet intercepteur bimoteur, répartis sur l’ensemble du territoire américain, de l’Alaska à New York.
Le départ d’une mission qui devait être routinière
Ce matin d’août 1956, sur la base aéronavale de Point Mugu en Californie, le personnel de l’US Navy préparait minutieusement un F6F-5K pour ce qui devait être sa dernière mission. L’appareil avait été intégralement peint en rouge haute visibilité, et des nacelles de caméra jaunes et rouges avaient été installées sur les extrémités d’ailes. Après vérification complète des systèmes de radiocommande, le drone décolla à 11 h 34, s’élevant au-dessus de l’océan Pacifique.
Le plan de vol prévoyait que le Hellcat survole l’océan vers une zone d’essai au large, où il devrait servir de cible pour des tirs de missiles. Cependant, quelque chose se produisit peu après le décollage. Peut-être lors du transfert de contrôle entre la station au sol et l’avion « mère » censé prendre le relais de la radiocommande, ou peut-être en raison d’une défaillance technique du système de transmission ou de réception – la cause exacte ne fut jamais établie avec certitude.
Ce qui devint rapidement évident, c’est que le drone ne répondait plus aux commandes radio. Au lieu de poursuivre sa route vers l’océan, le Hellcat amorça une courbe ascendante vers le sud-est. Direction : Los Angeles et ses millions d’habitants.

L’alerte et le décollage des Scorpion
La situation bascula immédiatement de l’exercice de routine à l’urgence absolue. Un aéronef sans pilote, incontrôlable, se dirigeait vers l’une des zones les plus densément peuplées des États-Unis. La Navy, ne disposant pas d’appareils capables d’intercepter rapidement le drone fugitif, contacta la base aérienne d’Oxnard, située à seulement huit kilomètres au nord de Point Mugu.
Le 437th Fighter-Interceptor Squadron fit immédiatement décoller deux F-89D Scorpion en alerte. Les équipages étaient composés du First Lieutenant Hans Einstein (un nom qui ne manqua pas d’attirer l’attention des médias par la suite) et de son observateur radar, le First Lieutenant C.D. Murray, suivis par le First Lieutenant Richard Hurliman et le First Lieutenant Walter Hale.
Les deux intercepteurs s’élancèrent vers le sud en postcombustion, atteignant rapidement le drone qui évoluait à environ 9 000 mètres d’altitude, au nord-est de Los Angeles. Le Hellcat rouge vif était facile à repérer, mais sa trajectoire était imprévisible : il effectuait de larges virages à gauche, apparemment programmé pour suivre un schéma circulaire, ce qui le faisait changer constamment de cap.
L’armement des F-89D : les roquettes « Mighty Mouse »
Le F-89D Scorpion représentait la doctrine américaine de l’interception durant la Guerre froide. Contrairement aux chasseurs conventionnels armés de canons, il misait entièrement sur les roquettes pour détruire les formations de bombardiers soviétiques. Chaque appareil emportait 104 roquettes FFAR (Folding-Fin Aerial Rocket) Mk 4 de 2,75 pouces, surnommées « Mighty Mouse » en référence à un personnage de dessin animé populaire – une souris volante dotée de super-pouvoirs.
Ces roquettes, longues d’environ 1,83 mètre pour un diamètre de 7 centimètres, étaient propulsées par un moteur à propergol solide et emportaient une charge militaire explosive. Elles étaient logées dans des pods installés aux extrémités des ailes, 52 par pod. Le concept d’emploi reposait sur un tir en salve massive : face à une formation de bombardiers, l’intercepteur devait saturer l’espace d’un nuage de projectiles, rendant théoriquement impossible l’esquive pour les appareils ennemis.
Le système de tir était contrôlé par le système de conduite de tir Hughes E-6, qui intégrait un radar AN/APG-40 et un calculateur analogique d’attaque. Ce système permettait deux modes de tir : soit la salve complète des 104 roquettes en 0,4 seconde, soit un tir « en rafale » selon deux configurations programmables via l’intervallomètre – deux rafales de 64 puis 42 roquettes, ou trois rafales de 42, 32 et 30 roquettes.
Alors que le drone survolait la vallée de l’Antelope, zone relativement peu peuplée, les pilotes des Scorpion reçurent l’autorisation d’engager. C’était le moment d’utiliser leur armement sophistiqué. Mais les équipages découvrirent rapidement que le système E-6 de guidage radar ne fonctionnait pas correctement, refusant de déclencher les tirs automatiquement.
Les pilotes basculèrent alors en mode manuel. C’est à ce moment qu’ils réalisèrent l’ampleur du problème : lorsque le système E-6 avait été installé sur les F-89D, les viseurs optiques conventionnels avaient été retirés, jugés obsolètes. Les équipages se retrouvaient donc dans la situation absurde de devoir viser manuellement des roquettes non guidées depuis un avion rapide en mouvement, contre une cible elle-même en mouvement constant, sans aucun moyen de visée précis.
Le drone, ayant apparemment changé d’avis sur sa destination, vira vers le sud-ouest, survolant directement Los Angeles avant de repartir vers le nord-ouest en direction de la vallée de Santa Clara. Il continua jusqu’à Santa Paula, surnommée la « capitale mondiale des agrumes », et se mit à décrire des cercles lents au-dessus de la ville. Les pilotes attendaient avec angoisse que l’appareil s’éloigne des zones habitées pour pouvoir ouvrir le feu sans risque pour les populations au sol.
Le déluge de feu : 208 roquettes sans résultat
Lorsque le Hellcat se dirigea enfin vers des zones moins peuplées, les équipages des Scorpion passèrent à l’attaque. Murray et Hale configurèrent leurs intervallomètres pour un tir en trois rafales. Alors que le drone survolait Castaic, au nord de Los Angeles, le premier équipage s’aligna et déclencha une première salve de 42 roquettes. Le résultat fut désastreux : toutes passèrent sous le drone sans le toucher.
Le second intercepteur tenta sa chance avec une autre volée de 42 roquettes. Quelques projectiles heurtèrent le dessous du fuselage du Hellcat, mais aucun n’explosa. Les têtes militaires, censées s’armer en vol et exploser au contact, semblaient dysfonctionner.
Les deux chasseurs effectuèrent une seconde passe près de la ville de Newhall, déclenchant cette fois un total de 64 roquettes. Encore une fois, aucune ne trouva sa cible. Les équipages ajustèrent leurs paramètres de tir et, alors que le drone rebelle se dirigeait vers le nord-est en direction de Palmdale, chaque intercepteur lâcha une dernière salve de 30 roquettes.
Le résultat final était stupéfiant : 208 roquettes tirées, zéro impact. Les deux Scorpion, leurs soutes vides et leurs réservoirs dangereusement bas, durent faire demi-tour vers Oxnard, laissant le Hellcat poursuivre sa route erratique.
Si les roquettes avaient manqué leur cible aérienne, elles n’avaient pas manqué le sol. Sur les 208 projectiles tirés, seuls 15 furent retrouvés non explosés. Les 193 autres détonèrent en touchant le sol, créant une pluie de feu sur plusieurs villes et zones rurales de Californie du Sud.
La première série de tirs déclencha des feux de broussailles à 11 kilomètres au nord-est de Castaic, ravageant 61 hectares au-dessus de l’ancienne Ridge Route, près du canyon de Bouquet. Certaines roquettes de la deuxième salve atteignirent le sol près de Newhall. Dans le canyon de Placerita, des témoins virent une roquette rebondir sur le sol, déclenchant une série d’incendies près d’un parc et embrasant plusieurs bassins de stockage pétroliers appartenant à l’Indian Oil Company. Les flammes menacèrent l’usine d’explosifs Bermite Powder, s’approchant à moins de 90 mètres des installations.
D’autres roquettes provoquèrent des incendies dans les environs du canyon de Soledad, près du mont Gleason, détruisant plus de 140 hectares de végétation. La dernière salve fut tirée alors que les Scorpion faisaient face à Palmdale, et de nombreux projectiles tombèrent directement sur la ville.
Les dégâts dans la zone urbaine furent impressionnants et les témoignages dramatiques. Chez Edna Carlson, un morceau de shrapnel traversa la fenêtre de sa maison, rebondit sur le plafond, perça un mur et termina sa course dans un placard de cuisine. Son fils William, âgé de six ans, se trouvait à proximité. Chez J.R. Hingle, des fragments d’éclats transpercèrent son garage et sa maison, manquant de peu son épouse, Lilly Willingham, assise sur le canapé.
Larry Kempton, un adolescent, conduisait sur Palmdale Boulevard avec sa mère lorsqu’une roquette explosa dans la rue devant leur véhicule, détruisant le pneu avant gauche, le radiateur, le capot et le pare-brise. À Placerita Canyon, deux hommes venaient de quitter leur camion pour déjeuner lorsqu’une roquette le réduisit en pièces.
Au total, plus de 400 hectares partirent en fumée. Il fallut deux jours et la mobilisation de 500 pompiers pour maîtriser l’ensemble des incendies. Des équipes de déminage durent ensuite récupérer les roquettes non explosées disséminées dans la région, une opération délicate et dangereuse.
Pendant ce temps, le Hellcat poursuivait son vol erratique, mais lui aussi commençait à manquer de carburant. Le drone descendit progressivement, décrivant une large spirale en direction d’une zone désertique à environ 13 kilomètres à l’est de l’aéroport régional de Palmdale. Dans sa descente, il sectionna trois câbles électriques de la Southern California Edison le long de l’Avenue P, une route peu fréquentée.
L’aile droite toucha le sable en premier. L’appareil bascula, s’écrasa contre le sol désertique, effectua plusieurs tonneaux avant de se désintégrer en d’innombrables fragments. L’épave resta abandonnée dans le désert jusqu’en 1997, lorsque des passionnés d’aviation retrouvèrent et identifièrent les vestiges de l’appareil.
Miraculeusement, malgré l’ampleur des destructions au sol et la pluie de roquettes explosives sur des zones habitées, aucune victime mortelle ne fut à déplorer. Plusieurs personnes furent cependant blessées légèrement, et les dégâts matériels se chiffrèrent en dizaines de milliers de dollars – une somme considérable pour l’époque.
Un échec révélateur des limites technologiques
La « Bataille de Palmdale », comme l’incident fut rapidement surnommé par la presse, révéla de multiples failles dans les systèmes d’armes de l’époque. L’enquête menée par l’US Air Force mit en lumière plusieurs facteurs explicatifs de cet échec retentissant.
Premièrement, la défaillance du système de conduite de tir E-6 força les équipages à recourir au tir manuel, pour lequel les appareils n’étaient tout simplement pas équipés. Le retrait des viseurs optiques, décidé en raison de la supposée supériorité du guidage radar, se révéla être une erreur de conception majeure.
Deuxièmement, les roquettes Mighty Mouse elles-mêmes souffraient d’une réputation déjà établie d’imprécision. Conçues pour saturer une zone par leur nombre plutôt que par leur précision individuelle, elles étaient inadaptées à l’engagement d’une cible unique et maniable. Le concept reposait sur des tirs contre des formations massives de bombardiers, pas contre un chasseur isolé effectuant des virages constants.
Troisièmement, les têtes militaires des roquettes présentaient des défauts évidents de fonctionnement. Même lorsque quelques projectiles heurtèrent physiquement le drone, aucun n’explosa. Le système d’armement en vol et de détonation au contact ne fonctionna manifestement pas comme prévu.
Quatrièmement, la difficulté intrinsèque du tir manuel depuis un jet rapide contre une cible plus lente mais imprévisible dans ses mouvements était considérable. Les pilotes devaient calculer mentalement les corrections de tir, l’avance nécessaire, tout en pilotant leur propre appareil à haute vitesse. Sans viseur optique ni aide au calcul, la tâche s’apparentait davantage à du tir instinctif qu’à du combat aérien moderne.
L’incident provoqua un embarras considérable pour l’US Air Force. Les journaux titrèrent sans retenue : le Los Angeles Times publia « 208 roquettes tirées contre un avion fugitif : les missiles arrosent la région dans un effort pour arrêter le drone incontrôlé ». L’image de deux intercepteurs de pointe, représentant des millions de dollars d’investissement et la technologie la plus avancée de l’époque, incapables d’abattre un vieux chasseur à hélice sans pilote, fut largement commentée et moquée.
L’affaire déclencha également des tensions entre l’US Navy et l’US Air Force. La Navy reprochait à l’Air Force son incapacité à neutraliser une menace relativement simple, tandis que l’Air Force critiquait les procédures de la Navy qui avaient permis la perte de contrôle du drone. Les rivalités inter-armes, jamais très loin sous la surface dans le système militaire américain, resurgirent avec vigueur.
Au-delà de l’aspect anecdotique, l’incident força une réévaluation sérieuse des capacités d’interception. Il devint évident que la dépendance excessive à des systèmes électroniques complexes, sans maintien de capacités de secours conventionnelles, créait des vulnérabilités critiques. Les programmes de formation furent modifiés pour inclure des scénarios d’interception de drones avec défaillance des systèmes automatiques.
L’événement accéléra également la transition vers les missiles guidés véritables. Les roquettes non guidées, même en grand nombre, montraient leurs limites face à des cibles agiles. Le développement de missiles air-air à guidage radar comme le Sparrow ou à guidage infrarouge comme le Sidewinder reçut une nouvelle impulsion.
Conclusion
La « Bataille de Palmdale » demeure un épisode fascinant de l’histoire de l’aviation militaire, cristallisant les contradictions d’une époque de transition technologique. Elle illustre comment la sophistication excessive peut créer de nouvelles vulnérabilités, comment la sur-spécialisation d’un système d’armes peut le rendre inefficace face à des situations imprévues, et comment l’obsession de la modernité peut conduire à négliger des capacités basiques mais essentielles.
Cet incident souligne également l’importance du facteur humain dans les systèmes d’armes. Même avec 208 roquettes à disposition, quatre aviateurs hautement qualifiés se retrouvèrent démunis face à une cible lente et prévisible, simplement parce que leurs outils ne correspondaient pas à la mission demandée.
Plus de six décennies plus tard, alors que les drones sont devenus omniprésents dans les conflits modernes et que les systèmes automatisés occupent une place croissante dans les arsenaux militaires, les leçons de Palmdale restent pertinentes. Elles rappellent que la technologie la plus avancée n’est efficace que si elle est adaptée à sa mission, si ses utilisateurs sont correctement formés à l’ensemble de ses modes de fonctionnement, et si des solutions de secours crédibles existent en cas de défaillance des systèmes principaux.







