La guerre secrète entre l’Est et l’Ouest a été la principale modalité d’affrontement au cours de la guerre froide, en sorte que celle- ci fut l’âge d’or du renseignement. De la fin de la Seconde Guerre mondiale à celle des années 1980, les services spéciaux des deux camps jouèrent un rôle central dans la rivalité stratégique entre les deux blocs. Ils connurent un développement significatif de leurs effectifs, de leurs moyens et de leur influence auprès des dirigeants politiques de leur État d’appartenance.
C’est évidemment le cas en Union soviétique, où le KGB fut l’outil par excellence d’information et de surveillance du pouvoir communiste, mais aussi l’instrument de la lutte contre les ennemis de la « révolution prolétarienne » et, avec le Komintern, son principal vecteur d’exportation. Cela a été aussi le cas aux États- Unis et, à un degré moindre, au Royaume-Uni. C’est en revanche moins vrai en France, où le renseignement a toujours été perçu comme un art mineur et a longtemps souffert du désintérêt, voire du mépris, des autorités politiques comme des élites intellectuelles. Cette situation déplorable a cependant quelque peu évolué depuis les attentats islamistes ayant eu lieu sur notre sol, qui ont fait prendre conscience de l’utilité du renseignement.
Dès lors, il est délicat de comparer le puissant KGB — qui incarnait quasiment à lui seul « la » communauté soviétique du renseignement — et le petit SDECE — auquel succède la DGSE à partir de 1982. C’est un peu comme comparer David et Goliath, mais, en l’espèce, un David français malingre et mal aimé qui ne l’emporte pas, en dépit de son astuce, face à un Goliath soviétique surpuissant.
Mais en dépit de ce déséquilibre considérable des forces dans le domaine du renseignement et — facteur essentiel — des conditions favorables dont ont bénéficié les services de Moscou pendant la guerre froide — succès de l’idéologie communiste, présence de partis frères dans tous les pays cibles, etc. —, le régime soviétique s’est effondré au début des années 1990, bien que le KGB ait gagné la bataille du renseignement. Cela illustre le fait que le renseignement à lui seul ne permet pas de gagner les guerres, surtout lorsqu’il est au service d’une idéologie totalitaire.
Les opérations clandestines de la guerre froide étant toujours couvertes par le secret, en Russie comme en Occident, et les débats sur les leçons de ce conflit n’ayant eu lieu que dans des cercles clos et restreints, peu d’informations ont filtré sur les enseignements tirés de cette période. C’est pour cela que le dialogue que nous proposent, dans KGB- DGSE. Deux espions face à face, les Éditions Mareuil est du plus grand intérêt. Trois décennies après la fin de la guerre froide, comment les anciens acteurs de la guerre secrète évaluent- ils le rôle qui a été le leur dans ce conflit ?
D’abord, il est essentiel de rappeler que c’est la première fois qu’est publié un livre d’échanges entre des anciens membres de ces deux services. Si quelques publications en langue anglaise ont réuni les contributions croisées d’anciens représentants de la CIA et du KGB, un échange direct et public entre des ex- membres des services français et soviétique n’avait encore jamais eu lieu.
Certes, le Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R) a organisé, en 2008, une rencontre publique[1] réunissant le préfet Pautrat — éphémère directeur de la DST —, Pete Tennent Bagley — ancien membre de la division du contre- espionnage de la CIA —, Igor Prelin — ancien colonel de la Première direction générale du KGB qui fut l’instructeur de Vladimir Poutine et de Sergueï Jirnov à l’Institut Andropov —, et Constantin Melnik — l’ancien coordonnateur du renseignement du général de Gaulle pendant la guerre d’Algérie —, mais aucun texte, aucun ouvrage sur ce thème n’avait été publié jusqu’alors.
Ensuite, il est particulièrement intéressant de recueillir le témoignage de deux anciens opérateurs de la recherche clandestine, car cela permet au lecteur de plonger au cœur des réalités opérationnelles de ce que fut l’espionnage au cours du conflit Est-Ouest. En effet, en France, le plus souvent, les témoignages sur le renseignement sont le fait d’anciens dirigeants de service ou de membres du service Action, plus rarement d’officiers traitants.
François Waroux et Sergueï Jirnov ont vingt ans d’écart. Les moyens des services auxquels ils ont appartenu, les missions qui leur ont été confiées comme les régions dans lesquelles ils ont opéré sont quelque peu différents et modifient nécessairement leur perception du métier, ne serait-ce que marginalement.
Après un début de carrière militaire, François Waroux a été officier traitant (OT) du SDECE puis de la DGSE, de 1977 à 1995. Il a successivement opéré aux États-Unis — pour rechercher du renseignement industriel, en Éthiopie et au Pakistan, où il a été chef de poste. Sergueï Jirnov a été officier du KGB de 1984 à 1992 et a appartenu à la célèbre et redoutée Direction « S » chargée d’infiltrer et de gérer des illégaux à l’étranger. Il a, à ce titre, principalement opéré en France afin de pénétrer les cercles de décision.
Les expériences des deux hommes ne sont donc pas directement comparables, mais leurs visions respectives du métier, de ses pratiques et de ses contraintes, convergent comme l’illustrent les pages qui suivent.
Martin Leprince, qui a organisé leur rencontre, a structuré les échanges autour de huit thèmes qui permettent de faire un tour d’horizon assez complet du métier, d’aborder des aspects essentiels de la vie des protagonistes et de mieux faire comprendre le monde du renseignement au lecteur : Pourquoi des espions ? — Recrutements et formations — La réalité de la fonction — Les techniques — Les faux mythes — La foi en son système — Les hommes derrière les espions — Le monde a- t-il encore besoin d’espions ? L’ouvrage permet ainsi d’observer à la fois des similitudes et des différences entre les deux services et les deux pays.
Démystifiant de nombreuses idées reçues sur le monde du renseignement, au fil du présent ouvrage François Waroux et Sergueï Jirnov lèvent le voile sur bien des aspects de la vie quotidienne d’un officier traitant, les réflexions que lui inspirent son rôle, son utilité, son éthique professionnelle et aussi ses limites… KGB-DGSE. Deux espions face à face rend le renseignement plus réaliste et accessible, mais aussi plus humain, en mettant en lumière les travers et les petitesses de ce monde méconnu, comme l’on en trouve dans toutes les organisations humaines.
Sa lecture séduira les néophytes comme les professionnels, les chercheurs comme les politiques. Il offre une description sans concession des acteurs, de leurs pratiques et de leur influence sur les événements.
Éric DENÉCÉ
Commander le livre : KGB-DGSE – 2 espions face à face – Mareuil Éditions, 203 pages, 19 €.
- La guerre froide est-elle vraiment finie ?, colloque organisé par le Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R) en partenariat avec les Éditions Ellipses, Paris, 15 mai 2008.
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