Alors, l’Union européenne combien de divisions ?
Les semaines se succèdent et les crises internationales persistent. Le « soft power » européen a trouvé ses limites, au moins pour l’instant, face au conflit limité ukraino-russe. L’Europe a sans aucun doute joué avec le feu en Ukraine sans en avoir les moyens, sans avoir finalement la crédibilité militaire pour appuyer sa stratégie d’influence. Elle a redécouvert que le « char et le soldat » constituaient un instrument de puissance tout comme le façonnage des opinions publiques. Autant l’Europe a pu faire croire à une volonté de l’ensemble de l’Ukraine à rejoindre l’Europe, autant la Russie a montré par son « smart power » qu’elle pouvait réinvestir un territoire historique sans faire une « guerre militaire » pour citer le général Beaufre.
Regarder cette crise dans le cadre des commémorations du début de la Première guerre mondiale me conduit aussi à quelques réflexions sur la formation à donner à nos officiers et à la pédagogie à employer pour comprendre la guerre tout en rappelant le débat sur les relations entre le politique et le militaire.
Enfin la notion de puissance s’exprime aussi dans le cyberespace et Babar me fait réagir.
Europe de la défense et puissance militaire
La crise ukrainienne nous rappelle quelques fondamentaux en terme de sécurité européenne. En effet, en 1945, Winston Churchill demandant à Staline de respecter les libertés religieuses en l’Europe centrale occupée par l’Armée rouge recevait en retour la réponse « Le Pape, combien de divisions ? ». Alors l’Europe combien de divisions ?
Le hasard veut que la revue « Armées d’aujourd’hui » publie en mars 2014 un dossier sur les forces européennes (Cf. ADA). Que constate-t-on ? Certes le bilan présenté par le général de Rousiers, président du comité militaire de l’Union européenne, ne peut être que positif mais la réalité ukrainienne a rétabli la réalité. Ce numéro a cependant l’avantage de faire un état commenté de la puissance militaire, pays par pays, y compris sur le point budgétaire.
Le Royaume-Uni est le premier budget militaire européen (44 milliards d’euros pour 176 000 militaires) devant la France (31,4 milliards d’euros pour 222 000 militaires) – on constate que l’armée française n’est pas la mieux lotie – et l’Allemagne (29 milliards d’euros). Ces chiffres sont à comparer par exemple à la montée de la puissance militaire chinoise (96 milliards d’euros). Cependant, tous les Etats européens maintiennent la baisse de leur budget militaire. Il sera intéressant de voir si la crise en Crimée changera la donne. J’en doute.
Cependant attirer l’attention sur les budgets de la défense ne suffit pas. Il faut aussi prendre en considération l’industrie d’armement. Ainsi le rapport annuel du SIPRI (Cf. SIPRI) sur la période 2009-2013, analysé dans le Monde du 20 mars, indique aussi l’augmentation des importations et des exportations des armements. L’Allemagne, pourtant peu guerrière, est le 3ème exportateur d’armement après les Etats-Unis et la Russie, avant la Chine et la France (5ème). Entre 2007 et 2013, l’Asie a augmenté ses importations de 20%, 30% au Moyen-Orient, 60% au sud du Sahara depuis dix ans, 133% en Afrique du Nord. Ne faudrait-il pas enfin s’inquiéter ?
Dans ce contexte, les rétorsions envers la Russie dans la coopération militaire, initialement proposées par la Suède, posent problème notamment pour l’exportation des navires Mistral par la France d’autant qu’ils sont partiellement payés (Cf. le Monde du 23 mars 2014). En attendant, il n’est pas inutile d’écouter ce samedi 22 mars l’interview de l’ambassadeur de Russie (Cf. Europe 1) qui rappelle qu’une partie des officiels russes avaient été opposés à ce marché. La Russie ne nous attend pas et nous avons besoin de ce financement. Je pourrai proposer que ces navires soient achetés par l’Europe au profit de la défense européenne car pourquoi la France serait-elle la plus pénalisée ?
Réflexions sur la guerre moderne à partir de l’exemple ukrainien
En cette année de commémoration du début de la grande guerre, cette crise ne peut donc qu’inquiéter ou simplement montrer ce que pourrait être le « smart power ». En effet, malgré la dramatisation médiatique et occidentale de l’intervention russe, la Russie atteint ses objectifs au fur et à mesure usant de tous ses instruments de puissance et d’influence : manifestations civiles, référendum, processus rapide de ratification par les institutions civiles de la Russie, déploiement de forces armées nombreuses mais peu agressives, réductions progressives des enclaves militaires ukrainiennes en évitant les pertes ukrainiennes.
Aucune provocation pouvant susciter une réaction brutale de l’Occident, en fait bien incapable d’agir, ne peut être reprochée à Poutine. L’armée russe est présente mais non agressive, entraînée donc et disciplinée. L’armée russe a changé. En outre, l’emploi de paramilitaires de Crimée crée une situation propice sans engager les forces régulières russes, restant en appui ou agissant sous couvert. Une parfaite gestion de la scénographie, cela toujours sans violences réelles.
Demain, dans les livres d’histoire, aucune image ne montrera le symbole quelconque d’une invasion russe. Cette stratégie du management des perceptions, notamment grâce à une force globalement maîtrisée jusqu’à présent (Cf. le Monde du 23 mars 2014) bien loin de la brutalité russe habituellement dénoncée, construit progressivement le cadre non-conflictuel, acceptable dans le temps et non mobilisateur d’une Crimée rejoignant la Russie.
Une perspective de conflits majeurs est-elle crédible ?
Cela me permet de revenir à un colloque qui a été organisé le 3 mars 2014 sur ce thème au palais Bourbon par l’association Démocraties. Il visait à développer la réflexion sur la possibilité d’un conflit majeur futur en s’appuyant sur un panel d’experts. Les événements d’Ukraine ont naturellement illustré les débats durant la journée. Ainsi le général de Langlois a remarqué cet échec de l’intégration de la Russie dans une architecture européenne de défense alors que cela avait été proposé dans les « Livre blanc » de 1994 mais seulement évoquée dans ceux de 2008 puis de 2013.
Un témoin ayant longtemps travaillé avec les Russes a regretté cette méconnaissance occidentale de la culture russe pour comprendre la stratégie de la Russie : recours à la force, fatalisme devant la mort, fierté historique, regret d’une puissance perdue, irritation face au mépris affiché par l’Occident. Nous sommes bien dans la bataille des perceptions. Dans le même numéro d’« Armées d’aujourd’hui », déjà cité, un dossier est consacré au Kosovo. Ce rappel, hasard de la planification de la publication, était-il opportun alors que ce conflit a été le symbole pour la Russie de son impuissance ? Ce camouflet de 1999 est resté dans les mémoires russes.
François Géré a donc souligné pour l’Europe ce réveil avec la crise ukrainienne évoquant une guerre limitée potentielle pouvant devenir mondialisable par le cyberespace. Le général Desportes a rappelé pour sa part que « Seule la capacité de faire la guerre conventionnelle, et de la faire bien, dissuadera la guerre ». Cependant, une question se pose : l’Etat (ou les Etats dans le cadre européen) restera-t-il le référent unique de la sécurité alors qu’il ne semble plus être capable d’agir ?
Sans doute, il le restera mais pour combien de temps s’il n’est plus en mesure d’agir dans la durée, avec des forces suffisantes significatives (Cf. la RCA) et dans l’instant. Au sens de la stratégie militaire, il faut rechercher la suprématie immédiate et temporaire, sans doute pas le contrôle d’un territoire trop vaste pour nos moyens mais la technologie peut contribuer à cet objectif en appui à des soldats suffisamment nombreux sur le terrain pour être efficaces. Il faut donc une stratégie de puissance dans laquelle le militaire a son mot à dire aussi bien sur les fins que sur la construction des forces armées car c’est lui qui remplira la mission et pas le donneur d’ordre. L’exemple de 1914 sur ce thème qui sera abordé ci-après est éclairant.
Apocalypse, document pédagogique ou simpliste sur la première guerre mondiale ?
Il faut d’abord réagir à ce premier documentaire diffusé sur France 2 ce mardi 19 mars. Par l’attrait de la guerre et des morts en couleurs, cette émission vise à accompagner la commémoration de la Première guerre mondiale. Peut-on être satisfait de ce travail ? Partiellement si l’on se contente des images, beaucoup moins si je fais attention aux commentaires.
Certes, je réagis sans doute en fonction de mes critères de militaire de carrière mais je constate l’attribution des causes de la guerre à la volonté des seuls militaires de la faire, la mise en cause sans nuances du commandement militaire et de son incompétence supposée, l’échec de la doctrine enseignée à l’Ecole de guerre, le peu de responsabilités politiques attribuées au gouvernement de la IIIème république sur le déclenchement du conflit, l’amoncèlement de chiffres de morts pour frapper les esprits en ignorant complètement ou presque l’esprit de l’époque, le sens du devoir et du sacrifice pour la patrie.
L’esprit de la grande revanche sur l’Allemagne a-t-il été exprimé dans le documentaire ? Pas vraiment. Reconquérir l’Alsace et la Lorraine perdues en 1871 était dans tous les esprits à l’époque et était enseigné dès le plus jeune âge par l’école de la République. Laisser croire que la population française ne soutenait pas cette guerre me semble donc bien éloigné de la réalité.
Resituons cependant le débat sur le domaine militaire et je m’appuierai sur l’ouvrage « Le gâchis des généraux » de Pierre Miquel paru en 2001. Le général Joffre avait la mission de préparer l’armée à la guerre comme généralissime dès 1911. Suite à la crise d’Agadir la même année, il déclarait cependant que l’armée française ne pouvait vaincre l’armée allemande. Cela a entrainé de profondes modifications dans les armées mais il n’avait pas tous les pouvoirs. Il n’avait ni l’autorité sur la fabrication des armements (obtenir les canons lourds qui lui feront défaut en 1914), ni sur les services. Les réformes de 2014 et d’avant, ne vont-elles pas conduire au même résultat potentiel en cas de crise ? Affaiblir un CEMA n’est-ce pas faire un mauvais pari sur l’avenir mais c’est juste une remarque.
La manière d’évoquer Joffre laisse dubitatif : « (…) Un troupe qui ne peut plus avancer devra coûte que coûte garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée ». Il se traduit dans le commentaire par tout recul devant l’ennemi amènera à être fusillé. Il aurait fallu préciser que cette phrase dans l’ordre du jour à l’armée a eu pour effet aussi de semer la consternation dans l‘état-major allemand qui a compris que la victoire était loin d’être acquise alors qu’il envisageait l’écrasement de l’armée française en six semaines. L’ordre du jour d’un commandant en chef n’est pas seulement adressé à ses forces mais aussi à l’ennemi.
Enfin, une guerre engagée doit être gagnée et Joffre l’avait bien compris surtout si le territoire français était occupé et c’était le cas. Il prend des sanctions, limoge ceux qu’il n’apprécie pas (Lanrezac, 5e armée, remplacé le 5 septembre par Franchet d’Espèrey) ou qu’il juge incompétents, y compris les commandants d’armée. Aux échelons inférieurs, sur 330 généraux, huit commandants de corps d’armée et 38 de division sont « limogés » (Cf. wikipedia) entre le 10 août et le 6 septembre.
Stratégie militaire, doctrine et formation, hier et aujourd’hui
Le documentaire critique la doctrine offensive enseignée à l’école supérieure de guerre. Pourtant, le général Victor-Constant Michel, chef d’État-Major et président du Conseil supérieur de guerre, propose en 1911, le plan XVI qui préconise notamment une attente défensive. Rejeté par les membres du Conseil, qualifié d’« incapable » par le ministre de la Guerre Adolphe Messimy, Michel est destitué de ses fonctions en Conseil des ministres. De même, Joffre est opposé à la doctrine de l’offensive malgré ce que laisse entendre le documentaire mais est politiquement contraint de se ranger à cette orientation La responsabilité du choix de l’offensive est donc à la fois politique et militaire.
Par ailleurs, Joffre subira aussi entre 1911 et 1914 la valse de huit ministres de la défense nationale, résultat de l’instabilité politique issue du désaccord entre une Chambre de gauche, qui ne voulait pas de la loi de trois ans sur le service militaire ni de la guerre, et le président de la République Raymond Poincaré, élu par le centre gauche et la droite réunis, qui considère la guerre comme inévitable, et veut y préparer le pays.
Enfin, si le commandement militaire avait été si mauvais, la bataille de la Marne (Cf. bataille de la Marne) aurait-elle été gagnée ? Etre capable après des semaines de retraite de manœuvrer de centaines de milliers d’hommes pour les relancer à l’offensive (sans téléphone, ni réseau informatique) montre au contraire que le corps des officiers et la valeur des états-majors formés à l’école de guerre étaient à la hauteur des enjeux. Les responsabilités étaient données aux brevetés de l’Ecole Supérieure de Guerre créée en 1877 après la défaite de 1870 (Cf. le général Lewal, créateur de l’ESG et auteur de nombreux ouvrages).
A l’Ecole de guerre, hier comme aujourd’hui, il faut cependant distinguer la doctrine et la formation au commandement, au travail de planification des opérations, à la capacité d’adaptation mentale de l’officier supérieur aux réalités du terrain. Hier, les professeurs de l’ESG, officiers supérieurs, pensaient la guerre et l’enseignaient. Aujourd’hui, les professeurs sont civils, les officiers encadrent et enseignent peu. La question de la formation se pose aujourd’hui comme hier. Qui est le plus légitime et le plus qualifié pour réfléchir la stratégie militaire et en déduire le mode d’emploi (la doctrine) ?
Sans doute hier, l’autorité hiérarchique empêchait cette adaptation intellectuelle de l’officier. Or, la doctrine s’applique avec jugement et discernement. Elle n’est qu’un cadre qui ne doit pas être dogmatique… d’autant que l’ennemi l’apprend aussi et s’en inspire pour sa propre doctrine. La guerre de masse, à la française, pouvait difficilement laisser la place à l’innovation stratégique ou tactique.
Néanmoins, doctrine et formation donnée à l’Ecole de guerre sont deux domaines différents mais interdépendants. Toute doctrine, souvent issue des guerres précédentes n’est que supposition que la guerre suivante sera faite dans les mêmes conditions. Or, au contraire, la guerre nouvelle la met à l’épreuve et seule la capacité d’adaptation des officiers permet le changement grâce à leur formation. Pouvons-nous imaginer que le général De Gaulle ne serait pas resté dans un « placard » si la guerre ne lui avait pas permis de faire valoir ses compétences ? La guerre est un révélateur cruel qui fait la différence entre l’officier notamment général, apte en temps de paix comme organisateur et le général apte en temps de guerre aux opérations.
La réflexion sur la préparation intellectuelle des armées à la guerre se pose donc encore aujourd’hui. Le rapprochement intelligent et de bon sens de la réflexion stratégique comprenant associant chercheurs civils et stratèges militaires, de la doctrine pour l’emploi des forces et de la formation militaire supérieure initiée il y a quelques années a été rendu caduque aujourd’hui par les réformes et sans doute des intérêts bien particuliers.
Je ne sais si le rapport d’information sur la formation militaire conduite par les parlementaires lancée il y a peu permettra de rendre la cohérence entre la réflexion stratégique notamment militaire et la formation des officiers supérieurs. Pourtant, face à une armée en réduction et demain peut-être face à une conflit majeur, la réponse serait bien une armée disposant d’une forte composante d’officiers, bien formés intellectuellement dans la stratégie militaire, donc dans l’action innovante, pour gagner et surtout encadrer des forces qui devront remonter en puissance. Cependant, n’avons-nous pas un nouvel ennemi potentiel avec une Russie forte et ambitieuse à nos frontières, surtout si l’Ukraine se rapproche de l’Union européenne ou de l’OTAN ?
Enfin, laissez Babar tranquille
Pour conclure, je reviendrai dans le monde moderne du cyberespace et… à Babar. Depuis des semaines, l’accès à l’information par les services de renseignement pose débat : l’action de la NSA, le rôle des services, le monde cyber finalement dans lequel nous vivons, la problématique même des simples écoutes téléphoniques, tout ceci nous conduit à réfléchir sur la sécurité de l’information privée, la transparence des vies personnelles et la protection des données, le besoin du citoyen d’en connaître et le besoin de l’Etat de protéger la nation.
La lecture du Monde de ce 22 mars montre à mon avis une nouvelle dérive. Un grand dossier met en avant la « collusion » entre Orange et les services de renseignement. Résultat d’une enquête du Monde à partir d’informations données par E.Snowden, le quotidien met en avant une partie de la méthode supposée des services de renseignement pour accéder à l’information.
En particulier, le logiciel espion français ( ?) « Babar », découvert en 2009 par les Canadiens (Cf. le Monde du 21 mars 2014), est mis en avant. Fallait-il vraiment le faire ? Certes nous ne cessons d’entendre les mots ou expressions « transparence », « protection des données », « liberté de la presse », faut-il pour autant susciter le doute et donner des informations de ce type dans les médias nationaux ? Certes, si cela est vrai, cela indique aussi que la France n’est pas seulement une victime mais qu’elle est capable d’être performante. Un certain devoir de réserve appliqué au journaliste sur des questions de défense nationale ne peut-il cependant pas être espéré ? Cela serait un signe encourageant de responsabilité.
Enfin, n’oublions pas qu’une délégation parlementaire au renseignement a été créée le 9 octobre 2007 sous la présidence Sarkozy. Elle a donc par délégation du peuple la responsabilité de vérifier que les actions de renseignement ne sont pas conduites à l’encontre de nos concitoyens. Faisons lui confiance.