Loin des rivages européens, à près de 10 000 kilomètres de la métropole, l’Indochine française occupe dans l’imaginaire national une place singulière, presque fantasmée. Territoire lointain, tropical, exotique, elle représente pourtant durant la Seconde Guerre mondiale un enjeu stratégique de première importance pour les puissances en présence : le Japon impérial qui la convoite, la France de Vichy qui tente désespérément d’y maintenir sa souveraineté, les États-Unis qui la regardent avec méfiance, la Chine qui lorgne sur ses frontières septentrionales, et enfin la Grande-Bretagne, dont le rôle méconnu constitue précisément le cœur de cette recherche.
Tristan Galbardi pose d’emblée les fondations d’une démonstration ambitieuse : comment s’articule et évolue, au fil des crises successives de la guerre et de l’immédiat après-guerre, l’alliance entre la France et la Grande-Bretagne en Indochine et en Asie du Sud-Est ? La réponse tient en deux maîtres-mots : continuité et diversité.
Continuité d’abord, car sur près de huit années, de la conférence de Singapour de juin 1939 au départ des dernières troupes britanniques en mars 1946, le dialogue franco-britannique ne s’interrompt jamais véritablement. Même lorsque la France s’effondre en juin 1940, même lorsque le gouvernement de Vichy collabore avec l’Axe, même lorsque les Japonais investissent progressivement le territoire indochinois, les liens demeurent. Des gouverneurs français aux colonies aux officiers de renseignement britanniques, des diplomates londoniens aux agents secrets parachutés dans la jungle tonkinoise, un fil rouge relie constamment Paris – ou plutôt Londres pour la France Libre – à Calcutta, Colombo, Kandy et Singapour.
Cette continuité repose sur une convergence d’intérêts stratégiques. Pour les Britanniques, soutenir les prétentions françaises en Indochine constitue un investissement géopolitique rationnel. Il s’agit de consolider l’alliance européenne d’après-guerre, d’assurer la stabilité régionale en Asie du Sud-Est où l’empire britannique possède d’immenses intérêts (Birmanie, Malaisie, Indes), et de faire contrepoids au discours anti-colonialiste américain qui menace l’ensemble du système impérial européen. Soutenir la France à Saïgon, c’est aussi défendre Rangoon et Singapour.
Diversité ensuite, car cette coopération revêt des formes multiples et s’exerce dans des domaines variés. Sur le plan diplomatique, Britanniques et Français présentent un front commun face aux ambitions chinoises et américaines lors des conférences interalliées. Face au président Roosevelt qui rêve d’une Indochine sous tutelle internationale, Churchill appuie fermement De Gaulle. Cette entente diplomatique trouve sa traduction concrète dans l’attribution à la Grande-Bretagne, lors de la conférence de Potsdam en juillet 1945, de la zone d’occupation au sud du 16e parallèle – décision capitale qui permettra le retour français.
Sur le terrain militaire, la collaboration s’avère encore plus intense et protéiforme. Dès 1943, les Britanniques accueillent aux Indes les premiers volontaires français destinés à former le Corps Expéditionnaire Français d’Extrême-Orient (CEFEO). Dans les camps d’entraînement de Calcutta, sous le climat accablant du Bengale, des centaines de soldats français apprennent les techniques de combat en jungle aux côtés de leurs homologues britanniques. La Royal Air Force assure le transport de ces troupes, leur approvisionnement, leur soutien logistique. Plus spectaculaire encore, la Task Force 136 – branche du Special Operations Executive (SOE) britannique dédiée à l’Asie – forme, équipe, infiltre et ravitaille des centaines d’agents français du Service Action parachutés clandestinement en Indochine occupée.
Ces commandos franco-britanniques constituent l’avant-garde de la résistance intérieure. Formés dans les jungles de Ceylan, rompus aux techniques de sabotage, de renseignement et de guerre irrégulière, ils opèrent derrière les lignes japonaises avec un courage remarquable. Leurs missions : préparer l’insurrection des forces françaises stationnées en Indochine, organiser des réseaux de renseignement, harceler l’occupant nippon. Le coup de force japonais du 9 mars 1945, qui détruit en quelques heures l’armée coloniale française et l’administration vichyste, démontre tragiquement l’insuffisance de ces préparatifs. Mais il ne remet pas en cause la solidité du partenariat stratégique franco-britannique.
Car c’est précisément après cette catastrophe que l’aide britannique se révèle véritablement indispensable. À l’été 1945, lorsque le Japon capitule, l’Indochine se retrouve coupée en deux zones d’occupation : le Nord aux Chinois nationalistes, hostiles au retour français, le Sud aux Britanniques. Cette partition aurait pu sonner le glas de la présence française en Asie du Sud-Est. Elle devient au contraire le vecteur de son retour.
Le 13 septembre 1945 débute l’opération Masterdom. Sous le commandement du général britannique Douglas Gracey et de sa 20th Indian Division, aguerrie aux combats de Birmanie, les troupes alliées débarquent à Saïgon. La ville est en ébullition. Le Vietminh, mouvement révolutionnaire dirigé par Hô Chi Minh, a proclamé l’indépendance du Vietnam le 2 septembre. Des comités populaires contrôlent les quartiers, des milices patriotiques patrouillent dans les rues, la foule manifeste aux cris de « Dôc lâp ! » – Indépendance ! Dans ce chaos, Gracey prend une décision lourde de conséquences : réarmer les soldats français internés par les Japonais et leur confier immédiatement des missions de maintien de l’ordre.
Cette décision britannique, documentée avec précision par Tristan Galbardi à travers les archives militaires françaises et britanniques, marque un tournant capital. En quelques semaines, grâce au pont aérien et naval organisé par les Britanniques, le CEFEO débarque progressivement en Cochinchine. Le général Leclerc arrive en octobre et prend le commandement des forces françaises. Aux côtés de la 20th Indian Division, les troupes françaises « pacifient » méthodiquement le sud de l’Indochine : Saïgon, puis sa banlieue, ensuite la Cochinchine, enfin le Cambodge et le sud du Laos.
Cette coopération militaire sur le terrain dépasse la simple tolérance britannique du retour français. Gracey et ses hommes participent activement aux opérations, fournissent l’appui-feu, gèrent les dizaines de milliers de prisonniers japonais qui doivent être désarmés et rapatriés, assurent la logistique, rétablissent les communications. Sans cette aide massive, le retour français aurait été tout simplement impossible dans les délais requis. Le contraste avec la zone Nord, où les Chinois retardent de plusieurs mois l’arrivée des troupes françaises, illustre parfaitement l’importance du soutien britannique.
Mais Tristan Galbardi évite l’écueil d’une lecture purement impérialiste de l’intervention britannique. Son analyse nuancée révèle que si Gracey s’oppose fermement aux ambitions du Vietminh, il encourage également les Français à moderniser leur politique coloniale. Comme son supérieur Lord Mountbatten, commandant du South East Asia Command, Gracey pousse les autorités françaises à ouvrir le dialogue avec les mouvements nationalistes modérés, particulièrement au Cambodge. Cette posture britannique, pragmatique plus qu’idéologique, vise à accélérer le rétablissement de la stabilité régionale et le retour des échanges commerciaux dont dépendent les possessions britanniques voisines.
L’originalité du mémoire réside également dans sa méthode. Refusant le franco-centrisme traditionnel de l’historiographie française, Galbardi adopte une approche transnationale qui croise systématiquement les sources françaises et britanniques. Les archives du Service Historique de la Défense à Vincennes dialoguent avec celles de l’Imperial War Museum de Londres et les National Archives de Kew. Les témoignages oraux de vétérans britanniques, minutieusement exploités, donnent chair et vie aux opérations militaires. Les photographies d’époque, issues des fonds de l’ECPAD français et des collections britanniques, offrent un contrepoint visuel précieux aux sources écrites.
Le mémoire s’inscrit dans l’historiographie renouvelée de la décolonisation, en mobilisant notamment la notion de « démontage d’empire » théorisée par Daniel Lefeuvre. La période 1938-1946 ne relève ni d’une simple décolonisation ni d’un « remontage » à l’identique du système colonial antérieur. Elle constitue plutôt une phase de recomposition où l’empire français, affaibli et délégitimé par la défaite de 1940 et le coup de force japonais de mars 1945, doit sa survie temporaire au soutien actif de son allié britannique. Cette survie sera toutefois de courte durée : en mars 1946, les derniers soldats britanniques quittent l’Indochine, laissant la France seule face au Vietminh. La guerre d’Indochine peut commencer.
Car c’est bien là le paradoxe ultime que révèle cette recherche : l’aide britannique, si décisive pour permettre le retour français en Indochine, ne fait finalement que différer l’inévitable. En restaurant la présence française dans le Sud tout en laissant le Vietminh se renforcer dans le Nord sous occupation chinoise, la partition de Potsdam crée les conditions du conflit qui déchirera l’Indochine pendant huit ans. Les armes britanniques livrées aux Français se retrouveront bientôt entre les mains du Vietminh lors de la bataille des frontières de 1950. Le Corps Expéditionnaire formé aux Indes avec l’aide britannique connaîtra le désastre de Cao Bang et l’agonie de Diên Biên Phu.
L’épilogue du mémoire suggère d’ailleurs une postérité inattendue de cette coopération. À partir de 1948, confrontée à sa propre insurrection communiste en Malaisie, l’armée britannique développe des techniques de contre-guérilla qui fascinent les officiers français engagés en Indochine. Des programmes d’échange sont mis en place, des stagiaires français suivent des formations en Malaisie. Cette circulation transnationale des savoirs militaires, héritée des années communes de la Seconde Guerre mondiale, se prolonge ainsi jusqu’à la fin de la guerre d’Indochine en 1954.
Le travail de Tristan Galbardi comble ainsi une lacune historiographique majeure. Alors que l’implication américaine en Indochine et les relations franco-chinoises ont fait l’objet de nombreuses études, la dimension franco-britannique demeurait largement inexplorée. Cette recherche pionnière démontre qu’on ne peut comprendre le retour français en Indochine après 1945 sans saisir l’ampleur et la profondeur du soutien britannique. Elle éclaire également d’un jour nouveau la géopolitique de la décolonisation : loin d’être un processus purement bilatéral opposant métropole et colonies, celle-ci s’inscrit dans des jeux d’alliances complexes où les puissances coloniales européennes tentent de préserver collectivement leurs positions face aux contestations nationalistes et aux ambitions de leurs alliés américains et chinois.
Ce mémoire offre une plongée fascinante dans un pan méconnu de l’histoire militaire et diplomatique française. Il révèle combien la présence française en Asie du Sud-Est après 1945 dépendait d’un soutien extérieur sans lequel le drapeau tricolore n’aurait jamais flotté à nouveau sur le palais du gouverneur général à Saïgon. Il illustre également la solidarité paradoxale entre empires coloniaux européens au moment même où ceux-ci entament leur lent déclin face à la montée des nationalismes et au nouvel ordre mondial bipolaire de la guerre froide.







