jeudi 9 janvier 2025

Audition de l’Amiral Vandier, Major général des Armées (Assemblée nationale, 15 mai 2024)

M. le président Thomas Gassilloud. Mes chers collègues, nous auditionnons aujourd’hui, dans le cadre du cycle sur la défense globale, l’amiral Pierre Vandier, major général des armées (MGA).

Amiral, c’est avec beaucoup de plaisir que nous vous auditionnons. Votre dernière audition, en avril 2023, s’inscrivait dans le cadre de la loi relative à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense, dite LPM 2024 – 2030. Vous étiez alors chef d’état-major de la marine (CEMM. Le 1er septembre 2023, vous avez été nommé MGA. Vous préciserez peut-être votre rôle au sein du dispositif de commandement, notamment auprès du chef d’état-major des armées (CEMA).

En consacrant nos travaux à la défense globale, notre objectif n’est nullement de minimiser le rôle des armées, au contraire. Nous nous basons sur un constat : compte tenu de l’intensité et de la nature des menaces qui nous guettent, nous devons cumuler la force des armées et les forces vives de la nation, dans la mesure où il n’y a pas de défense véritable sans l’adhésion de chaque citoyen. Thucydide le rappelait il y a plus de 2 000 ans : « La force de la cité ne réside ni dans ses remparts, ni dans ses vaisseaux, mais dans le caractère de ses citoyens ».

Tel est d’autant plus le cas à une époque où les effectifs des armées ont été considérablement réduits – il faut conserver à l’esprit cet ordre de grandeur : 300 000 militaires sur une population totale de 68 millions de personnes – et où les ruptures technologiques font émerger de nouvelles menaces, hybrides, qui font du citoyen la cible de nos compétiteurs stratégiques. Défendre de manière cinétique nos frontières ne suffit plus ; les surfaces de contact avec nos compétiteurs s’interpénètrent, notamment dans les domaines informationnel et migratoire.

De là découle l’importance des forces morales. À ce titre, il serait intéressant que vous précisiez ce qu’attendent les armées de la société civile dès le temps de paix. Une mission d’information sur les rapports entre défense et territoires est en cours ; hier, lors de son audition, le ministre a rappelé que certaines surfaces d’échange méritent d’être améliorées en matière de quotidien et de condition du militaire, s’agissant par exemple des conditions d’hébergement et des places en crèche.

Qu’attendent les armées de la société civile en matière de préparation aux menaces hybrides, telles que les menaces cyber ? Qu’attendent-elles en matière de soutien moral et de contribution à l’esprit de défense ? Pourquoi importe-t-il que les fonctionnaires-stagiaires de l’Institut national du service public (INSP), qui occuperont à l’avenir des postes à responsabilités, aient un contact avec les armées ? Quelle-doit être la place du militaire dans la société civile dès le temps de paix ?

Dans l’hypothèse d’un engagement majeur, les armées attendent de l’arrière qu’il tienne, telles ce Poilu sur une affiche de 1915, fusil en main dans une tranchée, déclarant « J’espère que derrière, ils tiendront ! ». En cas d’engagement global, qu’attendent les armées de la société civile en matière de santé, de logistique et de moyens industriels, ainsi que dans le champ informationnel, pour soutenir l’effort de défense ? Il importe que la nation soutienne les opérations engagées, dans la mesure où c’est elle, avant les armées, qui fait la guerre, toujours menée au nom du peuple français. Je n’oublie pas le rôle des réserves, dont les membres ont un pied dans la société civile et un pied dans le monde militaire.

M. l’amiral Pierre Vandier, major général des armées. Mesdames et Messieurs les députés, j’ouvrirai mon propos par une appréciation générale de situation.

Chaque jour, nous prenons mieux la mesure du profond changement de cap que nous vivons. L’ampleur et la rapidité des évolutions ne cessent de nous surprendre. Dans mes fonctions successives de chef du cabinet militaire du ministre des Armées, de chef d’état-major de la Marine Nationale et de major général des Armées, la question de l’anticipation n’a cessé de se poser. Ce qui est impensable un jour survient le lendemain ; Il faut réussir à rétablir une profondeur d’analyse, en bâtissant les scénarios possibles sans craindre d’être accusé de jouer les Cassandre. Pendant la crise du covid-19, je raisonnais sur la base des pires scénarios, ce qui, même en supposant qu’ils ne se réalisent qu’à moitié, n’est pas une perte de temps, comme l’a prouvé la suite des événements.

Le monde contemporain démontre que les promesses des dividendes de la paix n’ont pas été tenues. Nous sommes entrés dans un monde présentant un degré élevé de complexité et de volatilité. Nous sommes confrontés à un degré élevé de complexité et de volatilité, dans la mesure où les interactions entre l’économie, la finance, les médias et la situation internationale sont très rapides. Cela peut produire une forme de tétanie de la pensée ; un sujet chassant l’autre, il faut mettre toute son énergie à traiter une affaire alors même que l’on vient de commencer à réfléchir à la précédente.

L’ordre international contemporain se caractérise d’abord par une contestation de fond du système international établi à la fin de la Seconde guerre mondiale, dont la fin de la guerre froide a laissé espérer la contestation. Le rules-based order cher aux Américains est décrit par ceux qui le contestent comme une forme de vestige de l’impérialisme occidental.

Il a été construit par les vainqueurs de la Seconde guerre mondiale, dans le cadre des grandes conférences tenues à son issue et sur la base d’un Conseil de sécurité de l’ONU doté de cinq membres permanents, dont l’Union soviétique, la Russie contemporaine en étant la continuatrice, et la Chine. Désormais, certains contestent cette organisation tout en s’en réclamant.

L’ordre international se caractérise aujourd’hui par le règne de la compétition tous azimuts. En la matière, les militaires sont confrontés à un renversement de cycle. De 1945 à 1990, le développement technologique était tiré par les armées, dont les budgets étaient considérables. La technologie civile, notamment dans les domaines aéronautique, spatial et numérique, se développait par ruissellement. Dorénavant, la technologie civile tire le développement des usages militaires. Le New space, la révolution de l’intelligence artificielle et l’usage des drones en Ukraine l’illustrent.

Une puissante dynamique de développement technique du secteur civil confronte actuellement les militaires au défi de l’adaptation rapide. Nous avons de l’argent pour mettre à jour nos plateformes que sont l’avion de combat, le char de combat, la frégate ou le porte-avions, mais le rythme de développement de la technologie civile me les militaires, au défi de suivre le rythme de cette accélération. Depuis trente ans, l’investissement dans la recherche de défense a été faible au regard des investissements civils. Depuis la fin de la guerre froide, il a été divisé par dix. Ce que nous faisons est bien, mais, par rapport au monde civil, nous risquons de décrocher.

Le monde de la conflictualité est organisé en deux pôles. Le premier est formé des acteurs maîtrisant la haute technologie en raison d’investissements continus dans le haut du spectre. Les armes sophistiquées, telles que les missiles balistiques manœuvrants, les cyber-armes et l’avion furtif exigent des investissements massifs et durables.

Le second est le monde des technologies à usage général – general purpose technologies – auxquelles tout le monde a accès. La puissance informatique du téléphone que chacun a en poche est supérieure à celle des calculateurs du programme Apollo fournis par IBM, qui ne tenaient pas dans la pièce où nous sommes. De nos jours, chacun a entre les mains une plateforme programmable qui communique et calcule, est dotée de capteurs de mouvement et d’un appareil photo, et dont il est aisé de faire une arme en la programmant à cet effet.

La démocratisation de la technologie induit une facilité à construire en masse des objets d’assez bonne facture. La planète produit 100 millions de téléphones par mois. Il s’agit donc de consommables qui peuvent être couplés à un missile sans recourir à de complexes cartes informatiques. Cela permet non pas de tout faire, mais de faire beaucoup de choses.

Nous assistons en quelque sorte au retour d’un monde hobbesien, où prévaut la guerre de tous contre tous, y compris au sein de nos sociétés. Cette observation démontre l’importance de la notion de défense globale. La question à laquelle nous, militaires, devons répondre est la suivante : que défendons-nous ? Pour que nous défendions une nation ou une société, il faut qu’elle existe. À défaut, nous perdons notre raison d’être.

J’observe que, depuis trois ou quatre ans, une forme de sursaut, sinon de prise de conscience de ce virage, induit le réemploi de nombreux concepts hérités de la guerre froide, voire des guerres mondiales. Je me permets de recommander la prudence sur le risque que présente cette démarche. Le monde a beaucoup changé. Certains concepts du passé sont toujours pertinents, d’autres non. Un tri s’impose.

S’agissant de la fonction de major général des armées, elle n’avait jamais été occupée, dans l’histoire de la Ve République, par un ancien chef d’état-major d’armée. Nous avons par conséquent été amenés à réfléchir au rôle du MGA, appelé vice-chef de la défense (Vice-CHoD) dans la plupart des autres armées occidentales. En fin de compte, nous nous en sommes tenus au code de la défense, qui dispose : « le chef d’état-major des armées dispose d’un officier général adjoint, major général des armées, qui le seconde et le supplée dans l’exercice de ses attributions ». Nous avons explicité le périmètre des attributions du MGA dans une note interne que nous avons fait viser par le ministre.

L’esprit dans lequel j’ai travaillé avec le général Burkhard depuis près d’un an est le suivant : le CEMA se concentre sur les responsabilités « hautes » que lui attribue le code de la défense à savoir le commandement des opérations militaires, l’emploi des forces et les relations avec les armées étrangères. Il est aussi le conseiller militaire du Gouvernement.

Comme le code de la défense le précise, « je le seconde et le supplée » dans la mise en œuvre, dans son périmètre de responsabilités, des grandes politiques de transformation et de conduite du changement. Il est aux commandes sur la conception stratégique, que nous élaborons ensemble ; je me charge ensuite de sa mise en œuvre avec l’état-major des armées (EMA), avec les armées, les directions et les services.

Le changement de cycle que nous vivons nous a amenés à modifier notre conception du fonctionnement de l’EMA. J’ai inscrit ma fonction dans cette perspective. Avec les décrets du 21 mai 2005 fixant les attributions des chefs d’état-major, du 15 juillet 2009 relatif aux attributions du ministre de la défense, du chef d’état-major des armées et des chefs d’état-major de l’armée de terre, de la marine et de l’armée de l’air, et du 12 septembre 2013 relatif aux attributions du ministre de la défense et du chef d’état-major des armées, nous avons construit un EMA assurant le commandement stratégique des armées. Il en fédérait les compétences pour en assurer la cohérence, ce qui était intelligent compte tenu sinon de la décroissance, du moins de la concentration des attributions et de la réduction de la taille globale des armées françaises. Raisonner ainsi présentait une vertu simplificatrice, à tout le moins unificatrice.

Je suis convaincu que nous sommes arrivés au bout de ce cycle. Les deux LPM adoptées sous la présidence de M. Macron nous ont réinscrits dans une dynamique de croissance. Par ailleurs, la situation internationale nous impose de faire preuve d’inventivité et de réactivité. Le système qui prévalait auparavant était fait non pour inventer, mais pour concentrer et réduire, dans l’inertie des dividendes de la paix. Désormais, tout le système, EMA et Armées, doit continuer à inventer et à construire.

Nous avons donc instauré un esprit de co-construction des affaires, qui réunit les trois principaux adjoints du ministère – CEMA, DGA et secrétariat général pour l’administration (SGA). Dès le mois de septembre dernier, nous avons tenu des réunions trilatérales hebdomadaires, voire bihebdomadaires.

La co-construction vise également à rendre aux trois armées une forme de liberté de mouvement et de conception qu’elles avaient perdue dans le cycle précédent. Qu’elle soit navale, aérienne ou terrestre, la guerre a changé. Mener des opérations au Sahel sur un territoire grand comme l’Europe et appuyer l’armée ukrainienne tout en renforçant la défense collective sont deux missions radicalement distinctes, qui ne mobilisent pas du tout les mêmes matériels et les mêmes tactiques. Il faut donc inventer. L’EMA n’invente pas tout seul ; les moteurs de l’inventivité sont ceux qui s’y entraînent quotidiennement.

Nous avons donc instauré un système permettant aux armées de s’exprimer et de faire preuve d’innovation. Nous n’en sommes qu’au début. Il faudra maintenir l’effort dans les années à venir, notamment sur le plan budgétaire. Le code de la défense dispose que les chefs d’état-major d’armée sont responsables de l’évaluation des prototypes. Il faut exploiter ce filon et leur confier en sus des fonctions d’innovation, pour qu’ils participent de façon dynamique à la construction capacitaire. La construction des grands objets sera toujours décidée par l’administration centrale, mais, s’agissant de ce qui ressortit à l’environnement et aux autres opérations d’armement (AOA), les armées doivent jouer un rôle moteur.

Au titre de ses responsabilités, le MGA est chargé de la mise en œuvre de la LPM. Nous avons aussi travaillé, dans l’esprit indiqué précédemment, sur l’organisation de l’EMA, au sein de laquelle nous avons modifié certaines responsabilités. Le ministre nous a autorisés à créer un poste d’officier général chargé de la stratégie des ressources humaines (OGSRH), qui sera pourvu cet été. Nous avons mené un travail sur la stratégie. En début d’année, le CEMA a créé un groupe d’orientation stratégique militaire (GOSM) sur les ressources humaines. Nous avons constitué une dizaine de groupes de travail, qui ont notamment conclu à la nécessité de disposer d’un officier général chargé de la stratégie en matière de ressources humaines.

Il s’agit d’en explorer les grandes tendances sociétales, s’agissant notamment de l’éducation et des métiers. Il s’agit de déterminer l’écart entre les métiers, les besoins de l’armée et ce que produit notre système éducatif pour définir au mieux notre propre système de formation. Il s’agit aussi de tenir compte des conséquences des nouvelles technologies numériques telles que l’intelligence artificielle en matière de robotisation du champ de bataille.

Tout cela relève des militaires. Il ne s’agit pas d’une stratégie administrative, dont au demeurant nul ne conteste l’importance, consistant à identifier les effectifs d’officiers, de sous-officiers et de militaires du rang sont nécessaires. Il s’agit d’identifier, au sein de chaque capacité déclinée en doctrine, organisation, ressources humaines, équipement, soutien et entraînement (DORESE), le périmètre relevant des ressources humaines.

En conséquence, le poste de sous-chef performance de l’EMA sera désormais intitulé « sous-chef appui et environnement ». Son titulaire s’occupera principalement des sujets relatifs aux services de soutien. Les ressources humaines seront confiées à l’OGSRH.

Parmi les gros chantiers que nous espérons achever avant l’été, le numérique figure en bonne place. Les attributions en la matière sont dispersées dans le ministère, ce qui pose des problèmes de cohérence, de direction et surtout de rapidité de réaction. La pile logicielle de nos principaux composants numériques a une durée de vie de deux ans, soit une durée très inférieure à nos constantes de temps programmatiques. Un effort d’adaptation s’impose.

Par ailleurs, nous avons mené un travail de simplification, qui est un travail de longue haleine. Notre univers technocratique produit énormément de normes et de processus, spontanément ou par mimétisme. Les milliers de cartes-achats permettant aux colonels d’approvisionner leurs unités sont gérées par des gens qui sont aussi chargés du contrôle budgétaire. Ils en verrouillent parfois l’attribution ou libèrent les crédits un peu tard et multiplient les normes.

Dès ma prise de fonctions, en septembre dernier, j’ai formalisé ma mission sous la forme de douze travaux, qui avancent bien. L’année écoulée a permis d’incarner ce virage souhaité par le président de la République lors de son discours du 13 juillet 2023. Je ne doute pas que les conditions soient réunies pour poursuivre sur cette trajectoire de co-construction et d’accélération.

S’agissant de ce que les armées attendent de la société civile, nous sommes tous convaincus que nous sommes confrontés à une dégradation de la sécurité collective. Nous constatons des faits dont la dureté, l’intensité et la violence, physique et verbale, n’avaient pas cours il y a quelques années. Au sein de nos frontières comme au-dehors, nous constatons une forme de désinhibition.

Il en résulte, pour nous qui sommes chargés de la défense ultime du pays, une question collective à formuler : quelle société voulons-nous construire et défendre ? Michel de Jaeghere, dans les derniers jours : la fin de l’empire romain d’Occident, date l’agonie de l’empire de l’époque à laquelle les citoyens ont cessé de correspondre à sa raison d’être. Pour que nous puissions dire de quels moyens nous avons besoin pour défendre le pays, il faut nous dire quel pays nous voulons construire. Nos idées ne valent que si elles sont mises en œuvre.

Le point de départ, c’est la conscience du destin commun. Il est faux de penser que, dans ce monde globalisé, personne n’est responsable de rien, que tout est dans tout et qu’il n’y a rien à défendre. Il n’y a pas un organisme vivant sur cette planète, organismes microcellulaires compris, qui n’ait pas de système de défense. Se défendre n’est pas une invention des hommes, mais de la biologie. Exister, c’est aussi se défendre, ce qui suppose de savoir qui on est.

Les armées n’échappent pas à cette interrogation. Elles ne sont pas à part de la société, elles en sont issues. Elles sont, fondamentalement, l’un des fronts de l’existence de la nation et, plus largement, de la société occidentale.

M. le président Thomas Gassilloud. Amiral, au nom de la commission, je vous remercie de votre effort prospectif, conceptuel et transformationnel pour nos armées, rendu indispensable par les évolutions du monde. Les travaux que vous menez présentent, me semble-t-il, un double intérêt. En plus de favoriser l’adaptation de nos capacités militaires, le développement de concepts dans des situations paroxystiques éclaire certaines décisions d’organisation de la société civile, où ils peuvent aussi être appliqués. Notre rôle, à la commission de la défense, est aussi d’offrir un regard sur les politiques publiques inspiré de pratiques du monde de la défense.

Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Yannick Chenevard (RE). Les conflits modernes ressemblent en partie à ceux de la première moitié du XXe siècle – guerre de tranchées, usage de l’artillerie, place de la défense anti-aérienne, importance de services de protection dans les territoires civils attaqués.

Ils s’en distinguent par plusieurs aspects d’importance majeure : la protection des données contre les attaques cyber ; l’usage de l’intelligence artificielle comme outil de combat politique, de combat tactique et de fragilisation des infrastructures hospitalières, portuaires, ferroviaires et énergétiques ; la dronisation dans les trois dimensions, permettant la saturation par le nombre et les bombardements, notamment à l’aide de drones kamikazes à faible coût réalisés avec des imprimantes 3D et des programmateurs de lave-linge ; la surveillance à haute altitude, grâce à des ballons stratosphériques à usage dual, et depuis l’espace.

Le paradigme a changé. Nous ne pouvons plus faire la guerre de grand-papa, même si certains concepts peuvent nous inspirer. Il faut tout inventer, notamment notre stratégie. Ces changements exigent de faire preuve d’adaptation, d’agilité et d’inventivité.

Vous êtes l’auteur de La dissuasion au troisième âge nucléaire. Quel regard portez-vous sur la menace brandie en permanence par Vladimir Poutine de faire usage d’armes nucléaires tactiques ?

Le doublement des réserves vous semble-t-il être une solution solide, en raison notamment de leur capillarité avec la société civile ? Quelle est et quelle sera la place des drones, qui sont une technologie duale, dans nos armées ?

Quel regard portez-vous sur la montée en puissance du service de santé des armées (SSA), qui a été largement désarmé et dont nous mesurons l’importance à l’échelle du territoire national, par-delà son rôle de soutien aux armées in situ ?

M. l’amiral Pierre Vandier. J’ai rédigé La dissuasion au troisième âge nucléaire en 2017, lorsque j’étais auditeur du Centre des hautes études militaires (CHEM). Publié en 2018, il est réédité aujourd’hui même, augmenté d’une préface qui offre une forme de réponse à votre question. Je décelais déjà une dégradation du discours sur le nucléaire, notamment celui tenu par la Corée du Nord et par la Russie, qui était déjà intervenue en Ukraine. La sanctuarisation agressive, définie il y a longtemps par M. Jean-Louis Gergorin, devenait manifeste, produisant un retournement de discours.

La dissuasion est un discours défensif. Elle consiste à dire : « Pour assurer ma survie, je suis capable de vous annihiler ». À un moment donné que je n’indique pas précisément, les choses se compliqueront pour vous, car vous ne pourrez pas mener votre attaque sans y succomber. » La sanctuarisation agressive, c’est le contraire : vous attaquez et sanctuarisez vos gains par la menace que vous exercez de façon proactive sur l’autre.

M. le président Thomas Gassilloud. Lors de notre dernier déplacement à Berlin, nous avons offert cet ouvrage à nos homologues du Bundestag après avoir fait traduire en allemand l’introduction.

M. l’amiral Pierre Vandier. Son seul objet est de rappeler le cadre dans lequel s’inscrit la dissuasion, qui demeure une matière vivante.

Son premier âge, celui de sa construction et de son développement, s’étend de Hiroshima à la chute du Mur. Les stocks d’armement ont atteint des niveaux considérables. Au pic de la confrontation russo-américaine, chaque camp avait plus de 30 000 armes nucléaires. Même s’ils ont été divisés par dix, les stocks demeurent élevés.

Au deuxième âge, nous avons cru à la lutte contre la prolifération des armes nucléaires, voire à leur interdiction, qui est l’objet du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (Tian). Le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) est le traité le plus ratifié de la planète.

Les choses ont commencé à dérailler lorsque la Corée du Nord s’en est retirée, rejoignant plusieurs pays dits du seuil. Les difficultés du plan d’action global commun (PAGC) conclu avec l’Iran démontrent que nous avons du mal à faire « rentrer le diable dans sa boîte ». En menaçant de recourir à la coercition nucléaire, les Russes clament que ne pas avoir d’armes nucléaires, c’est être faible. L’une des leçons de la guerre d’Ukraine est la suivante : le nucléaire est l’ultime défense des intérêts d’une nation. Les garanties négatives de sécurité dont bénéficient les États non dotés au titre du TNP sont très fragilisées. Si les États dotés se comportent mal, il n’y a aucune raison que les États non dotés s’interdisent d’envisager l’acquisition de l’arme nucléaire.

Le doublement des réserves est une ambition fixée par le ministre et décrite globalement dans la LPM 2024 – 2030. Elle nécessite de notre part des efforts de transformation considérables. Jusqu’à présent, les effectifs de la réserve sont en partie formés de nos anciens venant aider dans les états-majors ou dans les régions. Ils connaissaient le fonctionnement des Armées. Prendre des gens qui n’ont jamais été dans l’armée ni fait leur service militaire est un défi. Il faut les attirer, les former et les fidéliser. Nous avons commencé à nous mettre en ordre de marche pour ce faire. Cela soulève une question de moyens, compte tenu de ceux que nous consacrons à nos propres flux – chaque année, nous recrutons, formons, équipons et entraînons 30 000 jeunes. Il faut augmenter la bande passante.

Par ailleurs, à ces réservistes, il faut donner des métiers pour les insérer dans nos organisations, ce qui soulève la question, que nous n’avons pas tranchée, du degré de mélange – certains d’entre nous ont connu les moteurs à deux temps dans lesquels il fallait régler le mélange de l’huile et de l’essence. Les trois armées ont pris le parti de former quelques unités dédiées – les UROM, les flottilles de réserve côtières et les sections aériennes de réserve de l’armée de l’air et de l’espace (SARAAE) – encadrées par des militaires de carrière.

Toutefois, l’ambition du ministre est d’incorporer des réservistes dans autant de métiers que possible. Cela soulève de nombreuses questions, notamment celles de la formation et de la disponibilité attendue. La concordance entre les métiers des réservistes et les besoins militaires ne va pas toujours de soi.

Nous élaborons la matrice de transfert qui permettra de savoir combien il faut de réservistes pour, par exemple, tenir une position dans un centre de commandement. Compte tenu des disponibilités de chacun, faut-il prévoir trois, quatre ou cinq réservistes pour être certain d’en avoir un en cas de crise ? C’est bien une affaire de résilience.

Cet énorme travail est en cours de réalisation. Nous sommes sur une trajectoire ascendante de réservistes. Leur effectif augmente. Le système fonctionne plutôt bien, mais il y a encore beaucoup de travail, notamment en matière de capacité d’hébergement.

Les drones ont provoqué une révolution dont les tenants ne sont pas encore bien cernés. Nous voyons arriver des objets dans les trois champs, de tailles variées, destinés à produire un effet de masse ou au contraire très spécialisés. Outre les drones aériens et navals, les drones terrestres peuvent servir au transport de munitions ou de blessés.

Un important travail de conceptualisation reste à faire, d’autant que la technologie évolue rapidement – le logiciel des drones fabriqués en Ukraine par impression 3D est refait toutes les douze semaines environ – et que les besoins évoluent au gré de la guerre. Le manque d’obus d’artillerie a amené les Ukrainiens à recourir massivement aux drones pour leurs attaques. Au lieu de tirer un obus après en avoir tiré deux ou trois pour régler la mire, ils tirent trois ou quatre drones qui font coup au but en entrant par une porte de hangar ou un hublot de char, avec des effets très ciblés.

Nous y travaillons avec beaucoup d’énergie. Le ministre a réuni un comité ministériel d’investissement sur les drones. Nous nous équipons de façon massive, notamment dans l’armée de terre. Il s’agit d’une matière vivante et volatile. Il faut créer des circuits d’acquisition et d’élaboration du besoin très courts et sortir des grands programmes d’armement, qui sont des programmes du temps long. Si certaines briques technologiques relèvent du temps long, il faut être en mesure de les assembler à toute vitesse, un peu comme un Lego, pour produire 1 000 machines et aviser ensuite.

La façon de concevoir une capacité donnée et de la conserver doit changer de paradigme. Nous sommes incapables d’identifier précisément les drones dont l’armée de terre aura besoin dans cinq ans, mais nous savons à peu près, parmi ceux qui sont disponibles sur le marché, lesquels lui seraient utiles.

Le SSA a passé le point bas il y a deux ans et s’inscrit désormais dans une dynamique de croissance, d’après l’indicateur de mesure du moral (I2M) dans les armées. Le recrutement et la fidélisation des effectifs ont rendu au SSA sa raison d’être. Le monde dans lequel nous vivons a rendu plus visible, pour les médecins, la médecine des armées.

Auparavant, le choix entre hôpital militaire et hôpital civil se fondait surtout sur la différence de rémunération et de disponibilité. Désormais, le SSA mène des réflexions capacitaires et opérationnelles, notamment sur l’engagement majeur, la conflictualité et la technologie utilisable sur le champ de bataille. Ce nouveau cycle redynamise le service.

Notre grand projet est l’implantation d’un hôpital militaire au camp de Sainte-Marthe. Situé dans les quartiers nord de Marseille, il aura une double vocation, sociale et militaire. Le centre de traumatologie comprendra une vingtaine de blocs opératoires, dotés d’un système de gestion du sang. Il associera l’expertise technologique et l’offre de soins dans un quartier défavorisé. Le médecin général des armées Jacques Margery, directeur central du SSA, pourra vous en dire davantage. Le SSA s’inscrit dans une bonne dynamique. Sa raison d’être militaire le redynamise de l’intérieur.

M. Frank Giletti (RN). Se préparer à des conflits de plus en plus durs dans un monde de plus en plus conflictuel est un défi de taille pour notre nation, ainsi que pour les autres nations occidentales, à l’exception peut-être des États-Unis. Cela suppose en premier lieu un réarmement moral.

Il y a quelques semaines, devant cette commission, le général François Lecointre a évoqué l’état moral de nos concitoyens, leur perception du phénomène guerrier et l’acceptation collective de ses conséquences. Soyons francs : s’il n’est pas question de douter du patriotisme des Français, il faut bien constater que la culture guerrière et le dépassement de soi au bénéfice de sa patrie ne sont plus – hélas ! – au cœur de nos sociétés, qui sont tournées vers d’autres préoccupations. Le problème est que certains de nos concurrents, qui pourraient un jour être nos adversaires, font preuve de bellicisme. Il s’agit d’une alerte forte pour les démocraties occidentales, dont nous faisons partie.

Désormais, le retour d’une période de conflit plus dur pour notre continent n’est pas exclu, comme en atteste la guerre en Ukraine. La LPM 2024-2030 fait le choix de la cohérence plutôt que celui de la masse. Le groupe Rassemblement national n’a pas cessé de rappeler que la massification de nos armées ne saurait être laissée de côté, comme le préconisait d’ailleurs le chef d’état-major des armées, le général Burkhard. Les recrutements et la fidélisation sont à la peine au sein de nos forces armées. Plusieurs membres de notre groupe présenteront après moi des initiatives intéressantes pour créer des vocations.

D’après la Cour des comptes, 3 599 postes ont été supprimés en 2023 au sein du ministère des armées, qui est de surcroît sous l’épée de Damoclès de potentielles coupes budgétaires. La question du recrutement est urgente et existentielle pour nos armées. Ce phénomène inquiétant n’est pas circonscrit à la France. Il n’est pas sans rappeler la situation alarmante de l’armée britannique, la seule qui puisse être comparée à la nôtre en Europe. Nos sociétés semblent sinon désarmées, du moins obligées d’agir vite et fort.

Dans ce contexte, le colloque La guerre, demain ? organisé à l’École militaire il y a quelques jours a fait état des difficultés que nous rencontrerions en cas de crise polysémique et multiple, dont le scénario pourrait être un engagement dans les pays baltes, la conduite d’une coalition au Liban ou le renforcement de l’engagement des armées sur le territoire national en raison de troubles graves. Face à ces risques de plus en plus intenses et à la relative apathie de nos sociétés occidentales, quels leviers actionner pour faire évoluer notre modèle d’armée ?

M. l’amiral Pierre Vandier. Monsieur le député, j’aimerais nuancer vos propos.

En matière d’effectifs, les armées ont connu une période difficile en raison de l’inertie de la logique de décroissance. Pendant vingt ans, tous les mécanismes ont été orientés vers la décroissance des effectifs. On n’inverse pas les pompes d’un claquement de doigts. Il faut les reprogrammer, voire les changer, ce qui prend un certain temps. Nous avons commencé à inverser la tendance dans le cadre de la précédente LPM.

Recruter moins produit des classes creuses pendant la durée moyenne de service, soit quinze ans. Nous payons aujourd’hui les grandes entailles du recrutement réalisées de 2008 à 2014. Les départs en retraite sont inchangés, mais au sein de classes d’âge creuses. En conséquence, s’agissant des compétences d’un lieutenant-colonel, d’un commandant ou d’un officier marinier supérieur, nous sommes à la peine, notamment dans les services exigeant des compétences de pointe, tels que la direction du renseignement militaire (DRM), la direction interarmées des réseaux d’infrastructure et des systèmes d’information (Dirisi) et les grands états-majors.

Cette situation évolue. Pour la première année depuis longtemps, les niveaux de recrutement sont élevés et le schéma d’emploi, qui est la différence entre les entrants et les sortants, augmente de façon significative. Nous entrons dans une période qui exigera d’augmenter nos crédits de titre II, non seulement pour financer les primes, mais aussi parce que la masse globale des effectifs augmentera. Après le léger trou d’air de l’an dernier, les chiffres du recrutement sont très bons.

Par ailleurs, la politique de fidélisation commence à porter ses fruits. Le ministre a lancé le plan « Fidélisation à 360 degrés ». Accumulées, les mesures que nous avons prises, notamment en matière de logement, de conditions de vie, d’accompagnement des conjoints, de primes de fidélisation et de revalorisation des grilles indiciaires, commencent à produire leurs effets. Il ne s’agit pas d’un frémissement, mais d’une première tendance positive.

Ma deuxième nuance est la suivante : dans la Grèce antique, déjà, le regard porté sur la jeunesse était très critique. J’ai tendance à m’en méfier. On a la jeunesse que l’on mérite. En tout état de cause, elle est la nôtre ; ce sont nos enfants. Elle entre dans le monde avec ses qualités, ses défauts et ses craintes. J’ai eu l’occasion, dans mes attributions de CEMM et de MGA, de donner de nombreuses conférences. Je ne porte pas sur la jeunesse un regard aussi sombre que le vôtre.

Pour conserver un état d’esprit positif, mieux vaut, me semble-t-il, mettre en valeur ce qui marche plutôt que ce qui ne fonctionne pas. Certes, il y a, dans ce pays, des décrocheurs et des gens qui ne veulent rien faire, mais il y a aussi des gens qui ont envie d’avancer. La proportion des gens qui ont envie d’avancer est sans doute bien plus élevée. J’ai donc tendance à nuancer l’apathie que vous décrivez.

Quant aux leviers à actionner, il s’agit de poser les bonnes questions, comme vous le faites dans le cadre de vos travaux sur la défense globale : qui sommes-nous ? Que voulons-nous défendre ? Dans tous les domaines, de la propriété intellectuelle à l’industrie et de la culture à l’enseignement, il faut développer l’approche globale de la défense, dont les militaires ne sont qu’une facette.

M. le président Thomas Gassilloud. Amiral, je vous remercie de vos propos. Il importe, me semble-t-il, de dire à notre jeunesse qu’elle est utile. L’une des conclusions de notre cycle sur la défense globale sera sans doute que construire la cohésion sociale suppose de donner un sens à la place qu’occupe chaque citoyen dans la société.

Longtemps, nous avons cru que l’on pouvait construire la cohésion sociale uniquement grâce à l’État providence et à ce qu’il apporte aux gens. L’intérêt politique de notre cycle sur la défense globale est de démontrer que construire réellement la cohésion sociale suppose que chacun trouve sa place dans la société, afin de pouvoir décrire à chaque citoyen ce que la nation attend de lui. Construire la cohésion sociale suppose de respecter l’équilibre entre les droits et les devoirs.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). À propos de la nécessité d’anticiper, qui exige de sortir d’un certain confort de pensée pour en éviter la tétanie, j’aimerais vous interroger sur l’industrie de défense.

Le modèle économique de l’industrie de défense à la française est très extraverti. Il consiste à vendre énormément à l’extérieur pour assurer l’équipement de nos forces et notre propre défense. À mes yeux, son défaut est de s’inscrire dans le mirage de paix perpétuelle dont procède l’Union européenne. Pour filer la métaphore antique, nous sortons d’une période où l’Union européenne était une sorte d’Olympe, visible de loin mais impénétrable au commun des mortels, qui pouvait indéfiniment déverser ses armes conventionnelles partout sur la planète sans jamais craindre d’effet boomerang.

Cet état de fait était en contradiction avec l’augmentation de nos interventions à l’extérieur, la fin du processus de décolonisation n’ayant pas réduit les engagements extérieurs de la France, ni ceux des autres pays européens, comme en témoigne le nombre d’opérations extérieures (Opex) que nous avons diligentées depuis le début des années 1970. Tout cela profitait du cache-sexe offert par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), qui ne cessait de répondre aux questions sur les exportations d’armes de la France qu’elles sont cantonnées aux pays qui promeuvent la paix et respectent les droits de l’homme, ce qui, compte tenu des volumes que nous vendons aux Saoudiens, aux Émiratis et aux Qataris, laisse songeur.

En fin de compte, nous participons à la prolifération des armes conventionnelles dans le monde, ce qui peut porter atteinte à notre sécurité et à celles de nos soldats envoyés en Opex, qui sont susceptibles d’être la cible d’armes de conception et de fabrication françaises – à ce sujet, le cas de la Libye est éclairant.

Partager nos bonds technologiques pour obtenir un avantage stratégique est inepte. Dès lors que notre modèle est tourné vers l’exportation, nous essayons d’ajuster les besoins de nos armées à un consommateur médian dans l’espoir d’obtenir des marchés. En somme, nous sommes lancés dans une fuite en avant contribuant à la prolifération, donc à la déstabilisation de la paix.

Pour notre groupe, ce concept d’exportation à tout va dont nous nous enorgueillissons chaque automne en rappelant que notre pays est à la deuxième ou à la troisième mondiale des exportateurs d’armement est périmé, car il menace notre sécurité. Puisque tout est à réinventer, peut-être le lancement récent du programme de recherche sur un ordinateur quantique français (PROQCIMA) nous aidera-t-il à changer de paradigme pour que nous ne versions pas dans le travers consistant à partager nos bonds technologiques en la matière.

M. l’amiral Pierre Vandier. Trois prophéties des lendemains de la guerre froide ont démontré leurs limites.

La première consistait à dire que l’économie libérale produit la démocratie. Les pays où l’économie est libérale et la démocratie inexistante sont encore nombreux, et la situation ne va pas en s’améliorant.

La seconde reposait sur l’idée que l’interdépendance économique empêche la guerre. Le prix Nobel de la paix de 1910 a été décerné à une organisation qui prophétisait que les interdépendances entre Européens étaient trop nombreuses pour qu’ils se fassent la guerre. L’antienne du doux commerce revient régulièrement. Acheter du gaz à la Russie n’a pas suffi à lui faire entendre raison.

D’après la troisième, le désarmement produit la paix. Priver d’armes les gens ne les empêche pas de se faire la guerre. Ce qui est sûr, c’est que l’actuelle course mondiale au réarmement est due au renforcement très net du sentiment d’insécurité de nombreux pays. Le sentiment d’insécurité se répand, ce qui amène tout le monde à réarmer et augmente le risque que la situation ne dégénère. L’absence de sécurité globale et de capacité à régler les problèmes autrement que par le fait accompli et par la force a un effet d’entraînement.

Notre modèle, au cours des trente dernières années, a visé à la conservation des savoir-faire, dans un univers industriel en profonde dégradation. Les débats qui se tiennent régulièrement dans cette commission démontrent que les outils industriels ont été réduits à la portion congrue, à la limite de leur viabilité. Longtemps, les exportations de défense ont permis d’éviter leur disparition.

Nos voisins européens n’ont pas eu de telles préventions. Dépourvus de force de dissuasion, donc de budgets tirant les autres secteurs, ils augmentent à présent leurs dépenses de défense en l’absence de tissu industriel pour certains. La transition que nous vivons devrait induire l’augmentation des volumes dont les armées ont besoin au cours des années à venir, ce qui laisse espérer un amoindrissement de la dépendance aux exportations pour assurer la survie de notre industrie de défense.

Le PIB de l’Union européenne est de 14 500 milliards d’euros. Avec 2 % de cette somme, on dispose de 290 milliards par an ; avec 3 %, de 435 milliards. Il y a, en Europe, de quoi produire nos équipements au lieu de les acquérir ailleurs. Tel est le véritable défi de la période de remontée en puissance que nous vivons.

S’agissant des ventes d’armes, je ne suis pas le plus qualifié pour en parler. Elles incluent une dimension géostratégique évidente, qu’illustre bien l’exemple de l’Inde. Aider les pays à être davantage maître de leur destin présente un intérêt très clair. Si les pays sont entre les mains d’un autre État, la volatilité de la situation, donc la transmission de la conflictualité, augmente. Du simple point de vue de la stabilité mondiale, le fait que des pays ne produisant rien soient « multi-sourcés » n’est pas un facteur de dégradation, au contraire.

M. le président Thomas Gassilloud. Le cas de l’Inde est éloquent. En tout état de cause, les États doivent assurer leur sécurité. Si les démocraties cessent d’exporter des armes, le modèle démocratique aura plus de mal à s’exporter.

M. l’amiral Pierre Vandier. Les armes sont ce que l’on en fait. Par ailleurs, aucun système vivant n’est dépourvu de mécanisme de défense. Certains achètent des armes pour agresser leur voisin, d’autres pour se défendre. Quant au choix de ce que nous vendons et à qui, je ne le commenterai pas.

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Vous avez dit – nous en sommes tous conscients – qu’il ne faut pas se tromper de guerre. Quelles sont les principales erreurs conceptuelles et capacitaires que nous pourrions commettre qui pourraient nous y amener ?

La manœuvre en matière de ressources humaines est essentielle. Or certains départements sont des déserts militaires. Aucun régiment n’y est implanté. En Seine-et-Marne, hormis le centre de transmissions de la Marine (CTM) de Sainte-Assise et le Centre de soutien logistique du service des essences des armées (CSLSEO), dont l’accès est très restreint, il n’y a rien. Du point de vue du recrutement, de la défense globale et de la conscience d’avoir quelque chose à défendre ensemble, cet état de fait pose problème.

La semaine dernière, j’ai parrainé la signature de treize contrats d’engagement. Sept des nouveaux engagés ont choisi la brigade de sapeurs‑pompiers de Paris (BSPP). Je m’en réjouis, mais cela signifie que les autres forces sont moins bien représentées. La manœuvre en matière de ressources humaines prévoit-elle une évolution de la répartition des forces sur le territoire national ?

Compte tenu du caractère de plus en plus prégnant de la sanctuarisation agressive, devons-nous nous interroger sur l’évolution de notre doctrine pour y rétablir l’usage d’armes nucléaires tactiques, non selon une logique de bataille ni de riposte graduée, mais d’ultime avertissement ?

Nos missions d’information ont montré que les Britanniques ont un budget de défense très supérieur au nôtre pour des armées de masse à peine supérieure, voire équivalente. Comment expliquer cet état de fait ?

M. l’amiral Pierre Vandier. Savoir quelle est la bonne guerre à livrer est un vrai travail de stratège. Nous pouvons nous demander s’il s’agit pour nous de combattre en Ukraine comme les Ukrainiens. Le Président de la République l’a dit clairement. Tout ce qu’il a dit à ce sujet a toujours été nimbé du vocabulaire de la dissuasion.

En dépit des nombreuses interprétations auxquelles ses propos ont donné lieu, il a clairement fait comprendre, dans le discours prononcé à l’École de guerre en février 2020, le concept d’épaulement entre les forces conventionnelles et les forces nucléaires. Ce discours prophétique signe l’entrée dans le troisième âge du nucléaire.

Après la chute du Mur, l’arme nucléaire a été considérée comme l’arme du Grand soir. Conservée « en réserve », la probabilité de son emploi était devenue très faible. Or, si l’adversaire est déterminé à vous détruire et si vous n’avez que l’arme du Grand soir pour discuter avec lui, vous serez en grande difficulté, car il pariera que vous n’avez pas vraiment l’intention de l’utiliser. Autrement dit, vous vous auto-dissuadez.

L’épaulement consiste à manifester une intention de se défendre dans le champ conventionnel, ce qui n’était pas la vocation première des armées dont nous nous sommes dotés au cours des vingt dernières années. Avant la chute du Mur, nous entretenions des corps d’armée en Allemagne, destinés à encaisser le choc pour nous donner le temps de la décision. La division par deux des forces armées y a mis un terme. Nous avons pensé que la situation ne se présenterait plus. Désormais, nous sommes à nouveau obligés d’envisager que notre détermination puisse être mise à l’épreuve.

Pour ne pas se tromper de guerre, il faut se souvenir que, dans les années 1980, l’Allemagne de l’Est était à la main du Pacte de Varsovie et les chars soviétiques à moins de 500 kilomètres de nos frontières. Il s’agissait de résoudre des problèmes d’urgence et de délai. De nos jours, les chars russes sont à la frontière séparant la Russie de la Pologne, et la frontière orientale de l’Otan s’étend sur 2 500 kilomètres, contre 800 pendant la guerre froide. La surface de contact est plus vaste et plus lointaine.

Pour autant, assurer la sécurité de la France exige d’investir dans la défense collective. C’est exactement ce que dit le Président de la République. Que l’on s’inscrive dans le cadre de l’Otan ou dans celui de l’Union européenne, l’essentiel, c’est la défense collective. En son sein, la dissuasion nucléaire française a une place, que le Président de la République a rappelé.

La guerre d’Ukraine démontre que nous passons d’activités de soutien aux exportations (SOUTEX) au soutien de la guerre (SOUTGUERRE). Dorénavant, nous aidons à se défendre des pays qui sont stratégiquement importants. Depuis deux ans, nous adaptons nos matériels, nos processus et notre production aux besoins d’un pays que nous défendons.

Tel est l’objet de la Task force Aster développée depuis un an. Il s’agit d’accélérer fortement la production de missiles Aster pour fournir nos armées et celles que nous soutenons. Tel est aussi l’objet de la réouverture de chaînes de production d’obus d’artillerie. L’état de l’industrie correspondait à peu près aux besoins de l’armée française ; le soutien à l’Ukraine a exigé de reprendre les choses en main de façon énergique. Cela suppose un changement d’état d’esprit et de concepts, afin d’être en mesure de s’adapter plus rapidement.

S’agissant de la manœuvre en matière de ressources humaines, je suis au regret de vous dire que nous n’avons pas de politique d’aménagement du territoire consistant à mettre des unités dans les déserts français. Notre foncier est stabilisé, mais nous avons rendu énormément d’emprises et nous n’avons aucun plan visant à en augmenter le nombre ou à les redistribuer.

Cette année, nous avons mené, à l’initiative de l’armée de terre, un travail préparatoire d’un possible refusionnement de certaines bases de défense. L’armée de terre souhaite mettre en avant l’échelon de la brigade en vue d’opérationnaliser les soutiens. Les commandants de brigade seraient donc aussi des commandants de base de défense. Certaines bases de défense seraient regroupées pour qu’elles correspondent à la carte des brigades. Par exemple, la base de défense de Saint-Christol sera intégrée à la 27e brigade d’infanterie de montagne.

L’ultime avertissement fait partie de la doctrine française. Tout a été écrit à ce sujet. Quant à remettre en service des missiles tels que le Hadès ou le Pluton, ces armes avaient une pertinence à l’époque où les chars soviétiques étaient à six heures de Paris. La puissance du coup qu’il fallait porter était telle que ces armes avaient une raison d’être. Leur rétablissement en réponse à la rhétorique de M. Poutine sur l’arme nucléaire tactique consisterait à lui donner raison. Je doute qu’il s’agisse d’une bonne idée.

La conception française de la dissuasion est très différente de celle des Américains. Nous ne prévoyons pas de riposte graduée, mettant en œuvre des armes nucléaires petites, moyennes et grosses. Notre dissuasion repose sur le concept de dommages inacceptables, qui induit une posture de type « zéro ou un ». Nous y croyons ; C’est ainsi qu’il est réaffirmé Président de la République après Président de la République.

S’agissant des Britanniques, ils sont capables de piloter leurs systèmes industriels et de défense avec plus de discontinuités que nous. Ils peuvent décider de renoncer aux porte-avions pendant dix ans puis d’en construire deux, d’opter pour tel modèle d’avion avant d’y renoncer, de supprimer leur capacité de patrouille maritime puis d’acquérir des P-8 Poseidon.

Par ailleurs, leur BITD est très différente de la nôtre. Comme me l’a récemment fait observer le directeur de la maintenance aéronautique (DMAé) au sujet des A400M, le service industriel de l’aéronautique (SIAé) est capable de prendre la température des coûts des matériels, voire de faire une pression constructive sur l’industrie si le prix d’un composant qu’il peut produire lui-même lui semble trop élevé. Il en résulte que leurs coûts dérivent. Ainsi, ils ont rencontré des difficultés majeures dans la construction et le MCO de leurs chaufferies nucléaires. Sans Westinghouse, ils ne s’en sortiraient pas.

M. Jean-Pierre Cubertafon (Dem). Nous vivons un contexte géopolitique délicat de menace plurielle, qui nous oblige à adapter notre modèle militaire pour rester alertes et performants sur la scène internationale et sur le territoire national. L’organisation des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) constitue un défi sécuritaire complexe. Je sais le dévouement des armées en la matière et salue le travail formidable déjà réalisé. Je leur fais confiance à l’approche de la période estivale.

Quels dispositifs de sécurité l’armée a-t-elle déployés, notamment en matière de lutte contre les menaces pesant sur les systèmes d’information, de lutte informationnelle, de lutte anti-drones et de lutte antiterroriste ? Quelle sera l’articulation des dispositifs interministériels, notamment avec le ministère de l’intérieur ?

M. l’amiral Pierre Vandier. Les armées n’organisent pas les JOP. Elles contribuent à leur sécurisation en apportant des capacités qu’elles sont seules à détenir ou qu’elles partagent.

Le commandement de la cyberdéfense (Comcyber) participe aux cellules de suivi des JOP. Les attaques cyber, qui sont le lot quotidien, pourraient s’intensifier pour mettre à l’épreuve, voire contester notre capacité à les repousser. Le Comcyber travaille d’ores et déjà avec les divers services de l’État pour détecter et contrôler les attaques, qu’elles soient ou non liées aux JOP.

La lutte anti-drones est une matière complexe. Le traitement de ces objets en est à ses balbutiements, d’autant qu’il est techniquement très complexe en milieu urbain. Nous avons commencé par fixer de nombreuses règles, notamment en matière d’emploi des outils létaux. Nous redoutions que la destruction d’un drone ne menace les populations au sol.

Or, les combats en Ukraine montrent que « détruire un drone n’est pas une mauvaise idée ». En décembre dernier, j’ai créé au sein des forces armées un groupe d’anticipation et de réaction consacré à la lutte anti-drones. Nous explorons les solutions militaires permettant de protéger nos troupes déployées.

L’armée de l’Air et de l’Espace (AAE) a ainsi déployé dans Paris des éléments du commando parachutiste de l’air n° 10 (CPA10) qui pilotent des drones pour s’assurer que le système de détection installé sur le toit du ministère de la santé et de la prévention fonctionne. Quelques incidents mis à part, le système fonctionne.

Son réglage n’a pas été simple, mais nous sommes parvenus à un dispositif qui répond aux besoins. Lors de l’arrivée de la flamme olympique à Marseille, Marine nationale et AAE ont travaillé main dans la main. Une quinzaine d’incidents ont eu lieu. Les drones ont été bloqués et posés, les dronistes interceptés.

S’agissant de la lutte antiterroriste, nous n’exerçons aucune responsabilité. Le dispositif adopté s’inscrit dans l’esprit de la mission Sentinelle. Le déploiement de militaires permettra aux forces de sécurité intérieures (FSI) de se concentrer sur leur métier et contribuera à améliorer la vision globale de la situation.

Un état-major a été installé à Saint-Germain-en-Laye. Les régiments de la 27e brigade d’infanterie de montagne seront déployés au cours des JOP. Les militaires concernés ont répété le scénario en novembre et en mars derniers. La lutte anti-drone a fait l’objet de deux exercices intitulés Coubertin. Le système est paré. La seule incertitude est le niveau de sécurité privée dont nous disposerons réellement, ce qui nous amènera peut-être à faire évoluer notre dispositif.

Mme Anna Pic (SOC). La sécurisation des routes commerciales est un enjeu majeur. Le blocage de routes commerciales peut être utilisé comme arme de guerre, comme en mer Rouge depuis plusieurs mois.

Nous avions initié, avec la marine nationale, un travail avec un État dont nous pensions faire un partenaire. Malheureusement, le 1er janvier 2024, cet État, qui est l’Éthiopie, a signé un mémorandum d’accord avec le Somaliland, qui nous pose problème, quelques jours avant la visite de notre délégation parlementaire. Cette situation est peu commentée, ce qui est normal, compte tenu de la discrétion qu’elle exige. Comment a-t-elle évolué depuis notre visite ? Quelle suite donner à ce projet de coopération ?

En matière de lien armée-nation et d’engagement de la jeunesse, je ne peux pas ne pas évoquer le service national universel (SNU), qui est un serpent de mer. Le plan « Ambition armées-jeunesse » a été lancé en mars 2021. Son contour et ses objectifs semblent toujours aussi flous dans l’esprit des jeunes et des familles, qui lui attribuent sans doute plus que ce qu’il met en œuvre. En dépit des mauvais départs qui se sont succédé au cours des dernières années, ce dispositif est-il en mesure de préparer la jeunesse de notre République au risque et à l’anticipation des menaces ? Ne risque-t-il pas de pâtir de la nostalgie d’un service militaire fantasmé ?

Dans ma circonscription, où la présence militaire est importante, la question des personnels civils de la défense m’est régulièrement posée. Depuis un certain temps, ils s’inquiètent. Ils ont le sentiment de jouer un rôle essentiel dans le soutien aux armées et dans le lien entre la société civile et les armées, qui contraste avec celui de faire l’objet, dans les bases de défense, d’un traitement distinct du personnel militaire, et du creusement d’une incompréhension entre les militaires et eux.

Leurs inquiétudes portent notamment sur la forte réduction des effectifs des personnels civils des bases de défense et de la privatisation de certaines missions telles que la restauration et la blanchisserie. Cette évolution leur semble dangereuse pour le soutien aux armées en raison de la perte de compétences qu’elle induit. Y a-t-il un travail en cours pour essayer de renouer ce lien, qui est absolument essentiel dans les territoires où la présence militaire est importante et fait partie du quotidien ?

M. l’amiral Pierre Vandier. En mer Rouge, les attaques des Houthis prennent la suite des actes de piraterie. Dans le cadre de l’opération Aspides, plusieurs États membres de l’Union européenne participent à la lutte contre les objets que les Houthis mettent en œuvre. Il s’agit de drones aériens et de surface, mais aussi de missiles balistiques, ce qui est une performance compte tenu du calcul de précision qui est nécessaire pour que ces derniers atteignent leur cible.

La conséquence de ces attaques est que la plupart des gros porte-conteneurs font le tour par le cap de Bonne Espérance, ce qui allonge la chaîne de valeur de huit à dix jours, favorisant l’inflation et la hausse des coûts du transport.

Mme Anna Pic (SOC). Le Somaliland n’étant pas reconnu par la communauté internationale, nous craignons qu’un partenariat de la France avec l’Éthiopie en induise la reconnaissance de fait. La sortie sur la mer que nous envisagions est Djibouti, plutôt qu’un territoire dont la gouvernance n’est pas reconnue à l’échelon international.

M. le président Thomas Gassilloud. Depuis notre retour d’Éthiopie, j’ai reçu des représentants de Djibouti et eu des contacts avec des représentants du Somaliland, dont je pense que nous avons raison de ne pas le reconnaître officiellement. Nous avons conclu avec l’Éthiopie un accord de coopération visant à développer sa marine, qui est inexistante, s’agissant d’un pays enclavé.

L’accord ne précise pas explicitement que le port d’attache envisagé est Djibouti, mais cette disposition a toujours été très claire à nos yeux. Depuis sa conclusion, les Éthiopiens ont signé un mémorandum d’accord avec le Somaliland pour avoir accès au port de Berbera. Nous avons été placés devant le fait accompli. Il s’agit désormais de recadrer notre accord de coopération militaire avec l’Éthiopie pour imposer les bonnes conditions.

Je doute que la France s’aventurerait à conclure un accord de coopération militaire sur un territoire dont elle ne reconnaît pas l’existence juridique.

M. l’amiral Pierre Vandier. Le SNU est un sujet éminemment politique, qui concerne au premier chef le ministère de l’éducation nationale. Les armées sont toutefois amenées à y contribuer. Je ne commenterai pas l’actualité de ce sujet, qui est vivant et fait l’objet de réunions au plus haut niveau. J’ignore à quoi cela aboutira. Quant à l’intention qui le sous-tend, nul ne peut en contester le bien-fondé. Se donner les moyens de faire émerger et vivre une citoyenneté parmi nos jeunes est fondamental. À cette fin, il y a beaucoup de choses à faire, dont le SNU fait partie.

Les armées offrent d’ores et déjà de nombreux dispositifs d’accompagnement, notamment les classes de défense et de sécurité globale (CDSG), la possibilité d’effectuer le stage de découverte obligatoire dans les armées, les rallyes citoyens et le service militaire volontaire (SMV). Le général Givre, qui dirige la direction du service national et de la jeunesse (DSNJ), présentera sous peu une version rénovée de la journée défense et citoyenneté (JDC). Sa démarche est très intéressante.

Elle consiste notamment à utiliser l’appétence des jeunes pour les nouvelles technologies, à déployer la JDC plus largement grâce aux outils numériques et à la visioconférence, et à mieux garder contact avec les jeunes pour les accompagner et leur proposer ultérieurement d’intégrer la réserve citoyenne ou les armées. Nous déployons donc une offre dans la limite de nos moyens et de notre périmètre.

Par ailleurs, il pourrait s’avérer utile de réfléchir à la citoyenneté numérique. Lors de la dernière édition de la Conférence d’Ottawa sur la sécurité, le numéro 2 de l’institut IORG de Taïwan a détaillé comment bâtir une citoyenneté numérique sous la menace de la guerre informationnelle. Son modèle démocratique interdit à Taïwan d’utiliser les armes de la coercition et de la manipulation de l’information vis-à-vis de la population.

Les civils de la défense ne font l’objet d’aucune interrogation de principe. Ils font partie de l’efficacité du modèle des armées. Ils représentent 24 % de nos effectifs. Leur recrutement se poursuit et leur nombre augmente. Le statut de civil de la défense est bon. Nous n’avons pas de problème de recrutement, mais nous subissons l’inertie de la démographie. De nombreux civils de la défense partent en retraite, mais nous en recrutons environ 5 000 par an, ce qui nous inscrit dans une dynamique de croissance. Quant à l’externalisation, elle procède des grands choix des ministres Parly et Lecornu visant à positionner les civils de la défense dans des domaines aux rendements intéressants. S’agissant de la restauration, l’alternance de périodes à terre et de périodes en mer qui caractérise l’activité de la marine a eu pour effet de la maintenir dans le giron militaire. D’autres services de restauration, dont celui de Balard, sont externalisés. Sur ce modèle économique, qui découle de choix politiques et économiques, il faut interroger le cabinet du ministre et le SGA.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux interventions des autres orateurs.

M. Michaël Taverne (RN). L’exercice Orion, qui s’est déroulé l’an dernier, a été source de nombreux enseignements importants pour l’avenir de la défense nationale, comme vous l’avez indiqué lors de plusieurs auditions par le Parlement, affirmant notamment : « Nous en tirons comme enseignement le retour de l’extrême brutalité du combat naval. »

La situation en mer Rouge en est un exemple frappant. Au cours des derniers mois, notre marine a essuyé plusieurs attaques de drones et de missiles balistiques lancés par les rebelles houthis. Certes, elles ont été déjouées, mais qu’adviendrait-il si nos bâtiments, mis en danger par des armes si peu coûteuses, étaient la cible d’armes autrement plus sophistiquées dans le cadre d’un conflit de haute intensité ?

Ce scénario a été joué dans le cadre de l’exercice Orion, lorsque l’une de nos frégates a été virtuellement détruite par un commando au sol ayant fait usage de missiles. Compte tenu de ce qu’Orion a révélé de la tournure que prendrait la confrontation de deux marines dans le cadre d’un conflit symétrique de haute intensité, pouvez-vous nous faire part des principaux constats et surtout des principaux changements de doctrine issus de cet exercice ?

Mme Martine Etienne (LFI-NUPES). Amiral, je souhaite vous interroger sur les enjeux de l’adaptation de nos armées au changement climatique. La Revue nationale stratégique (RNS) publiée en 2017 rappelait la nécessité d’adapter nos armées au changement climatique. La LPM 2019 – 2025 prévoit des mesures en conséquence.

La publication par le Gouvernement de la Stratégie Climat&Défense n’a pas empêché la Cour des comptes d’appeler à nouveau les armées, en mars dernier, à se décarboner pour affronter le changement climatique. Ses efforts demeurent imperceptibles, tant et si bien que le rapport d’information sur le bilan de la LPM 2019 – 2025 publié il y a quelques mois en évoque à peine les objectifs et les moyens.

La consommation annuelle moyenne d’énergie du personnel du ministère des armées représente le double de celle du personnel tous secteurs d’activité confondus en France, soit plus de 45 000 kWh. La Cour des comptes encourage l’armée à se décarboner non seulement pour faire figure d’exemple dans la nécessaire bifurcation écologique que l’État doit enclencher, mais également pour favoriser le recrutement des jeunes générations, qui peuvent être facilement rebutées par les démarches non vertueuses, et pour sécuriser les coûts d’approvisionnement.

Où en est la décarbonation de nos armées prévue par la LPM 2019 – 2025, s’agissant notamment de l’abandon du moteur thermique ? La publication d’un document de prospective interarmées est-elle prévue ? Si oui, quand ?

La France a commandé une étude de vulnérabilité climatique de ses bases à l’horizon 2050, dont le contenu n’a pas été rendu public. Je m’en réjouis : lors de l’examen de la LPM 2024 – 2030, notre groupe donnait déjà l’alerte à ce sujet. Le Parlement en sera-t-il informé ? Quelles mesures seront prises pour y remédier ?

Mme Gisèle Lelouis (RN). Amiral, vous avez été, au sein de la marine nationale, témoin de l’évolution des drones, dont les formes, les tailles, les catégories et les classes ont évolué. Ils sont déployés dans les milieux marin, sous-marin, terrestre et aérien. Depuis quelques années, les avancées technologiques et la massification de ces systèmes ont fait entrer nos armées, quoique trop lentement, dans l’ère des drones. À la fin de l’année 2023, l’armée de terre s’est enfin dotée d’une école de drones, après l’armée de l’air en 2015 et la marine en 2019.

L’actualité des drones navals en mer Noire et des drones aériens en mer Rouge démontrent qu’ils sont autant une composante de notre marine qu’une menace. Certains spécialistes se demandent si la marine nationale ne devrait pas se doter d’une flotte de drones navals de surface, qui est plus économique, pour combler son retard en matière de masse face à des concurrents capable de construire l’équivalent de la totalité de la flotte française en une année. Comment jugez-vous les analyses visant à rendre de la masse à notre marine grâce aux drones ?

M. Pierrick Berteloot (RN). J’aimerais interroger l’ancien CEMM sur le recrutement et sur le renouvellement des générations au sein de la marine nationale, qui représentent un défi considérable. Les difficultés rencontrées par la Royal Navy incitent à ne surtout pas relâcher nos efforts en la matière.

Outre l’engagement spontané, le ministère des armées a lancé une campagne de communication, qui mérite d’être saluée, mettant en lumière les carrières et l’engagement au sein de la marine nationale. Son déploiement percutant sur Instagram offre la preuve de la capacité de nos armées à capter l’attention d’un public jeune, à tel point que, lorsque je l’étais encore, j’ai effectué une préparation militaire marine (PMM) à Dunkerque, dont je garde un très bon souvenir.

Certes, cette forme de communication ne saurait suffire. Afin de toucher les jeunes générations, des centres PMM sont répartis sur tout le territoire. Ma région des Hauts-de-France en compte quatre, dont un en construction à Boulogne-sur-Mer. Ainsi, les 16-20 ans peuvent découvrir les missions et la vie des marins lors des week-ends et des vacances scolaires. Cela permet de révéler des vocations, à tout le moins de sensibiliser notre jeunesse aux enjeux de défense.

Il serait intéressant de connaître la portée des centres PMM en matière de recrutement. Leur multiplication, dont je me réjouis, découle-t-il d’une augmentation de la demande ? Sont-ils au contraire construits en vue de provoquer une hausse des engagements ? Clarifier ce point nous permettrait d’identifier les besoins de la marine en matière de ressources humaines. Par ailleurs, comment le succès des centres PMM peut-il bénéficier aux autres armes ?

M. l’amiral Pierre Vandier. Dans le cadre du virage stratégique que nous prenons, le général Burkhard a voulu faire porter l’effort sur les exercices de grande ampleur, que nous n’avions pas menés depuis longtemps, sinon dans le cadre de l’Otan. Lors de l’exercice Orion, nous avons manœuvré, pour la première fois depuis très longtemps, à l’échelle de la division, en mobilisant des dispositifs navals et aériens très importants. Le but était de stresser un système centré depuis plusieurs années sur des opérations très ponctuelles.

Longtemps, l’objectif fixé au ministère des armées était d’être en mesure d’envoyer 10 000 hommes en opération, ce qui est peu à l’échelle de ses 275 000 membres. Quant au combat de haute intensité, il se cantonnait aux raids, tels ceux menés dans le cadre de l’opération Hamilton. Nous pouvions le faire un soir, mais pas chaque soir pendant six mois, faute de stocks et d’organisation appropriée.

L’exercice Orion a été l’occasion de réutiliser certains concepts et de stresser le système pour savoir ce qu’il faudra faire si nous devons nous engager de façon massive. Il s’agit d’une première mise en jambes. Lorsque j’étais CEMM, j’ai poussé les feux des exercices en double action, qui laissent aux forces adverses la liberté de faire ce qu’ils veulent. Tel sera le cas de l’exercice Mare Aperto, dont Le Monde s’est fait l’écho la semaine dernière. De tels exercices intéressent beaucoup nos alliés. Devoir réagir face à un adversaire débridé est très dynamique en matière d’apprentissage. Vous êtes confrontés à une équipe qui pense comme l’adversaire et fait des manœuvres que vous n’aviez pas imaginées.

Tel est par exemple le cas de la destruction fictive d’une frégate par un drone au sud de Marseille. Cela permet de gagner en agilité, d’anticiper et de développer des tactiques. La pratique des armées est l’un des carburants majeurs de l’innovation, notamment dans le cadre des groupes de Retex, par exemple pour identifier les drones qu’il faut employer et comment il faut les employer, à l’échelle de la brigade, pour en affiner le concept d’emploi.

L’exercice Orion a été le déclencheur d’une prolifération de réflexions techniques et tactiques, qui seront appliquées lors de sa prochaine édition, à laquelle nous travaillons d’ores et déjà. J’ai notamment amorcé un travail sur la logistique, dont certaines limites sont apparues lors de stress tests menés dans le cadre d’une hypothèse d’engagement majeur (HEM). Nous travaillons notamment sur le nombre de porte-chars nécessaires à la projection des forces terrestres, sur les moyens d’envoyer du matériel à l’est et sur les stocks de munitions.

Nous travaillons également sur les feux dans la profondeur. En Ukraine, les frappes portent non à quarante kilomètres de la zone de contact, mais à plusieurs centaines de kilomètres. Désormais, l’ennemi a la capacité de frapper très en arrière du front, bien davantage qu’auparavant, d’autant que l’aviation est contrainte par la défense sol-air et que les nouvelles armes balistiques permettent de taper dans la profondeur.

S’agissant de l’emploi général des drones, la réflexion est en cours. Les drones furtifs destinés à accompagner le Rafale et les drones d’accompagnement de la manœuvre terrestre avancent bien. Les drones navals, notamment les drones de surface, en sont à leurs débuts. Naval Group a déposé un projet de drone sous-marin.

La mer est vaste. Les drones utilisés en Ukraine peuvent parcourir 200 ou 300 kilomètres. Il s’agit d’objets qui ne reviennent pas, faute de carburant, et dont la mission est assez simple. Nous explorons le champ des possibles. Il faut aussi envisager leur transport, par un porte-hélicoptères amphibie (PHA) ou par une frégate, leur mise à l’eau et leur éventuelle récupération. Il y a encore beaucoup de travail.

Par ailleurs, l’exercice Orion nous apprend à travailler sur des scénarios durs en coalition. Nous avons lancé de nombreuses invitations à des forces navales, aériennes et terrestres étrangères, en leur offrant un statut d’observateur. Nous espérons procéder de même lors de l’édition 2026, afin que ces armées européennes puisse s’entraîner à un exercice assez exigeant en matière de masse, de manœuvre et de scénario.

S’agissant du changement climatique, j’en suis chargé au sein du ministère. Notre feuille de route est dense. Je regrette que le rapport de la Cour des comptes n’en fasse pas plus clairement état dès l’introduction du rapport intitulé Le ministère des armées face aux défis du changement climatique. L’armée française est celle qui, en Europe et peut-être dans le monde, a le plus pris à bras-le-corps la décarbonation, qui est une question globale posée à nos sociétés, et l’adaptation au changement climatique.

Avec Axa Climate, nous avons fait une première étude de nos bases de défense pour évaluer leur sensibilité aux événements climatiques extrêmes. Nous allons mettre en œuvre un plan d’adaptation des bases de défense, notamment de celles du Sud de la France, au stress hydrique, au risque de submersion et aux tornades. Il y a beaucoup à faire pour s’adapter.

Par ailleurs, nous avons rédigé un scénario d’opération extérieure en 2050, sur la base des scénarios moyens du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). Les difficultés à y opérer seront majeures. Il faudra donc probablement modifier l’implantation des bases ainsi que les processus de récupération, et prévoir des périodes d’acclimatation pour préserver la capacité des commandos envoyés de France, par exemple dans le cadre d’une opération d’évacuation de ressortissants (Resevac). Nous avons développé un panel de lignes d’action dont l’objectif est de faire du DORESE en tenant compte du changement climatique, qu’il faut anticiper.

S’agissant des efforts de décarbonation, compte tenu de ce que pèsent la France et l’Europe dans la facture carbone de la planète, ils sont moralement satisfaisants mais dépourvus d’impact majeur sur la trajectoire de la dégradation climatique. En tant que militaires, nous sommes obligés de traiter la question au premier ordre. Mme Sylviane Bourguet, directrice des territoires, de l’immobilier et de l’environnement (DTIE) du ministère, décline, dans l’application de la LPM, les impératifs de qualité énergétique des bâtiments et de réduction des émissions de gaz à effet serre (GES).

Nous commençons à nous équiper en véhicules électriques, dans la limite des impératifs de disponibilité auxquels nous sommes soumis. Les camions de pompiers et les fourgons de police ne sont pas électriques, car personne n’aimerait s’entendre dire, après avoir composé le 17 ou le 18 : « Le véhicule charge, nous viendrons demain ». Il en est de même pour les armées. Les exigences de disponibilité et de performance des matériels compliquent leur décarbonation. Au demeurant, ni le transport routier ni le transport maritime ne sont décarbonés. L’heure est encore à l’amélioration des moteurs thermiques.

La mise en œuvre des politiques publiques de décarbonation et de respect de l’environnement relève du SGA. Au sein de nos bases, nous aménageons des aires protégées pour protéger la biodiversité. La suppression des chaufferies au fioul est en cours, au profit notamment de l’énergie solaire.

Du point de vue militaire, nous nous adaptons à la dégradation du climat. Les récentes inondations de Porto Alegre et de Dubaï donnent la mesure de ce à quoi nous devons nous préparer. J’ai fait faire un Retex de la base de défense d’Abou Dhabi au lendemain de la submersion survenue il y a un mois. Sur le recrutement de la marine, le Cemm sera très heureux de répondre à vos questions. Globalement, tous les dispositifs destinés à la jeunesse, dans les trois armes, servent au recrutement, à hauteur d’environ 20 % dans les centres PMM. De nombreux jeunes découvrent nos métiers, y prennent plaisir et décident de franchir le pas. Ces dispositifs servent aussi à attirer des réservistes.

M. le président Thomas Gassilloud. Amiral, nous vous remercions de vos propos.

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