Défense : avons-nous les moyens de nos ambitions industrielles ? (CMF – Dossier 31)

Comme la cigale de la fable, les pays s’étant reposés sur les dividendes de la paix se trouvèrent fort dépourvus quand la guerre fut venue. Même si la France n’est pas en, ce domaine, la plus mauvaise des élèves, il convient d’examiner avec le Général de division (2S) Bertrand Boyard les perspectives industrielles pour prendre en compte le changement stratégique introduit par l’agressivité de la Russie.

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« L’agression militaire russe en 2022 constitue un moment de bascule ». C’est par ces mots que, dans une interview récente au magazine L’Express, le Chef d’État-Major des Armées mettait en avant le changement stratégique que constitue la guerre en Ukraine. Ce conflit se joue aussi au niveau tactique, avec énormément d’enseignements à en tirer. L’armée de Terre les inclut en boucles courtes dans ses réflexions doctrinales, dans lesquelles le volet des équipements a toute sa part.

Qui dit équipements dit réparation et production, et il faut donc s’intéresser à la dimension industrielle de cette guerre. En effet, passés les premiers mois, cette dimension est devenue l’une des plus importantes, celle qui, avec les ressources humaines, permet de maintenir ou de modifier le rapport de force sur la ligne de front, contribuant ainsi grandement aux succès des belligérants sur le terrain.

Un rapide coup de projecteur sur le caractère industriel de cette guerre permet également, en creux, de mesurer les défis auxquels notre appareil de défense et notre armée de Terre sont confrontés, pour être en mesure de répondre aux menaces qui se dessinent.

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Au début de la guerre, et presqu’indépendamment des succès et revers tactiques de part et d’autre, nous avons pu observer comment les protagonistes se sont mutuellement détruits ou endommagés, chacun l’équivalent de l’armée de Terre française, en à peu près deux mois. Ces combats, et ceux qui les suivent depuis, nous rappellent que dans ce type de guerre, les volumes de forces en présence et la densité des systèmes de détection et de neutralisation ont un effet égalisateur, y compris face aux meilleures performances en termes de furtivité et de protection. Les armées qui veulent pouvoir affronter ce type d’engagements doivent donc disposer d’un environnement industriel capable de réparer et produire de fortes quantités de véhicules de combat.

Mais la seule masse ne suffit pas. Ou du moins ne doit-elle pas être opposée à la technologie. L’exemple de l’artillerie nous montre que face à un parc d’obusiers russes beaucoup plus volumineux, les Ukrainiens réussissent à compenser ce rapport de force défavorable grâce au système CAESAR[1] qui, dans un concept d’emploi permettant d’échapper à la contre-batterie, allie les performances du système d’artillerie à celles de la mobilité du porteur. Ces performances sont le fruit de technologies très poussées dans les domaines considérés.

De la même manière, le besoin en transports de troupes protégés, en masse et à bas coûts, pour remplacer les dommages de guerre et transporter les effectifs des mobilisations successives, a naturellement orientés les Ukrainiens dans les premiers mois de la guerre vers des adaptations à partir de plateformes civiles sur étagères. Après deux ans de combats, ils réorientent leurs choix vers des plateformes militarisées spécifiques, à coûts maîtrisés mais plus performantes, parce qu’intégrant davantage de technologies adaptées aux conditions d’emploi.

On peut même observer qu’une bonne conception traverse les années quand les équipements sont employés à ce pour quoi ils avaient été conçus. Ainsi du VAB[2], qui remporte un franc succès auprès des forces ukrainiennes pour son excellente mobilité opérative sous protection de la ferraille du champ de bataille, pour atteindre la zone du combat débarqué.

Les capacités industrielles requises pour affronter ce type de combats de masse doivent donc permettre de produire et réparer, en quantité, des équipements de conception simple et efficace, et dont la technologie pourra conférer un avantage opérationnel décisif. Cette technologie devrait idéalement être juste suffisante, mais nous savons bien qu’il est difficile de prévoir, à un an ou deux, l’état de l’art chez l’adversaire, et que la course entre l’épée et la cuirasse est permanente.

Le défi pour l’appareil de défense terrestre revient donc à répondre à la question : comment permettre à l’industrie d’être en mesure d’augmenter, à la demande, ses cadences de production et de réparation des équipements nécessaires ?

Les mesures prises depuis deux ans, à la fois dans le cadre de la LPM[3] 2024 – 2030, et dans l’action du ministère, constituent un début de réponse à cette question. Mais cette réponse serait insuffisante si elle restait en l’état.

La prise de conscience médiatique de la guerre à nos portes ne s’est pas traduite par une mobilisation économique de nos sociétés, et nous sommes toujours dans un système de flux, là où la capacité de réaction industrielle est fondée en grande partie sur la disponibilité de stocks de matières et de composants. L’article 49 de la LPM vient prendre en compte cette difficulté, en permettant à l’État d’imposer la constitution de stocks stratégiques aux industriels, après dialogue entre les deux parties.

Mais il importe également que les lignes d’assemblage soient actives, tant pour des raisons d’outillages, que de ressources humaines et d’organisation. En annonçant en janvier 2024 la production de 72 canons CAESAR jusqu’à début 2025, le ministre des Armées a lancé une initiative permettant de réunir les conditions nécessaires pour une augmentation de la production, et donc pour établir les prérequis d’une démultiplication si besoin était. La question subséquente est celle de la pérennité d’une telle mesure, dont l’efficacité cessera si rien ne vient relancer ce niveau de production – d’où les inlassables efforts industriels et étatiques à l’export. Il faut aussi noter qu’en l’absence de commandes fermes suffisantes au moment de l’annonce, cette initiative a nécessité un très fort engagement de l’industrie, engagement que la Nation était en droit d’attendre, mais aussi une grosse prise de risque, ce qui est toujours beaucoup plus délicat à gérer dans la situation économique et financière normale « de temps de paix » qui prévaut en France aujourd’hui.

Cette initiative est saluée par l’industrie, qui met tout en œuvre pour son succès. Mais il faut être conscient qu’elle ne concerne que l’artillerie Sol-Sol, alors que bien d’autres capacités terrestres sont requises pour contrer les menaces.

Pour répondre à la question de l’accélération et des coûts, on peut être tenté de chercher à changer de modèle : les entreprises assurant la maîtrise d’œuvre industrielle (MOI) de notre BITD[4] ont une taille qui les empêcherait d’avoir la réactivité nécessaire, et des coûts de structure qui surenchériraient leurs activités de recherche et de développements, et de production ; en prenant exemple sur ce qui peut se pratiquer pour les mini-drones, la solution serait alors à rechercher du côté des PME et des start-ups, pour obtenir rapidement des équipements à bas coûts et répondant au besoin immédiat. Une telle approche occulte cependant le fait que ce sont bien souvent les spécifications demandées qui allongent la durée des programmes d’armement, et que toute production nécessite des moyens financiers importants ; inversement, toute entreprise sait fournir rapidement ce qu’elle a sur étagère, et approvisionner en flux si elle en a les moyens financiers.

Enfin, il faut aussi bien considérer que tout passage à l’échelle se traduit d’une manière ou d’une autre par la mise en place d’un outil industriel, avec ses processus et ses procédés, en particulier quand le reste de l’économie n’est pas en guerre et qu’il faut trouver les composants sur le marché. Il y a par ailleurs nécessité d’un suivi dans la durée (maîtrise technique) si les équipements sont appelés à rester en service un certain nombre d’années. C’est bien là le rôle des MOI.

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En ce qui concerne les besoins capacitaires d’une guerre de masse, certains posent un problème. Par exemple, le volume de nos 200 chars Leclerc ne permettrait de tenir que quelques semaines dans un conflit de type ukrainien. Il faut donc augmenter significativement le budget d’équipement pour permettre à l’armée de Terre de retrouver de l’épaisseur. Un objectif de 3 % du PIB à consacrer à la Défense semble devenir dorénavant nécessaire pour répondre à la menace.

Mais la seule commande publique nationale n’y suffira pas. Dans cette optique, il est très regrettable que la proposition d’inscription du CAESAR à l’EDIRPA[5] en juillet dernier par la France, l’Estonie et la Croatie n’ait pas été couronnée de succès. Pour la suite, il faudra veiller à ce que les futures subventions européennes pour des acquisitions communes, d’ores et déjà prévues dans le cadre d’EDIP[6], ne soient pas détournées par certains pour faciliter l’acquisition d’équipements de conception extra-européenne. Le changement d’administration aux États-Unis doit être aussi envisagé sous l’angle des risques qui augmentent dans ce domaine.

Par ailleurs, pour alimenter le flux de base nécessaire à une possible montée en puissance, les exportations ont bien évidemment toute leur place. En accompagnement des efforts permanents de l’industrie, l’État doit poursuivre son action volontariste, à la fois par son dialogue avec les États étrangers, y compris dans des Accords Inter-Gouvernementaux, mais aussi par l’affirmation répétée du caractère éminemment régalien de ces ventes[7]. L’État le pratique depuis longtemps avec succès dans les domaines aérospatial et naval, où l’acquisition d’équipements français est mise en regard du soutien qu’apporte la France à ses partenaires stratégiques. Une même approche mériterait d’être davantage marquée dans le domaine des équipements terrestres, en particulier en Europe où l’armée de Terre contribue significativement à la réassurance de pays alliés. Cela commence à être le cas pour les missiles, les munitions, les drones, le CAESAR et le VBCI. Il faudrait l’étendre au-delà, pour les véhicules blindés des segments légers et médians par exemple, où la demande est forte et la concurrence extra-européenne extrêmement rude.

Une autre piste à considérer est celle que l’État avait emprunté ponctuellement au début de ce siècle, en acquérant des quantités symboliques d’équipements sur étagère (CAESAR, Aravis), permettant ainsi d’en lancer la carrière à l’international ; les réflexions en cours au sein de l’armée de Terre et de la DGA sur les modèles possibles d’acquisitions pourraient tout à fait s’inspirer d’une telle approche. Le segment des robots terrestres constituerait sans aucun doute un bon point d’application.

Une autre piste, problématique compte tenu de la situation de nos finances publiques, est le modèle des FMS[8] américaines, puisqu’elles permettent d’entretenir les lignes de production en constituant, sur commande étatique, des stocks de véhicules disponibles pour des cessions onéreuses aux partenaires stratégiques, à prix et délais maîtrisés. À défaut de pouvoir la concrétiser dans l’immédiat, c’est une piste à laquelle nous devons continuer de réfléchir.

Enfin, le nerf de la guerre reste l’argent, et il faut aussi questionner de nouveau les possibilités de financement de l’industrie de défense par le secteur bancaire privé. Les pistes ouvertes par la Banque Européenne d’Investissement méritent d’être approfondies. Sous un angle différent, l’idée de placements labellisés ou de livrets d’épargne Défense est à développer.

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Dans ce sujet complexe, on voit bien que la réponse est à apporter par tous les acteurs, dans un souci constant de maintenir la charge des lignes de production, et donc les chaînes d’approvisionnement amonts, à un niveau seuil permettant de passer rapidement à l’échelle en cas de besoin. Ce besoin pourra être ponctuel, pour soutenir un partenaire stratégique, ou de plus longue durée si l’armée de Terre française est directement engagée. Il sera très probablement suivi, à un moment ou à un autre, par un retour au niveau seuil d’origine, et le système doit donc être en mesure d’absorber de telles fluctuations. C’est là une application concrète du concept d’économie de guerre dont on a beaucoup parlé depuis deux ans.

Mais on comprend bien qu’il y a une très forte dimension financière et budgétaire dans cette équation, ce qui n’est pas nouveau. Pour disposer d’un outil industriel de défense terrestre capable de répondre aux besoins liés au changement stratégique, il faudra viser l’objectif de 3 % du PIB à consacrer à notre défense, et collectivement trouver de nouvelles opportunités dans les modes d’acquisition, la manière de soutenir les exportations, et l’exploitation des possibilités de financements européens.


NOTES :

  1. CAmion Equipé d’un Système d’ARtillerie.
  2. Véhicule de l’Avant Blindé.
  3. Loi de programmation Militaire
  4. Base industrielle et technologique de défense
  5. European Defence Industry Reinforcement through common Procurement Act : instrument de remboursement partiel des Etats, par la Commission européenne, des acquisitions d’équipements à au moins 65% de part européenne, quand elles sont réalisées en commun.
  6. European Defence Industry Programme, projet de règlement de la Commission européenne qui rentre actuellement en trilogue (Commission, Parlement européen et Etats membres) avant adoption finale.
  7. À cet égard, face aux velléités de certains partis voire États membres de l’UE, le contrôle des exportations de défense doit impérativement demeurer une prérogative nationale souveraine.
  8. Foreign Military Sales, parfois couplées avec le Foreign Military Financing qui consiste à consentir un prêt fléché vers l’acquisition des équipements américains des FMS.
CERCLE MARÉCHAL FOCH
CERCLE MARÉCHAL FOCH
Le Cercle Maréchal Foch est une association d’officiers généraux en 2e section de l'armée de Terre, fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. Le CMF est partenaire du site THEATRUM BELLI depuis 2017. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).
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