dimanche 21 juillet 2024

Dissuasion conventionnelle et nucléaire : Spécificités et complémentarité

Pour le GCA (2S) Jean-Paul Perruche, il n’y a pas lieu d’opposer le nucléaire au conventionnel. Ces deux types de moyens sont complémentaires et indispensables à un pays qui entend conserver une autonomie stratégique.

Généralités sur la dissuasion

« Dissuader c’est faire renoncer quelqu’un à son intention de faire quelque chose » nous dit le Larousse. Il s’agit donc d’un concept très large qui s’applique à de nombreux domaines de la vie.

Sa crédibilité dépend de certaines conditions qui valent pour toutes les formes de dissuasion. Un conflit étant l’opposition de deux volontés contradictoires par rapport à un enjeu, la dimension psychologique est centrale dans la dissuasion et s’articule autour des notions de rationalité, de détermination, de prévisibilité et de proportionnalité :

  • Rationalité : la menace de pertes humaines n’a de prix que chez ceux pour qui la vie a un prix. Il faut que le mode de raisonnement et de fonctionnement de chaque acteur soit compréhensible par l’autre ;
  • Détermination : pour que le discours dissuasif soit crédible, il doit se trouver en accord avec des capacités d’action réalistes et perçues comme telles. La détermination se mesure au niveau des États d’abord par la personnalité du chef d’État responsable de la décision, mais aussi par l’adhésion de l’opinion publique ;
  • Prévisibilité des actions : une attaque surprise rend caduque la dissuasion puisqu’elle induit une réaction en représailles qui oblitère la stratégie de non-emploi ;
  • Proportionnalité : une adaptation est nécessaire des modes de dissuasion aux cas de figure auxquels ils s’appliquent. Il doit y avoir correspondance entre la nature de la menace et l’importance de l’enjeu.

Pour être efficaces, les modes d’action dissuasifs peuvent jouer sur plusieurs leviers :

  • La rhétorique, en montrant à un adversaire que les bénéfices qu’il escompte d’une action ne correspondront pas à ses attentes ;
  • L’intérêt, en lui offrant des avantages en échange de son renoncement ;
  • La menace de coercition, en lui signifiant que les dommages qu’il va risquer ou endurer en la réalisant seront supérieurs aux bénéfices escomptés.

Il faudra parfois jouer sur les trois leviers simultanément ou séquentiellement en veillant à la cohérence entre eux.

Dans le domaine de la Défense, la dissuasion opère à partir de facteurs objectifs (forces militaires, capacités de réaction, résilience des opinions publiques…) mais aussi de facteurs psychologiques (perception des capacités de l’adversaire,
communication…).

Toute forme de dissuasion, conventionnelle comme nucléaire, repose sur le concept de crédibilité. L’adversaire doit être certain que son action sera suivie d’une punition (dissuasion par représailles), ou qu’il ne pourra atteindre son objectif et qu’il est donc inutile de la mettre en œuvre (dissuasion par interdiction).

Pendant la Seconde Guerre mondiale, cette certitude a empêché le Royaume-Uni, les États-Unis, la France et l’Allemagne d’utiliser leurs armements chimiques, alors qu’ils en disposaient, par crainte de représailles de même nature sur leurs propres populations.

Caractéristiques de la dissuasion conventionnelle et nucléaire

Il ne faut pas espérer réaliser par des moyens conventionnels l’effet dissuasif que l’on obtiendrait par des moyens nucléaires.

« Avec le nucléaire, la dissuasion est devenue une stratégie. La dissuasion conventionnelle n’a jamais été une stratégie au sens strict du terme, c’est à dire un corpus de règles et d’options au bénéfice d’un objectif politique » souligne Bruno Tertrais[1].

Le conventionnel peut dissuader des actions, mais le nucléaire empêche la guerre en la rendant déraisonnable. La différence entre dissuasion conventionnelle et nucléaire est que les conséquences de l’emploi d’armes conventionnelles sont
toujours perçues comme supportables par les parties (cf. le bombardement de Dresde en 1945 a fait plus de morts que la bombe d’Hiroshima, mais n’a pas produit le même sentiment d’effroi, malgré l’usage massif de bombes au phosphore).

Avec les armes conventionnelles, les conflits peuvent toujours aller aux extrêmes (Clausewitz) tandis qu’avec le nucléaire, les conséquences prévisibles dépassent toujours l’enjeu d’un conflit. Ces armes sont donc à priori dissuasives lorsque des intérêts vitaux sont en jeu (sauf en cas de comportement suicidaire). C’est pourquoi les armes nucléaires sont considérées comme des armes de non-emploi, tandis que les armes conventionnelles demeurent des armes de supériorité par l’emploi.

L’emploi d’armes nucléaires miniaturisées ou à effets réduits (bombes à neutron) est parfois envisagé, mais n’a jamais eu lieu jusqu’ici tant le risque d’engrenage nucléaire est fort.

La notion de « suffisance des moyens » (stratégiques ou opératifs), n’a pas non plus le même sens selon que l’on parle d’armes nucléaires ou conventionnelles. Avec le nucléaire, le nombre et la qualité des armes sont directement associés à une capacité de destruction assurée et non à une supériorité sur l’adversaire (cf. le concept français). Comme le dit André Dumoulin[2] dans « le concept de suffisance », « le conventionnel possède, au contraire du nucléaire, une fragilité dissuasive ». Ce dernier réfute notamment les thèses sur la « dissuasion conventionnelle » comme substitut à la dissuasion nucléaire. « Il y a notamment, en matière conventionnelle, une incertitude sur les effets, qui n’existe pas, en matière nucléaire. Le nucléaire relève de l’effet psychologique : c’est la notion de dommages inacceptables, qui n’est pas transposable au conventionnel ». Dès lors, il paraît pour le moins inapproprié d’appliquer le principe de suffisance aux forces conventionnelles, au moins au niveau stratégique.

En outre, s’agissant du coût de la dissuasion nucléaire, et de ses conséquences sur l’acquisition de capacités conventionnelles, il est clair que le retour sur investissement d’une dissuasion nucléaire crédible (qui évite une guerre majeure sur notre sol) est sans égal avec celui d’un équipement conventionnel de quelque dimension qu’il soit.

Toutefois, pour rationaliser la crédibilité de représailles nucléaires, l’emploi de forces conventionnelles constitue le premier stade possible d’une gradation de la dissuasion (comme pendant la guerre froide), de même que l’éventualité d’un ultime avertissement précédant les frappes massives.

Il faut cependant distinguer les cas où conventionnel et nucléaire agissent en complément et ceux où seule une dissuasion conventionnelle est appropriée. Il y a de nombreux cas où la dissuasion nucléaire ne peut pas jouer, comme dans le cas de conflits armés hors de notre territoire, contre des pays non nucléaires ou contre des menaces hybrides et où une dissuasion ne peut être recherchée que par des moyens conventionnels.

C’est pourquoi l’analyse de scénarios possibles d’affrontements de haute intensité dans ces situations est indispensable pour faire correspondre nos capacités conventionnelles à nos ambitions. Contrairement à la dissuasion nucléaire, qui est un dernier recours et ne s’envisage qu’en cas de menace mortelle contre des intérêts vitaux, la dissuasion conventionnelle peut s’envisager à différents niveaux avec des moyens différenciés.

Dans la plupart des cas, la dissuasion conventionnelle ne s’obtiendra pas par le seul engagement de moyens exclusivement militaires, mais ne peut fonctionner sans capacités d’action militaires appropriées. En l’absence d’un rapport de forces militaires, les sanctions économiques contre la Russie après son intervention en Crimée, ne l’ont pas dissuadée de poursuivre ses déstabilisations dans le Donbass, ni de s’engager au côté de Bachar el-Assad en Syrie.

L’efficacité de la dissuasion conventionnelle dépend des situations, de la nature des confrontations et des rapports de forces.

Dans la gestion des crises, elle ne fonctionne qu’en cas de perspectives d’améliorations pour les parties au conflit. Cela passe toujours par une solution politique. La plupart du temps, c’est à une force internationale (neutre, sous mandat de l’ONU…) qu’il revient de l’imposer en dissuadant simultanément les acteurs du conflit.

En Bosnie-Herzégovine, c’est la mise en œuvre des Accords de Dayton qui a mis un terme à la guerre civile notamment entre Bosno-Serbes et Bosniaques musulmans. L’effet dissuasif a été obtenu par :

  • Le déploiement d’une force puissante de l’OTAN (50 000 hommes) sous chapitre 7 ;
  • L’établissement d’un corridor de séparation inter-ethnique ;
  • La création d’une cour pénale internationale pour traduire les auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité ;
  • Un soutien financier (aide au développement) ;
  • Une mission complémentaire de police ;
  • Et l’aide à la mise sur pied d’institutions démocratiques pluriethniques.

À quelques incidents près, la dissuasion conventionnelle a bien fonctionné jusqu’ici, sans pour autant que la question de la stabilité du pays soit durablement réglée.

Il ne faut pas attendre de la dissuasion conventionnelle ce qu’elle ne peut fournir. Avec leur statut d’unique hyperpuissance conventionnelle et tout leur arsenal militaire, les États-Unis n’ont pas dissuadé les Talibans, ni les terroristes djihadistes de tout poil. Ils n’ont pas non plus dissuadé l’Iran, ni la Corée du Nord de poursuivre leur programme nucléaire.

En synthèse

Dissuasion nucléaire et capacités de dissuasion conventionnelle sont indispensables et complémentaires pour un État qui veut garder son autonomie stratégique. Elles ne sont toutefois pas de même pied : une dissuasion nucléaire crédible protège les intérêts vitaux d’un pays, y compris contre des puissances supérieures et prévient les guerres de haute intensité entre pays dotés. Sa crédibilité repose sur des capacités de mise en œuvre sans faille (détermination et réactivité du décideur) et techniques inviolables, ce qui interroge sur la garantie offerte par des puissances nucléaires à des pays qui ne le sont pas ?

Alors que les rapports de forces semblent de plus en plus se substituer à la coopération internationale, il est à prévoir que les conflits du futur prendront des formes nouvelles, pouvant s’affranchir du plafond nucléaire. C’est pourquoi les capacités conventionnelles joueront un rôle dissuasif plus important dans le futur, à apprécier en fonction des ambitions et des moyens de les atteindre, des rapports de forces et des situations particulières.

Article issu du dossier 27 du G2S « Dissuader aujourd’hui ou comment prouver sa détermination »

NOTES :

  1. Colloque Palais Bourbon 26/10/2015 : « Quelle dissuasion en l’absence d’arme nucléaire ? »
  2. Chercheur, Professeur à l’université de Louvain la Neuve.

CERCLE MARÉCHAL FOCH
CERCLE MARÉCHAL FOCH
Le G2S change de nom pour prendre celui de Cercle Maréchal Foch, tout en demeurant une association d’anciens officiers généraux fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. En effet, plutôt qu’un acronyme pas toujours compréhensible par un large public, nous souhaitons inscrire nos réflexions sous le parrainage de ce glorieux chef militaire, artisan de la victoire de 1918 et penseur militaire à l’origine des armées modernes. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).
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