Dans notre pays, la préparation d’une loi de programmation militaire [LPM] s’accompagne d’un intense travail de réflexion préalable qui, de l’analyse de l’environnement international à l’apparition de nouvelles technologies en passant par la caractérisation des conflits futurs, inspire et structure notre niveau d’ambition en matière de défense et de sécurité et justifie les choix budgétaires qui, six années durant, vont nourrir l’adaptation capacitaire de nos armées aux nouveaux enjeux.
Ainsi, la LPM 2024-2030 conforte-t-elle le caractère global de la défense française et sa vocation à intervenir en tout lieu et sur tous les secteurs qui, de près ou de loin, touchent à la souveraineté et à la sécurité de notre pays élargies au continent européen. Elle est aussi fortement marquée par le conflit ukrainien qui consacre le retour de la haute intensité sur le sol européen. L’ambition d’un modèle d’armée complet reste intacte, s’élargissant aux nouveaux espaces de conflictualité que sont l’influence (érigée en sixième fonction stratégique), les potentialités offertes par l’espace exo-atmosphérique et l’intelligence artificielle, le cyberespace et les drones.
Durant ce long travail de maturation, le monde trace sa route et la réalité géopolitique de 2024 ne correspond plus tout à fait à celle de 2022. Il y a par conséquent un impératif de souplesse dans la mise en œuvre de cette LPM pour répondre au mieux, via un processus permanent d’ajustement de la ressource aux enjeux du long terme comme aux exigences du court et du moyen termes, avec un équilibre subtil à retrouver entre grand large, nouveaux espaces de conflictualité et affrontements de haute intensité.
Cette réalité banale nous rappelle également que l’effectivité d’une LPM réside moins dans les termes du texte voté par les deux assemblées que dans la réalité du volume de ressources et de leur affectation fixés annuellement par chaque loi de finance. C’est par ce biais que l’exécutif comme le Parlement devront veiller, d’une part, à maintenir le niveau d’ambition budgétaire initial et, d’autre part, à affecter au mieux la ressource pour répondre de la manière la plus adaptée aux défis sécuritaires posés par un monde de plus en plus enclin à s’affranchir des outils de régulation internationale qui ont prévalu jusqu’à une période récente.
Quatre sujets requièrent à cet égard une attention soutenue et pourraient, le cas échéant, inspirer des adaptations au scénario de la LPM 2024-2030 :
- La guerre en Ukraine qui s’installe dans la durée avec des conséquences toujours incertaines et qui n’a sans doute pas encore livré tous ses enseignements ;
- Une stratégie africaine à refonder, car il est illusoire de penser que la France pourra faire comme si ce continent, sa puissance démographique, son poids politique dans les instances internationales et son potentiel économique n’existaient pas ;
- Le regain de tension au Moyen-Orient qui, non content de faire peser la menace d’une grave déstabilisation du bassin méditerranéen essentiel à nos échanges, ramène sur le devant de la scène le spectre d’actions terroristes de masse sur le territoire national ;
- L’Union européenne dont la politique de sécurité et de défense commune progresse à pas très lents et dont la dépendance à l’égard de l’OTAN ne se dément pas avec, en toile de fond, une coopération franco-allemande anémique.
Le conflit ukrainien, marqué par la transparence du champ de bataille et l’hyper létalité des armements, a consacré l’émergence de nouvelles capacités militaires ou, pour être plus précis, de nouvelles combinaisons de solutions techniques ainsi que l’affirme le chef d’état-major des armées ukrainien dans un entretien accordé fin octobre 2023 au journal « The Economist ». La supériorité tactique passe d’ores et déjà par une redécouverte modernisée de capacités anciennes, mais plus ou moins oubliées, contre-batterie, guerre des mines et défense sol-air, combinées aux apports technologiques les plus récents de la robotique, de la guerre électronique et des drones.
Le conflit israélo-palestinien nous rappelle aussi quelques vérités simples. Tout d’abord, comme en Ukraine, l’importance du contrôle effectif du terrain. Après Marioupol et bien d’autres combats moins médiatisés qui ont confirmé la persistance des affrontements dissymétrique, Gaza conforte la réalité de la guerre asymétrique dans un milieu urbain grand consommateur de nouvelles technologies mais également gourmand en capacités militaires terrestres pour conquérir, contrôler, reprendre l’ascendant afin, le moment venu, de créer les conditions d’un retour à la paix. Il y a là matière à réflexion sur le rôle, la place et le format de notre modèle terrestre dans l’économie générale de notre dispositif de défense et de sécurité. Passer sans solution de continuité de la guerre asymétrique à la guerre de haute intensité requiert la maîtrise de savoir-faire que peuvent seuls garantir des normes d’entraînement particulièrement exigeantes et des équipements agiles et durcis dont le financement devra être garanti si l’on veut pleinement intégrer les enseignements de l’Ukraine et de Gaza.
Dans le même ordre d’idée, le conflit israélo-palestinien met aussi en lumière l’indispensable double-capacité de prévention et de réaction face à des opérations terroristes d’ampleur (le nombre de victimes israéliennes rapporté à la population française équivaudrait à 8 500 morts environ). On mesure dès lors combien le concept de réserve opérationnelle, consubstantiel aux conditions dans lesquelles l’État d’Israël a été créé, peut trouver en France une nouvelle preuve de sa pertinence. Si le modèle n’est pas transposable en l’état dans notre pays, notamment parce que TSAHAL repose en partie sur une conscription obligatoire, il pourrait néanmoins inspirer notre politique en la matière et justifier des financements qui, pour être ambitieux dans notre nouvelle LPM, ne suffiront sans doute pas à garantir le niveau capacitaire et la réactivité requis pour permettre à notre réserve de jouer pleinement son rôle.
Renfort indispensable à l’armée d’active depuis plusieurs années, cette réserve opérationnelle va jouer un rôle clé dans la sécurisation des jeux olympiques de Paris 2024 et devrait, à l’avenir, prendre une part croissante dans la résilience de notre pays. Si doubler les effectifs de la réserve opérationnelle pour la porter à 48 000 soldats constitue d’ores et déjà un défi de taille pour la LPM 2024-2030, la former, l’instruire, l’équiper et l’entraîner selon des normes que le relèvement de la dureté des engagements opérationnels tout autant que l’accroissement du niveau des technologies mises en œuvre rendent encore plus exigeantes, demandent des ressources budgétaires dont le volume devra être annuellement réévalué à l’aune de l’ambition initialement affichée. C’est une question de crédibilité pour un outil indispensable à la crédibilité de la défense française.
Plus au sud, la succession de coups d’État en Afrique subsaharienne a mis à mal l’effort des Européens pour une action coordonnée face à la menace islamiste en région sahélienne et placé la France dans la nécessité de revisiter sa politique globale à l’égard de ce continent avec lequel nous devront, nolens volens, maintenir un lien de coopération selon des modalités nouvelles. Pour l’armée de terre, cette posture de prévention et d’influence dans un contexte marqué par une réorientation substantiellement élargie des priorités stratégiques vers d’autres régions et pour d’autres types d’engagements potentiels, se présente comme un défi humain autant que capacitaire qui, pour être relevé, requiert beaucoup d’anticipation, non moins de réactivité et, sans doute aussi, des ajustements budgétaires en cours de LPM.
La politique de défense et de sécurité commune (PSDC) demeure, pour sa part, encore très limitée dans ses ambitions et capacités d’action. Des processus complexes le disputent à des cultures militaires très contrastées, voire des tropismes sécuritaires opposés. Les instruments et initiatives de toutes natures fleurissent, mais ne sont pas toujours très clairs dans leurs objectifs et modalités. Dans ce paysage, la France fait figure de partenaire proactif, jouant un rôle clé dans l’élaboration de la boussole stratégique et la coopération stratégique euro-africaine (vison commune 2030). Aller plus loin suppose, à l’instar de l’OTAN, des actions de coopération concrètes plus nombreuses et plus ambitieuses, notamment en matière de combat aéroterrestre dans l’éventualité, certes mince mais non nulle, d’une forte réduction de la contribution américaine au financement de l’OTAN.
En outre, l’Ukraine a accentué la différence d’approche industrielle en matière d’armement entre la France et l’Allemagne. Là où celle-là souhaiterait une base industrielle et technologique de défense (BITD) renforcée et la mise en place de coopérations structurantes, celle-ci privilégie, dans l’urgence née de l’invasion russe, l’achat sur étagères chez son allié américain pour moderniser un modèle devenu obsolète. Les programmes conjoints de défense en matière de blindés (programme MGCS) ou d’avions de combat (programme SCAF), sont embourbés dans d’incessantes querelles politiques et industrielles, sans compter l’abandon du projet d’avion de patrouille maritime MAWS. En l’absence de volonté politique clairement exprimée, de coopération militaire franche et de réelles synergies industrielles, la dynamique franco-allemande s’épuise et risque de compromettre à sa suite la timide dynamique de la PSDC, tout en surenchérissant pour la France le coût de son autonomie stratégique en matière d’armement. La LPM devra là-aussi s’adapter à cette réalité politique et capacitaire, donc budgétaire.
Dans un tel panorama, chacun mesure l’importance d’agir au sol et près du sol dans un engagement interarmées marqué principalement par le contrôle du terrain. Chacun sait aussi le prix que nous avons dû payer pour n’avoir pas déployé de troupes au sol en Libye, laissant les groupes armés terroristes s’approvisionner dans les dépôts de munitions et d’armement du colonel Kadhafi. La guerre en Ukraine sert à son tour de rappel sur l’utilité d’une composante aéroterrestre solide. Gaza ne fait qu’enfoncer le clou. Dans les conflits contemporains marqués à la fois par le retour au combat de haute intensité et la persistance du combat asymétrique, une dimension urbaine plus exigeante que jamais, la capacité d’adaptation réactive de notre outil aéroterrestre demeure la clé de la crédibilité et de l’efficacité de notre outil de défense.
L’ambition française d’une puissance d’équilibres globale est légitime. L’effort maintenu sur notre dissuasion nucléaire en représente le pilier, et le souhait exprimé de rester un acteur qui compte dans la zone Indopacifique en constitue la part peut-être la plus innovante. Pour être crédible dans la protection de nos intérêts fondamentaux là-bas, en Afrique comme en Asie, il faudra d’abord s’assurer de notre capacité à protéger nos intérêts vitaux ici, en Europe, par des moyens classiques préalables à tout recours au nucléaire et indispensables à l’expression de notre solidarité transatlantique.
Le rôle et la place de la France au sein de l’Alliance atlantique (dont la zone d’engagement est clairement centrée sur le continent européen), dépendent en effet au premier chef du niveau de crédibilité de ses forces conventionnelles dans l’éventualité d’une conflagration dont nul, dans la configuration géopolitique actuelle, ne saurait raisonnablement contester la probabilité. Revendiquer le statut de nation-cadre dans une coalition de grande ampleur face à des acteurs de moins en moins inhibés suppose une grande attention apportée aux niveaux d’équipements, d’entraînement et de préparation opérationnelle dont le conflit ukrainien a montré toute l’exigence, et dont la force repose plus que jamais sur la constance et l’anticipation. La solidarité stratégique s’exprime d’abord sur les marches est du continent européen par un dispositif aéroterrestre résilient, car l’histoire nous enseigne que l’on gagne surtout par le contrôle du sol à protéger et/ou conquérir.
De même cette réalité interroge notre dissuasion nucléaire fondée, comme son nom l’indique, sur le principe de non-emploi en premier qui conditionne l’usage de la bombe à la détermination d’un niveau de menace adverse au-delà duquel le recours au feu nucléaire pourrait se justifier. C’est la notion de seuil d’emploi nucléaire. La détermination du niveau d’un tel seuil repose pour l’essentiel sur une capacité robuste d’engagement aéroterrestre classique destinée à évaluer de degré de résolution adverse. Autrement dit, plus ce dispositif aéroterrestre est efficace, plus le seuil d’emploi nucléaire augmente. Relativiser ce lien direct de cause à effet pourrait, de proche en proche et de manière insidieuse, justifier une certaine forme de banalisation du recours à l’apocalypse.
Gagner la guerre avant la guerre suppose également une capacité de dissuasion conventionnelle dont les déploiements aéroterrestres défensifs français dans le cadre de l’OTAN en Estonie (opération Lynx) et en Roumanie (opération Aigle) illustrent toute la pertinence. Le principal mérite de ces forces numériquement symboliques est d’envoyer à la fois un message politique de solidarité aux pays qui en font la demande, et un avertissement à tout agresseur potentiel de ces pays. Dès lors, chacun comprend bien l’équation pour une armée de terre aux ressources comptées mais engagée sur le territoire national métropolitain et ultramarin, en Europe, en Afrique, au Moyen-Orient et ailleurs. Cet équilibre s’avère délicat à tenir dans un contexte sécuritaire européen qui appelle pour l’heure à travailler en profondeur les fondamentaux de la guerre de haute intensité.
L’exécution de la LPM au fil des six lois de finances initiales (et quelques rectificatives) qui en scanderont la mise en œuvre devra faire preuve de suffisamment de stabilité pour renforcer nos fondamentaux et de l’indispensable souplesse pour garantir une adaptation réactive de nos capacités militaires dans un monde volatil et dangereux. Comme a pu le rappeler le général chef d’état-major de l’armée de Terre dans un post récent, « le rôle du militaire est principalement d’apporter la liberté d’action au décideur pour élargir le champ politique des possibles ». Cela passe d’évidence par une composante aéroterrestre complète sur le plan capacitaire et cohérente dans l’articulation des moyens consentis avec notre ambition nationale en matière de défense et de sécurité. C’est donc bien au fil des lois de finances initiales et rectificatives que devront s’effectuer les ajustements de cette alchimie technico-opérationnelle en perpétuel mouvement.
Parce qu’il requiert avant tout un système d’hommes élaboré servant des systèmes d’armes de plus en plus sophistiqués, le combat aéroterrestre est exigeant au plan budgétaire, complexe dans sa préparation qui appelle un haut niveau d’entraînement, souvent brutal dans son exécution. Il peut dès lors être tentant de relativiser la dimension humaine des combats modernes (que démentent l’Ukraine tout autant que le conflit israélo-palestinien) pour privilégier le tout technologique… or chacun sait bien que si l’on peut détruire à distance, on ne peut stabiliser et contrôler qu’au sol… cette règle d’airain appelle des choix budgétaires que chaque loi de finance devra au fil des ans intégrer afin d’ajuster au mieux les besoins de l’armée de terre aux ambitions de notre défense.
Général de corps d’armée (2S) Philippe Pontiès
Président du Cercle Maréchal Foch