L’apparition, le succès ou le déclin des « logies » (cette désinence qui signale une discipline ayant un champs spécifique comme psychologie, sociologie, écologie..) obéissent-ils à des lois aussi rigoureuses que l’objet qu’elles étudient ? Pour le domaine qui nous intéresse, la guerre et la paix, nous partons avec un double handicap ou avec double charge : il existe une polémologie et un irénologie depuis plusieurs décennies.
Nous sommes ici censés au mieux les réconcilier, au pire susciter une controverse qui permettra à chaque camp d’afficher ses apories et de cerner les vrais points de désaccord. Or il n’y a guère de camps ou de polémiques : nous voici dans une situation – ni guerre ni paix chez les chercheurs – où personne ne semble désireux d’en découdre. La question des dogmes, méthodes et ambitions de chaque discipline semble presque obsolète tant les participants semblent préoccupés d’autres, à commencer par l’évolution de la guerre.
Instincts et structures
Petit rappel. La polémologie fondée par Gaston Bouthoul se présente d’abord comme une sociologie de la guerre – la guerre comme fait social total récurrent et probablement universel – donc dimension de l’action humaine susceptible de dépendre de variables et variations, de cycles, de temporalités et, qui sait, d’explications. En arrière-plan, l’idée qu’une étude axiologiquement neutre permettra seule de comprendre, donc de prévoir, voire de prévenir.
Bouthoul et son école tendent à envisager la guerre comme réponse à des fonctions, éventuellement démographiques, et, dans tous les cas comme la traduction de pulsions. Le besoin de combattre précède le choix de l’objet à combattre. Bien entendu, la polémologie va au-delà d’une simple théorie de la nature humaine ou de l’agressivité, d’un instinct qui se déchargerait comme une chaudière trop pleine. Au fur et à mesure de son développement, la polémologie a évoqué bien des facteurs pour expliquer les montées de l’hostilité collective (la dimension collective est ici fondamentale), le choix de ses modalités et de ses cibles… Au fil du temps, la démarche interdisciplinaire des polémologues a tendu à s’éloigner de l’étiologie (pourquoi notre espèce tend à se massacrer collectivement, méthodiquement et pour des raisons qu’elle juge nobles) au profit d’une étude plus générale de facteurs liés à la montée de la violence. Jusqu’au point où certains travaux ont intégré l’étude statistique des violences routières au nombre des « indicateurs polémologiques »…
Peut-être sous l’influence de Julien Freund, sociologue du conflit par excellence, la discipline a fini par s’éloigner d’un modèle très « psy » (avec étude des « complexes belligènes » par exemple ou de la nature de l’animosité qui donne un objet à notre haine latente) pour un autre plus « socio » (pour ne pas dire passage du freudisme au freundisme et de la pulsion à la relation). Au passage, la notion de guerre a perdu de sa spécificité symbolique et historique, et s’intègre parmi les multiples formes de l’affrontement.
L’irénologie privilégie, elle, des causes externes, au poids des contraintes et nécessités qui engendrent une violence structurelle ou culturelle, et qu’elle envisage comme étouffement de potentialités humaines, si ce n’est comme aliénation comme on disait il y a quelques décennies.
Des structures hiérarchiques et des frustrations sont responsables de tensions ; la guerre comme violence ouverte n’est que la plus visible. En une sorte d’énumération des malheurs du monde, la guerre rejoint dans la longue liste de nos manques (non des trop pleins de nos instincts). Elle est un des symptômes, le plus grave, de l’inadaptation des conditions sociales aux potentialités de l’espèce. Là où la polémologie voit d’abord du désir ou de la dépense (consommation de forces psychiques et matérielles, mais aussi de vies humaines), l’irénologie voit sinon du défaut, du moins des déséquilibres et contraintes, des rapports de tension et de crise, des dominations, des exploitations, des causes structurelles. Elle cherche du côté de la frustration, d’une insuffisance, d’un élément de contrainte qui brimerait la réalisation de désirs somme toute légitimes. Plus environnementaliste, plus confiante en la nature humaine, l’irénologie tend plus naturellement à dissoudre la spécificité de la guerre au sein de toutes les dominations.
Dissolution de la guerre, perte de la paix
Chaque discipline a connu ses limites. Pour la polémologie, il n’est pas trop difficile de trouver les causes d’un échec relatif : trop liée à une personnalité, manquant de relais médiatiques et universitaires, mal connue du monde anglo-saxon, un peu top auberge espagnole… Son schéma semble trop complexe pour être facilement repris : il fait de la guerre la conjonction d’une pulsion collective, de circonstances qui en favorisent l’éclosion, de formations discursives qui la dirigent sur un objet et enfin d’un mécanisme stratégique : tout cela n’est pas très « vendable » en termes de marché des idées.
Pour l’irénologie, il nous semble qu’en posant dès le début l’idéal d’une paix dynamique (opposée à une paix passive) ou en condamnant une violence « structurelle », elle élargissait tant son objet quasiment confondu avec celui de la contrainte ou de l’inégalité au sens le plus large qu’elle se condamnait à une déploration ou dénonciation dont on voit mal ce qui aurait pu l’apaiser sinon l’avénement d’une société parfaite.
Dans tous les cas, plutôt que de choisir entre une guerre « éruptive » (résultant de pulsions et pressions) et une guerre réactive (traduction d’un déséquilibre plus profond), il nous semble plus urgent de revenir à l’objet même – la guerre – à son statut et à son devenir.
Il n’y a pas un collège militaire qui n’enseigne que la guerre « clausewitzienne », étatique, symétrique, distinguant bien civils, militaires et politiques, s’ouvrant si possible sur déclaration et se terminant idéalement par un traité de paix, cette guerre là a vécu. On en conviendra sans peine, d’autant que nous avons vu proliférer une multitude de vocables – guerre asymétrique, hors limite, de quatrième génération, etc. – qui tendent de rendre compte de ces mutations.
Cette remise en cause du schéma traditionnel est d’abord le fait du « fort » (qui tend de plus en plus à considérer la guerre comme une opération de police : la « projection de force » comme moyen de rétablir un ordre planétaire menacé et l’usage de la force armée, comme une des facettes d’une politique de sécurité globale). Quant au « faible », moins il a de chances de l’emporter de manière classique, plus il subit une incroyable disparité de moyens et de technologies, plus il doit inventer de méthodes de perturbation et de contournement, allant de la cyberattaque au terrorisme.
Il y a un enjeu sémantique : le fort tend à éviter le mot « guerre » (il pratique une « opération de construction de la paix » ou il s’attaque à des dictateurs et criminels extrémistes, non à des peuples ou à des États). Le faible, lui, ne souhaite rien tant que de voir reconnaître la dignité guerrière de son action – guerre du pauvre, guerre de libération, guerre dans le cyberespace… Le paradoxe de l’hyperpuissance, susciter plus d’ennemis qu’elle n’en supprime et offrir le flanc à des stratégies du chaos, se reflète bien là.
Lieu, temps, fin, acteur et arme
Mais la question ne renvoie pas seulement à la disymétrie extrême des forces d’où découlerait une asymétrie des rôles, elle touche aux fondamentaux même de la guerre qui sont :
- le lieu de la guerre qui suppose des notions comme zones en paix voire front et arrière ;
- le temps de la guerre qui déterminait autrefois l’alternance ancestrale des périodes de paix ou de guerre (symboliquement l’ouverture ou la fermeture des portes du temple de Janus) ;
- la finalité de la guerre : une violence organisée en vue d’une fin politique, qui se traduira dans la durée par une transmission historique (tel discours géopolitique prédominera sur tel autre, telle province appartiendra désormais à tel ou tel, et..) ;
- les acteurs de la guerre, ce qui décide de la séparation canonique entre ennemi public (combattu pour ce à quoi il appartient) et ennemi privé (que nous combattons pour ce qu’il est, pour ce qu’il nous a fait, pour ce qu’il a et que nous désirons lui prendre, etc.) ;
- les outils de la guerre.
Le lieu de la guerre nous renvoie, lui, à la notion de frontière. Selon une formule de Ratzel, la guerre consiste à transporter sa frontière sur le territoire de l’autre. Notion qui est remise en cause par l’extension du conflit à cinq espaces successifs – terre, mer, air, stratosphère, informationnel avec notamment le cyberespace sémantique et physique à la fois (puisque les terminaux et les lieux du dommage sont bien « quelque part »).
La métaphore classique de la guerre comme querelle de deux propriétaires sortant de leur « champ » (Spinoza, Hobbes…) devient moins compréhensible. La logique du « trans » et de l' »infra » s’impose et la conflictualité semble susceptible de se manifester partout (par exemple, dans le terrorisme, la cible, le symbole du système haï, est partout et peut être légitimement frappée en tout lieu tandis que la « base arrière » du terrorisme peut être visée hors de la zone dite de conflit).
La question du temps – ou bien nous sommes en guerre, ou bien nous sommes en paix – perd aussi de sa valeur. Les récents développements en Irak ou en Afghanistan montrent bien que vos ennuis commencent le jour où vous avez remporté la victoire militaire qui n’est pas une victoire politique. Renverser l’État adverse n’est rien, puisqu’il suffit qu’il constate qu’il a perdu, persuader la population qu’elle vit désormais en paix est tout. Les notions de guerre « perpétuelle » ou « sans fin » s’imposent, surtout après le 11 septembre, puisque le conflit n’a plus pour but de désarmer l’autre et de le priver de moyens au service de sa volonté politique, mais de désarmer l’hostilité elle-même. Les nuances sémantiques n’y font pas grand-chose : on peut passer de la « guerre au terrorisme » à la « lutte contre l’extrémisme violent » et du char Abrahms au drone « ciblant » des criminels, sans que change cette donnée fondamentale. La trilogie désarmer (priver l’autre de moyens), occuper (contrôler ou son territoire ou le territoire où il pourrait vous menacer) et contraindre (forcer la volonté de l’autre à reconnaître sa défaite voire son tort) ne fonctionne plus. La violence armée est devenue sporadique et éruptive.
La finalité de la guerre n’est pas moins problématique. Elle présume la notion de victoire : quand sait-on que l’on a gagné ? Une question facile lorsqu’il suffit d’obtenir la tête ou la reddition d’un chef, difficile à partir du moment où la quête de la victoire se transforme en opération rhétorique : persuader l’autre (et sans doute son opinion publique et l’opinion internationale) que l’affaire est faite. Le mot de Sloterdjik qui décrit l’art de la guerre comme celui d’une « sophistique armée » dont la logique de convaincre l’autre qu’il a tort (au moins au regard de l’Histoire et du rapport de forces) prend ici toute sa valeur ironique.
Là où la production d’images (guérilleros avec leurs trophées, foules proclamant le triomphe de leur cause en défilant dans la rue) a valeur probante, se révèlent les limites d’un usage de la force qui ambitionne de venir à bout de l’intention hostile elle-même (quand cette force n’est pas censée transformer l’autre à votre image, en bon démocrate, forcément pacifique).
La question de l’acteur se pose aussi : faire la guerre présuppose d’être, sinon une entité étatique souveraine, du moins le représentant d’une communauté. Un représentant assez légitime pour qu’un groupe humain lui délègue ce droit de tuer qui fonde le statut de la guerre. D’un côté, le fort pratique la dénégation : criminalisant l’adversaire, il veut l’abaisser au rang de fautif (il est bien connu que nous luttons contre des dictateurs et des extrémistes, non contre le peuples qui sont leurs premières victimes).
D’autre part, le faible est facilement saisi par une emphase guerrière qui lui fait facilement se proclamer « armée » ou « front » et prétendre changer l’histoire avec une poignée de Kalachnikov (ou une bande hackers).
La question de l’outil, enfin : qu’est-ce qu’une arme ? Les lourds dispositifs techniques, intendance comprise, par lesquels se distinguaient ces bizarres machines à convaincre que l’on nomme armes soulève d’autres difficultés.
Nous n’en prendrons que deux exemples. D’abord la recherche d’armes non létales. L’idée n’est pas nouvelle – elle date au moins des années 60 – mais elle se développe à mesure qu’il devient de plus en plus difficile de distinguer une opération strictement militaire d’une action de maintien de l’ordre.
Produits chimiques, ondes, pulsions électriques : des panoplies se développent dont le but est de rendre la violence « rhéostatique », modulable en fonction des besoins politiques (maîtriser une foule) et des contraintes cathodiques (éviter de produire des images de violence insupportable). D’où le paradoxe d’une arme qui vise à infliger le moins de morts possible tout en paralysant ou contrôlant les actions hostiles.
Second exemple : celui de la cyberattaque. On sait que le Pentagone, sans doute toujours hanté par le spectre de la grande attaque paralysante contre les infrastructures vitales (certains pensent au jour du « Cybergeddon », cyber + Armageddon), les range désormais parmi les « actes de guerre », donc susceptible d’entraîner une réponse par les armes, éventuellement classiques, certaines attaques par Internet.
Sans tomber dans les fantasmes de science-fiction (après tout, il n’y a jamais eu de cyberguerre et personne n’en est jamais mort…), il faut s’interroger sur ce glissement qui fait que des opérations qui servaient autrefois à préparer ou accompagner l’usage de force (en gros espionner, saboter, éventuellement agir sur la combativité adverse par la propagande) sont devenues essentielles. Ou comment l’offensive unique et suffisante pourrait remplacer ce « dialogue » de la contre-offensive, de l’alternance des attaques réciproques, etc.. dont l’enchaînement constituait une « guerre » jusque là.
Conclusion
À la fin de la guerre froide, beaucoup ont cru que la guerre serait limitée par deux tendances : conversion de la planète, ou d’une majorité de ses habitants aux valeurs démocratiques (et l’on ne cesse de répéter depuis Kant que les Républiques ne se font pas la guerre) et immense supériorité de l’hyperpuissance. Ce sont certes des facteurs qui ne jouent pas en faveur des conflits classiques entre États Nations (encore que…). Mais cette nouvelle donne n’a empêché ni la découverte de nouvelles fragilités exploitables par des agresseurs, ni la multiplication des motifs, y compris idéologiques, d’affrontement, ni la diffusion de technologies utilisables pour de nouvelles formes de luttes.
La guerre, ou le conflit, tendent à devenir hors limites dans tous les sens du termes : hors limite de temps et d’espace, hors limite de leurs instruments traditionnels, mais aussi hors la limite qui séparait la guerre d’autres formes d’affrontement politique, économique ou idéologique. La guerre se fait hybride, ce n’est pas une raison pour renoncer à la comprendre.
François-Bernard HUYGUE (1951-2022)