Dans La Révolte d’Israël, Menahem Begin, qui fut un des chefs de l’Irgoun, conteste que cette organisation de combat ait eu un caractère terroriste : Des gens qui n’étaient ni nos amis, ni nos ennemis, écrit-il, comme le correspondant du New York Herald Tribune se servaient aussi pour nous désigner de ce mot d’origine latine, soit parce qu’ils avaient subi l’influence de la propagande anglaise, soit par habitude. Nos amis, comme l’Irlandais O’Reilly, préféraient, ainsi qu’il l’écrivit dans une lettre, devancer l’histoire et nous désigner pat un mot plus simple, lui aussi d’origine latine : le mot « patriote ». (1)
Il va sans dire que Begin préfère cette seconde qualification. Suit un commentaire où il explique que l’essence même de la lutte menée par l’Irgoun était de libérer le peuple juif « d’un de ses complexes les plus nocifs : la peur. Historiquement, nous n’étions pas des terroristes. Nous étions à proprement parler des anti-terroristes ». (2)
Plus tard, le FLN entendra lui aussi refuser le même jugement porté sur ses actions : Le terroriste, dès qu’il accepte une mission, laisse entrer la mort dans son âme. C’est avec la mort qu’il a désormais rendez-vous. Le fidaï, lui, a rendez-vous avec la Révolution et avec sa vie propre. Le fidaï n’est pas un sacrifié. Certes, il ne recule pas devant la possibilité de perdre sa vie pour l’indépendance de la Patrie, mais à aucun moment il ne choisit la mort. (2)
Ni l’une ni l’autre de ces réfutations ne reposent sur des bases sérieuses. Le patriotisme est un sentiment. Le terrorisme est une méthode de lutte. Quoi qu’en pense Begin, il n’est pas incompatible d’être à la fois patriote et terroriste. L’argument selon lequel l’Irgoun aurait été historiquement « anti-terroriste » parce qu’elle poursuivait le dessein de libérer le peuple juif de la peur, est lui-même historiquement sans valeur. L’objet des terroristes russes, c’était justement d’arracher par les attentats le peuple russe à l’apathie, à la résignation, et à la peur.
L’argumentation FLN ne tient pas davantage. Il est historiquement faux de prétendre que le terroriste se sacrifie en même temps que sa victime, qu’il se précipite volontairement dans la mort. Il est seulement exact que certains terroristes russes étaient prêts à courir le risque d’accomplir leur mission coûte que coûte, fût-ce en y succombant. Ce qui les distingue plutôt des fidaï, c’est qu’ils sélectionnaient leurs victimes et évitaient en général de frapper aveuglément dans la foule. Kaliaev renonce une première fois à l’attentat contre le grand- duc Serge, de peur de tuer ou de blesser ses enfants. Le fidaï d’El Moudjahid n’y regarde pas de si près.
Cette double réaction n’en est pas moins pleine d’enseignement. Les hommes de la Narodnaïa Volia, du parti S.-R., Lénine, les Macédoniens, n’hésitaient pas à se proclamer terroristes, ou à justifier l’emploi de la terreur dans certaines circonstances historiques. Mais, de nos jours, aucune organisation révolutionnaire n’accepte cette étiquette, alors même qu’elle a recours à l’attentat. Le mot était autrefois brandi comme un sombre étendard. Aujourd’hui, il discrédite. Il est devenu le monopole des pouvoirs en lutte contre les organisations subversives, et les pouvoirs s’en servent pour marquer l’adversaire d’infâmie. Ainsi des Britanniques pour l’IRA, l’Irgoun ou le Groupe Stern ; des Allemands pour les organisations de Résistance ; du gouvernement français pour le FLN, puis pour l’OAS. Les pouvoirs n’entendent pas seulement perdre leurs adversaires aux yeux de l’opinion, ils veulent aussi installer la répression sur des bases juridiques : le terrorisme étant crime, c’est comme criminels que les terroristes doivent être traqués et châtiés. Ils ne forment que des bandes en armes, conduites par des meneurs. La réaction de ceux qui sont ainsi stigmatisés est d’affirmer au contraire qu’ils constituent une armée, que leur association n’est pas conjuration étroite, mais mouvement jailli des profondeurs populaires, que pris sur le fait, ils ont le droit d’être traités comme les combattants de n’importe quelle armée. Ainsi, c’est un des paradoxes de notre temps, que le terrorisme y soit si largement répandu et qu’il soit néanmoins nié comme tel par ceux qui l’emploient. Mais étant donné les moyens énormes de propagande dont disposent les pouvoirs, il est extrêmement douteux qu’aucune organisation secrète — révolutionnaire ou patriotique — ait la témérité d’affronter ce courant.
Ce fut le cas pourtant du frère jumeau de l’Irgoun, le Groupe Stern. Cette organisation se voulut essentiellement terroriste ; et il est vrai de dire que les recours à la terreur y furent beaucoup plus systématiques qu’à l’Irgoun.
Le Groupe Stern naquit d’une scission à l’intérieur de l’Irgoun, qui elle-même était née d’une dissidence par rapport à la Haganah — la milice d’autodéfense juive contre les Arabes — ces deux organisations s’opposant avec violence aux conceptions de la majorité du mouvement sioniste.
Pour les leaders du mouvement sioniste, comme Weizmann ou Ben Gourion, la création d’un État juif indépendant, à partir du foyer palestinien, institué en 1917 par la Déclaration Balfour, ne pouvait être réalisée que par étapes et à la suite de patientes négociations avec le gouvernement britannique. C’est pour répondre à ce besoin que fut créée l’Agence Juive, institution destinée à coopérer avec les Britanniques, et à régler pacifiquement avec eux les problèmes posés par l’installation des Juifs en Palestine. (4)
Les problèmes, certes, ne manquaient pas. A la veille de la guerre, les plus aigus concernaient les relations entre Juifs et Arabes, ces derniers se dressant avec une violence croissante contre l’installation des colons juifs. Aussi, à l’intérieur du mouvement sioniste, des divergences commencèrent à s’exprimer.
Déjà, en 1920, Jabotinsky avait fondé le mouvement sioniste révisionniste. Jabotinsky voulait obtenir immédiatement la création d’un État juif indépendant sur un territoire correspondant aux frontières historiques de la Palestine. Ce but, il en était convaincu, ne pouvait être atteint que si les Juifs étaient prêts à combattre pour cette indépendance, et à rendre coup pour coup aux raids de terreur que les Arabes dirigeaient contre les colonies juives. C’est pourquoi il fut un des premiers organisateurs de la Haganah.
Mais la Haganah entendait se limiter à un rôle d’autodéfense et de protection. Jabotinsky et ses disciples affirmaient qu’il ne suffisait pas de protéger les Kibboutzims ; il fallait porter la guerre chez l’ennemi, et pour chaque attentat exercer des représailles. C’est pourquoi, en 1937, Jabotinsky créa sa propre organisation de combat : l’Irgoun Zvai Leumi. (Organisation Militaire Nationale.)
L’Irgoun fut organisée selon les principes militaires que Jabotinsky avait déjà inculqués aux membres d’un mouvement de jeunesse fondé par lui, le Betar.
On y proscrivait sévèrement toute forme de laisser-aller. On ne devait pas s’affaler sur sa chaise, mais s’y tenir droit, les bras croisés, ou les mains posées sur les cuisses ; quand le chef de groupe appelait par son nom un adhérent, celui-ci devait se lever d’un bond et se figer au garde-à-vous jusqu’au commandement « Repos ! ». Si le chef donnait un ordre, l’interpellé devait saluer et répondre : « Kidvarecka » (Vous l’avez dit), etc.
Les Juifs libéraux considéraient avec effroi ces méthodes de dressage, et traitaient volontiers Jabotinsky de fasciste. Mais ce fut bien pis quand l’Irgoun, passant à l’action, commença à aller jeter des bombes dans les marchés arabes, ou à les déposer dans des cars qui transportaient des voyageurs, en manière de représailles au terrorisme aveugle des Arabes. Chacune de ces opérations était régulièrement suivie d’un communiqué destiné à la justifier. Et elles étaient toujours montées avec un soin minutieux. Dans son livre Le Groupe Stern attaque, Gerold Frank décrit ainsi un raid contre un cordonnier arabe qui avait jeté une bombe sur un marché juif : … On aurait dit une partie de basket-ball. Une demi-douzaine de garçons se réunirent près de la boutique. A un signal, l’un d’eux qui portait le revolver, le jeta à un second et s’enfuit ; le second visa, tira et courut dans la direction opposée tout en lançant le revolver à un troisième, qui se sauva par une autre route. Les autres s’éparpillèrent. En un instant on ne vit plus que des gosses qui s’élançaient dans toutes les directions, comme s’ils jouaient, un Arabe blessé qui sortait en chancelant de sa boutique, mais nulle arme, aucun agresseur en vue. (5)
Ce fut en 1939 que l’Irgoun lança ses plus graves actions de représailles. Au mois de février, le même jour, en l’espace d’une heure, des bombes furent jetées simultanément sur les marchés d’une demi-douzaine de villes : quantité d’hommes, de femmes ou d’enfants furent tués ou blessés. Les soixante minutes du 27 février, entre 6 h 30 et 7 h 30, furent réellement une heure terrible : bombes, mines, coups de feu dans les quartiers arabes, voitures assaillies, rails arrachés, trains qui déraillent. « Les Arabes, écrit Koestler, eurent pendant cette heure autant de morts et de blessés que les Juifs pendant les trois derniers mois. » (6)
Une large partie de l’opinion juive désavoua avec indignation ces meurtres en série. La Haganah fit largement répandre un tract qui rappelait la parole de la Bible : « Tu ne tueras point. » L’Irgoun riposta aussitôt par une autre citation : « Tu rendras vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, brûlure pour brûlure…»
En ce qui concerne la lutte contre les Arabes, il est donc incontestable que l’Irgoun eut recours à la terreur, qu’elle commença à s’affirmer par la terreur. Begin justifie cette action en rappelant que les agressions des Arabes duraient depuis près de vingt ans, et que les opérations de l’Irgoun firent perdre à ceux-ci l’initiative militaire. Mais à le lire on découvre aussi que le terrorisme de l’Irgoun eut une autre conséquence, bien plus importante : arracher le peuple juif à la peur.
Une nouvelle génération grandissait, écrit-il, qui tournait le dos à la peur. Elle se mit à combattre au lieu de supplier. (7)
Et, plus loin : Un peuple peut « penser », et pourtant ses fils avec leurs pensées et en dépit d’elles peuvent être transformés en troupeau d’esclaves ou en savon… Nous combattons, donc nous sommes. (8)
Ici, le terrorisme fut réveil, affirmation de soi, arrachement à la résignation millénaire.
Cette violence qui désormais tenait en respect les Arabes n’allait pas tarder, après la publication du Livre Blanc du gouvernement Chamberlain, à se tourner contre les Britanniques. Le gouvernement de Sa Majesté commençait à trouver que la situation devenait de plus en plus incommode dans cette Palestine, troublée par la guérilla permanente des Arabes et des Juifs. Mais ceux-ci n’étaient encore qu’une poignée, alors qu’on comptait des dizaines de millions d’Arabes, dans ce Moyen-Orient où la Grande-Bretagne avait tant d’intérêts à défendre. Au moment de la Déclaration Balfour, on avait pu croire à Londres que seule une infime minorité de Juifs consentirait à venir fertiliser des déserts, mais l’émigration vers la Palestine ne cessait pas. 450 000 Juifs s’y étaient maintenant établis. L’antisémitisme hitlérien ne pouvait que grossir ce flot, susciter chez les Arabes de nouvelles fureurs, et créer pour les soldats britanniques de nouveaux sujets de difficultés. Le Livre Blanc tirait la conclusion brutale de cette analyse. Pratiquement, il mettait fin à l’émigration.
Dans toute la Palestine juive, la colère fut grande. L’Irgoun, pour sa part, ne fut pas moins catégorique dans ses conclusions que le gouvernement Chamberlain ne l’avait été dans les siennes : les Anglais avaient cédé devant le chantage arabe et la preuve était faite que seule la violence payait. A partir de ces constatations, la conduite à tenir était simple : il fallait avoir recours aux mêmes méthodes que les Arabes, mais cette fois contre les forces de la Couronne. Le 17 mai 1939, jour de la publication du Livre Blanc, des manifestations de rues éclatèrent et les stations de la radio en Palestine juive furent bombardées. La riposte des Anglais fut prompte : en quelques heures, ils coffrèrent presque tout l’état-major de l’Irgoun et un peu plus tard son chef, David Raziel.
Abraham Stern eut la chance de séjourner à ce moment-là en Pologne, ce qui lui permit d’échapper provisoirement à cette rafle. Jabotinsky (lui-même aux États-Unis) l’avait envoyé en mission dans ce pays pour négocier avec le gouvernement la fourniture d’armes à l’Irgoun et l’entraînement militaire par des instructeurs polonais. Effectivement, au printemps 1939, une vingtaine de cadres de l’Irgoun, installés dans une ferme, furent initiés par des officiers polonais aux méthodes modernes de la guérilla. Apprenant l’arrestation en masse de ses camarades, Stern revint précipitamment en Palestine, où l’Irgoun quoique décapitée, poursuivait son action (cinémas arabes minés à Jérusalem, raids contre un village, sabotages d’installations anglaises, etc.) Mais, dès le 7 août 1939, sur renseignements fournis par un indicateur, Stern se fit prendre à son tour. Armée pour tenir tête aux Arabes, l’Irgoun, de toute évidence, ne l’était pas encore pour déjouer les recherches de la police.
Pour Raziel, comme pour Stern, la prison ne fut qu’une étape dans leur bref et tragique destin. Mais la guerre survenant sur ces entrefaites eut pour conséquence de les dresser bientôt l’un contre l’autre et de provoquer l’éclatement de l’Irgoun. L’Agence Juive proposa à la Grande-Bretagne de recruter une armée et de combattre à ses côtés. La plupart des chefs de l’Irgoun considérèrent aussi que le conflit mondial exigeait que les opérations anti-britanniques fussent suspendues jusqu’à la fin de la guerre. Ils ne tardèrent pas à être libérés du camp où ils étaient détenus.
Mais Abraham Stern ne voulait rien changer à sa ligne de conduite. Celui qui allait donner son nom à un petit groupe terroriste — il ne comprit jamais plus de deux cents membres — remarquablement actif, était un homme mince, au beau visage étroit, aux manières affables, à la voix douce. Ces apparences abritaient un caractère inflexible. Partisan comme Jabotinsky de la création immédiate d’un État juif, il allait encore plus loin que le maître dans l’extrémisme. A ses yeux, l’ennemi c’était la Grande-Bretagne et elle seule.
La guerre mondiale ne changeait rien à cet état de fait. Et, au milieu de l’hostilité générale, il maintint que la lutte anti-britannique devait être poursuivie avec la même vigueur. Selon Gerold Frank, il envisagea même d’entrer en contact avec le gouvernement hitlérien, pour lui proposer de déporter les juifs en Palestine plutôt qu’à Madagascar. (9)
A l’intérieur de tout mouvement clandestin, les conflits sur la ligne politique prennent instantanément un tour aigu. Stern accusa Raziel, libéré avant lui du camp d’internement, d’avoir conclu un pacte secret avec les Britanniques. L’Irgoun fut déchirée par ces affrontements. Invité à arbitrer la crise, Jabotinsky qui se trouvait alors aux États- Unis où il devait mourir peu après, donna raison à Raziel et invita Stern à se soumettre. Celui-ci refusa. La scission était consommée.
Seule une faible minorité épousa la cause sterniste. Ces hommes n’avaient pas d’armes, pas d’argent, l’opinion juive les désavouait, et, au mieux, les tenait pour complètement fous. Leur seul véritable atout, c’était leur dévouement fanatique à Abraham Stern.
Les armes, ils se débrouillèrent pour s’en procurer quelques-unes. Un peu d’argent leur vint des cotisations, beaucoup plus des succursales de la Banque Anglo-Palestinienne dûment « expropriées ». Traqués par la police, rejetés par leurs compatriotes, leur existence n’en était pas moins des plus difficiles. La tête de Stern avait été mise à prix, son portrait partout affiché. Il ne sortait que la nuit dans les rues de Tel-Aviv, portant sous le bras une serviette qui contenait une Bible, un dictionnaire hébreu, et un livre de prières, et sur le dos un petit lit pliant, car il changeait sans cesse de domicile.
Ce fut dans l’un de ses refuges qu’il fut découvert le 12 février 1942, caché dans un placard, par une patrouille britannique que commandait un certain capitaine Morton. Ce Morton avait été accusé de tortures par les sternistes, et Stern lui-même avait tenté de l’attirer dans un piège en l’informant par une lettre anonyme qu’un appartement de Tel-Aviv était un repaire de clandestins. Morton se méfia. Il dépêcha sur place deux policiers juifs qui, en tentant de forcer la porte, furent tués par l’explosion d’une machine infernale. Ces deux morts juifs ne firent que renforcer l’hostilité dont les sternistes étaient l’objet.
Pour Stern lui-même, aussitôt pris, son sort fut réglé. Les policiers lui passèrent les menottes et ordonnèrent à la propriétaire de l’appartement de descendre dans la rue où déjà la foule était amassée. Puis on entendit trois coups de feu. Un instant plus tard, quelque chose qui était roulé dans une couverture tachée de sang roula devant le perron de la maison projeté à coups de pieds par les policiers : le corps de Stern. Selon le communiqué officiel, celui-ci avait été abattu alors qu’il tentait de s’enfuir. Nous ne sommes pas obligés d’accorder à cette version un crédit excessif.
Cette mort parut porter le coup de grâce aux sternistes. Leur nombre n’excéda pas, un moment, vingt-cinq hommes. Le naufrage du Struma survint pour relancer le mouvement. C’était un vieux cargo, tout délabré, prêt à couler bas sous le poids d’environ huit cents Juifs roumains, entassés à bord dans les pires conditions et qui, par miracle, avait pu atteindre Istanbul le 26 décembre 1941. Ces réfugiés restèrent là pendant huit semaines, huit semaines au cours desquelles l’Agence Juive s’efforça d’obtenir leur entrée en Palestine. Le gouverneur Mac Michaël resta inflexible. Ce que voyant, les Turcs renvoyèrent le Struma et sa cargaison de désespérés en haute mer, où il se désintégra le 24 février 1942. 746 personnes furent noyées. Il y eut un survivant.
Un mois plus tard, dans les principales villes de Palestine, des jeunes gens placardèrent sur les murs la photographie de Sir Michaël avec cette mention : Recherché pour meurtre. Et le Groupe Stern recommença à recruter.
Trois hommes en avaient pris la tête : Yizernitsky, un solide gaillard originaire de Pologne, qui circulait habillé en rabbin, le frêle Israël Sheib, né en Pologne également et spécialiste de la Bible, et Friedman-Yellin, alors détenu dans un camp par les Anglais, ce qui ne l’empêchait pas de correspondre avec ses partisans. A eux trois, ils allaient former le Comité Central du Groupe Stern réorganisé qui prendrait le nom de Combattants pour la Liberté d’Israël.
Le Groupe Stern est un exemple remarquable des précautions infinies et de la stricte discipline qui s’imposent à un groupuscule secret environné d’ennemis, opérant dans un milieu hostile, s’il veut garder des chances de survivre. L’Irgoun était une organisation de type militaire, formée d’escouades et de détachements, donc de groupes relativement nombreux. Le Groupe Stern, au contraire, se fractionna en cellules de trois membres, soigneusement cloisonnées, afin de mieux dépister les recherches policières. Un de ses militants, Avigad, se mit à rédiger de courtes brochures « pratiques » intitulées Règles pour ceux gui doivent se cacher, ou Comment entrer dans un endroit et en sortir sans attirer l’attention…
Ces feuillets, écrit Gerold Frank, indiquaient comment choisir le quartier où se cacher, le type de chambre adéquat, l’entrée particulière requise, le nom à porter… que dire à un propriétaire curieux, comment dissimuler le fait que l’on passait ses journées dans sa chambre et que l’on ne sortait que le soir. — « Ouvrez bruyamment la porte, refermez-la, remettez-vous au lit, restez-y trois heures sans faire le moindre bruit, puis allez silencieusement à votre porte, rouvrez-la bruyamment et refermez-la », — les précautions à prendre, par exemple : détruire les photographies de groupes, arracher les étiquettes aux médicaments et au linge, effacer les noms des livres… Rien n’était laissé au hasard. (10)
D’autres procédés furent mis au point pour dépister les filatures, ou éviter d’attirer l’attention. Les rencontres entre deux membres du groupe devaient avoir lieu autour d’un pâté de maisons, que l’un contournait par la droite et l’autre par la gauche. Ainsi avaient-ils l’air de se rencontrer par hasard. Si le rendez-vous clandestin rassemblait plusieurs personnes, celles-ci devaient y venir un cahier à la main. Comme il s’agissait de très jeunes gens, on pouvait penser qu’ils se rendaient à un cours du soir.
Ces rencontres étaient d’ailleurs limitées au strict minimum. Les clandestins communiquaient en général par des messages, rédigés en lettres minuscules, sur une surface équivalant à celle d’une feuille de papier à cigarettes. Pliés, ils pouvaient être échangés dans une poignée de main. Les mots étaient rédigés en code, qui pouvait être utilisé même pour les conversations. « Livres », par exemple, signifiait « armes » ; « bibliothèque », « dépôt d’armes » ; « argent », « munitions », etc. Chaque date signifiait deux jours plus tôt, et chaque heure, deux heures plus tôt.
Les sternistes n’avaient pas inventé toutes ces recettes. Ils avaient largement puisé dans le fonds commun des organisations clandestines qui les avaient précédés. Avigad avait fouillé les bibliothèques, dépouillant les ouvrages sur l’organisation de la Main Noire serbe, sur celle de l’IRA irlandaise, ou de la Narodnaïa Volia. Il consulta, en outre, les magazines américains qui relataient les exploits d’Al Capone, ou les procédés des G. Men dans leur lutte contre les gangsters, et alla voir les films qui les montraient en action. Il pensait avec raison qu’il récolterait dans ces lectures ou à ces spectacles, une idée, une ruse, une technique qui pourrait être utilisée ou adaptée par son organisation.
Friedman-Yellin pour sa part imposa aux sternistes une consigne d’une extrême rigueur, en contradiction avec les principes généralement admis par les organisations secrètes : il leur ordonna d’être toujours armés et de s’opposer par les armes à toute vérification d’identité. Dans un article intitulé Liquidons les prisons, il écrivait : A partir de maintenant, nous ne nous laisserons plus arrêter, à quelque prix que ce soit. Nos hommes seront armés de jour et de nuit, pendant leur sommeil comme pendant leur veille. S’il y a une soudaine vérification de civils dans la rue, une rafle destinée à des interrogatoires et à des examens de papiers, ne vous soumettez pas, résistez ; vendez votre vie le plus cher possible. Tuez ou soyez tués ! (11)
Plus tard, à la fin de la guerre, lorsque l’Irgoun rompit la trêve et reprit la lutte, ses membres n’adoptèrent jamais des consignes aussi inflexibles. Ils circulaient sans armes, celles-ci étant stockées dans des dépôts secrets d’où elles ne sortaient que pour les besoins d’une opération.
Begin critique la conception des sternistes dont il voit l’origine dans la capture de Stern. il explique qu’en cas de rencontre dans la rue avec les patrouilles britanniques, celles-ci disposaient de la double supériorité du nombre et de l’armement (mitraillette contre revolver). Les « illégaux » avaient toutes les chances de succomber dans ce duel inégal.
Si, comme nous le verrons plus loin, l’Irgoun se distinguait sensiblement du Groupe Stern, quant aux principes et aux moyens d’action, la règle du camouflage illégal était la même : il s’agissait de se perdre dans la foule. La configuration de la Palestine ne laissait d’ailleurs pas le choix. Il n’y avait pas de massifs montagneux ni de vastes forêts qui puissent servir d’abri. « Nous avons, écrit Begin, suivi le principe de la clandestinité « à ciel ouvert ». (12)
Comprenons que les membres de l’Irgoun étaient tout simplement professeurs, étudiants, ouvriers ou ingénieurs, soit qu’ils aient exercé ces métiers, soit qu’ils en aient pris les apparences. Mais, comme Begin le souligne judicieusement, le délicat exercice de la clandestinité suppose autre chose que l’emploi d’un « pseudo » ou l’usage de faux papiers. Il exige avant tout une certaine disposition de l’esprit.
Ce qui est le plus nécessaire, c’est d’avoir le sentiment qui fait le « légal » illégal et l’« illégal » légal et justifié : Nous avions ce sentiment-là au suprême degré. (13) Nous étions convaincus de l’absolue légalité de nos actions « illégales ». C’est pourquoi nous ne perdions jamais la tête quand nous nous trouvions devant les patrouilles britanniques et que nous avions à répondre à leurs questions… Nous possédions une tranquillité d’esprit absolue. C’était le résultat d’une libération complète de tout esclavage spirituel. (14)
Mais quelle que soit la conviction ou l’habileté des clandestins, l’hostilité ou la sympathie du milieu environnant multiplient ou grèvent lourdement leurs possibilités d’action. Les sternistes se battaient à contre-courant, et la moindre faute pouvait leur être fatale. L’Irgoun, qui ne reprit le combat qu’à la fin de 1944, vit au contraire s’accroître avec le temps le soutien populaire. « Nous ne nous cachions pas derrière des arbres. Nous étions gardés par des arbres vivants. La profondeur d’une clandestinité « à ciel ouvert », se mesure à la sympathie du peuple pour la lutte qu’elle mène. » (15)
Est-elle acquise, que la vie illégale pose encore une foule de petits problèmes concrets que seuls l’ingéniosité et le sang-froid permettent de résoudre. C’est ce que montrent les tribulations de Begin lui-même.
Contraint de changer de domicile et de modifier sa physionomie pour égarer les recherches, il décide de laisser pousser sa barbe. Mais quelle explication fournir aux voisins ? Begin invente un deuil familial et explique qu’il respecte la coutume juive selon laquelle on doit laisser pousser pendant trente jours la barbe et les cheveux. Du même coup, il passe pour un homme très religieux, et le voici contraint d’assister régulièrement à des cérémonies et des conférences à la synagogue.
Un domicile, un déguisement ne sont que provisoires quand on est traqué. Begin doit déménager. Il rase sa barbe la nuit qui précède son départ. Nouveau problème : la peau des joues, que le poil dissimulait, est devenue anormalement pâle. Sa nouvelle propriétaire en fait la remarque, mais donne d’elle-même une explication : son locataire doit être tuberculeux. Begin ne la détrompe pas. Et ce diagnostic erroné lui vaut une tranquillité relative : comme on le croit malade, on fait le vide autour de lui.
Revenons aux sternistes. Leur faiblesse détermina leur stratégie. Ils n’étaient pas assez nombreux pour se livrer à la guérilla. Faute d’armes et de munitions, le sabotage leur était interdit. Il ne leur restait qu’une possibilité : l’attentat contre les personnes. Le dénuement les menait au terrorisme individuel. Discutant après la mort de Stern avec Avigad, Yizernitzky justifia le choix de cette forme d’action par des arguments que la Narodnaïa Volia ou les S. R. avaient déjà employés.
C’était cela la réponse. Des actes de terreur individuelle contre d’importantes personnalités à la tête de l’administration, au sommet de la pyramide édifiée par la puissance étrangère. De tels actes, dit-il, rendent le gouvernement faible et incapable. De tels actes éveilleront partout de profonds échos. De tels actes prouveront aux autorités qu’elles ne peuvent maintenir la justice et la loi que si elles installent ici des forces considérables qui leur coûteront des milliers de livres… (16)
Qui frapper ? Les sternistes choisirent d’abord le gouverneur Mac Michaël. Au début de 1944, cinq embuscades échouèrent. A la sixième, en août, les combattants prirent sous leur feu la voiture du haut-commissaire, mais celui-ci ne fut que légèrement atteint. Entre-temps, la situation s’était beaucoup détériorée en Palestine. Plusieurs rencontres avaient opposé dans la rue les forces policières et des sternistes, avec des pertes des deux côtés. La répression britannique croissait en intensité : patrouilles, fouilles de jour et de nuit, couvre- feu, immeubles encerclés, arrestations, tortures, pendaisons…
Mac Michaël avait échappé de justesse. Lord Moyne devait succomber sous les coups des terroristes. Installé au Caire, il était ministre d’État du gouvernement Churchill pour le Proche-Orient. Toute la politique britannique dans cette région du monde dépendait de cet homme.
La mort de Lord Moyne, si nous en croyons Gerold Franck, avait été décidée plusieurs mois auparavant par deux hommes réunis dans une petite pièce de Tel-Aviv, Yizernitsky et Sheib. Ce soir-là, Sheib, qui était le doctrinaire du groupe, exposa les trois raisons pour lesquelles Walter Edward Guinness (la célèbre marque de bière), premier baron Moyne, devait être pris pour cible :
La première : il paie de sa vie ce qu’il défend et soutient; il exécute la politique, mais cette politique découle en partie des indications qu’il fournit à Londres ; il est responsable en tant que symbole, mais aussi en tant que personnalité ; la deuxième : l’homme qui lui succédera y regardera à deux fois avant de faire la même chose. La troisième, nous disposerons d’une tribune d’où nous pourrons expliquer nos mobiles au monde. (17)
Le 6 novembre 1944, vers midi et demi, une voiture vint comme d’habitude prendre Lord Moyne à son bureau pour le ramener à sa villa en compagnie de sa secrétaire et de son aide de camp. La voiture franchit la grille de la résidence et pénètre dans l’allée. Devant cette grille, deux jeunes gens, l’un très brun, l’autre blond comme un Britannique, bavardent. Nul ne prête attention à leur présence. Le terrorisme exerce ses ravages en Palestine, non au Caire. Mais à l’instant où le chauffeur descend de la voiture, les deux jeunes gens surgissent dans l’allée, le revolver à la main. Le brun ouvre la porte arrière et tire trois balles sur Lord Moyne, coup sur coup, et comme le chauffeur tente de s’opposer au deuxième, trois autres coups l’abattent.
Le chauffeur mourut sur-le-champ. Lord Moyne expira dans la soirée. Les deux meurtriers qui s’étaient enfuis à bicyclette furent rattrapés par un motocycliste, et, après un échange de coups de feu, capturés. On ne tarda pas à savoir qu’ils s’appelaient, le brun Hakim, le blond Bet Zouri, qu’ils appartenaient au Groupe Stern et qu’ils ne regrettaient rien.
Comme l’avaient espéré les leaders du groupe, la mort de Moyne eut un retentissement universel. Le couvre-feu fut instauré à 6 heures du soir. Aux communes, Churchill déclara que l’Angleterre pourrait bien reconsidérer sa position, si les efforts en faveur du sionisme devaient aboutir « à produire un nouveau monde de gangsters dignes de l’Allemagne nazie ». Dans le même temps, l’Agence Juive exprimait son horreur devant « ce crime révoltant ». Ces désaveux n’étaient pas de nature à impressionner les sternistes.
Bet Zouri avait 23 ans et Hakim 17. Le Groupe Stern attaque retrace semaine après semaine, et parfois jour par jour, les raisons qui les poussèrent à adhérer à l’Irgoun, leur désarroi au moment de la scission, leur ralliement aux sternistes, leur entraînement — ils s’exerçaient à tirer toujours trois balles sur leur cible afin d’être sûrs de ne pas la manquer —, la préparation minutieuse de l’attentat. Il en ressort que celui-ci a été réussi avec une extrême économie de moyens : deux tireurs d’élite armés chacun d’un revolver, utilisant des bicyclettes pour s’enfuir — ce qui entraîna d’ailleurs leur arrestation —, et bénéficiant au Caire de l’appui d’un réseau de soutien qui ne dépassait pas douze personnes. Il est vrai que l’effet de surprise joua un grand rôle dans le succès de l’opération, et que la protection de Lord Moyne était inexistante.
Pour le procès, les avocats voulaient plaider la démence temporaire, ou soutenir du moins que les jeunes meurtriers n’avaient agi que sous la contrainte de leurs chefs. Bet Zouri et Hakim refusèrent ces échappatoires. Lors du procès, ils expliquèrent et justifièrent les mobiles politiques de leur acte. Il est extrêmement douteux qu’ils aient eu connaissance des consignes données par Lénine à ses militants lorsque ceux-ci comparaissaient devant un tribunal. (18) Mais leur attitude, tant à l’égard de leurs défenseurs que des juges, fut d’instinct, assez semblable. La cour (égyptienne) les condamna à mort l’un et l’autre, et ils furent pendus le 22 mars 1945.
La lutte en Palestine avait pris à cette époque une très large extension. Rompant la trêve, l’Irgoun avait recommencé ses opérations au début de 1944. Le 29 janvier, elle avait attaqué à la bombe le parc de voitures du gouvernement à Jaffa, puis, en février, les bureaux d’immigration à Jérusalem, Haïfa et Tel-Aviv, et à la fin de ce même mois, dans ces mêmes villes, le quartier général du CIP. Les nouvelles concernant l’extermination des Juifs dans les camps de concentration, d’abord accueillies avec une certaine incrédulité, s’étaient maintenant répandues en Palestine, et le refus britannique d’autoriser l’immigration, donc de sauver certaines vies, provoquait une indignation croissante.
Les méthodes de combat de l’Irgoun différaient largement de celles du Groupe Stern. Repoussant le principe de l’attentat individuel, elle inventa un style de lutte qui lui appartenait en propre, dirigeant ses coups contre les installations (administrations, prisons, postes de police, camps militaires) de l’occupant, chaque opération ayant un côté spectaculaire qui devait frapper les esprits. Par certains traits, les entreprises de l’Irgoun, rappelaient les guérillas de l’IRA. Mais l’IRA s’efforçait systématiquement de faire tomber les points d’appui les plus faibles du système britannique, obtenant ainsi une libération très partielle du territoire national. La tactique de l’Irgoun, comme l’explique Begin, consista plutôt à utiliser de petites forces pour frapper de grands coups, dont le succès ne pouvait manquer d’attirer l’attention du monde entier.
Cette tactique n’avait pas pour but de battre militairement les forces britanniques — les membres actifs de l’Irgoun ne dépassaient guère un millier — ni même de les contraindre à évacuer certains points trop faiblement défendus, ainsi que le fit l’IRA Elle était au service d’une stratégie dont les ressorts étaient essentiellement politiques et psychologiques, stratégie élaborée en fonction d’une triple analyse du système colonial anglais, de la situation internationale, et de la situation de l’Angleterre à la fin de la guerre.
Pour le premier point, les dirigeants de l’Irgoun estimèrent que le système colonial britannique reposait plutôt sur le prestige que sur la force. Quand ce prestige était atteint, le gouvernement avait tendance à substituer une domination indirecte à l’occupation pure et simple. Abattre ce prestige par des raids répétés, devait donc mener à la fin de la domination directe. Les attaques contre les installations permettaient d’atteindre ce but, mais les dirigeants de l’Irgoun ne s’en tinrent pas là. « L’arrestation d’officiers britanniques, écrit Begin, afin d’obtenir l’annulation des « sentences » de mort, opération qui n’empêcha pas le meurtre de nos camarades captifs, mais obligea les fonctionnaires britanniques à se retirer dans leurs fameux « ghettos »; la mise en échec de la loi martiale qui fut la dernière tentative d’une oppression massive ; le fouet infligé en représailles contre le même traitement subi par nos jeunes soldats; les pendaisons répondant aux pendaisons — tout cela, non seulement secoua le prestige anglais, mais finalement le détruisit en Eretz-Israël… » (19)
Le contexte international n’était pas moins favorable. Les persécutions dont les Juifs avaient été l’objet en Allemagne, les tragédies vécues par les réfugiés à bord de leurs bateaux, leur valaient l’appui de l’opinion mondiale.
Il est de fait, écrit Begin, qu’aucune lutte de partisans n’avait eu dans le monde autant de publicité que la nôtre… L’intérêt que l’on portait à notre lutte était comme un bouclier pour la population juive. La campagne menée avec vigueur pour éclairer l’opinion par le Comité Hébreu de Libération Nationale aux États-Unis fut à cet égard très importante… (20)
Enfin l’Empire britannique allait sortir victorieux du conflit, mais très affaibli. Il était pris entre des puissances hostiles à l’Est — il ne faut pas oublier qu’à cette époque l’URSS avait adopté une politique pro-sioniste, — et celles de l’Ouest, pas toujours amicales. Toutes ces conditions, jugeaient les dirigeants de l’Irgoun, donnaient au combat ses chances de succès.
Pour la réussite de cette stratégie, la propagande joue un rôle aussi important que les actions armées. Elle s’efforce d’en multiplier les effets. A côté de l’outil militaire, formé de petits détachements qui constituaient la Force d’Assaut, l’Irgoun ne cessa d’accorder ses soins au fonctionnement de la Force de Propagande.
Le Groupe Stern n’avait guère à sa disposition que de méchantes feuilles tirées à la ronéo. La Force de Propagande possédait non seulement une imprimerie clandestine, d’où sortaient journaux, brochures, affiches, proclamations, mais une station de radiodiffusion. Cette organisation fonctionnait déjà avant le conflit mondial. Dans un dédale de caves situées sous un immeuble de Jérusalem, des membres de l’Irgoun imprimaient des tracts, d’autres enregistraient un message pour la radio, d’autres encore s’entraînaient au tir. Dans le tableau qu’en a tracé Koestler, les techniques les plus modernes de l’action subversive et les formes de la discipline militaire s’y rencontrent, avec les survivances du judaïsme orthodoxe.
Ils traversèrent le vaste hall, vide d’ailleurs, où leurs pas résonnèrent faiblement dans le silence. Le cercle jaune de la torche de Siméon glissait sur le sol comme une flaque de lumière. A l’issue du couloir, ils étaient passés devant une jeune sentinelle en chemise et short kaki. Il en surgit de l’ombre une deuxième au moment où ils atteignaient l’escalier conduisant au sous-sol. Les sentinelles saluaient en claquant les talons et en levant l’avant-bras droit, replié au coude, la paume ouverte face en avant. Ils descendirent et prirent un corridor, éclairé par des lampes à pétrole. Joseph fut content de revoir de la lumière ; l’obscurité du hall et le silence des sentinelles l’avaient désagréablement oppressé. Trois garçons causaient entre eux, debout dans le corridor ; à l’approche des nouveaux venus, ils se mirent à parler au garde-à-vous, saluèrent et restèrent immobiles jusqu’à ce qu’ils fussent passés ; Joseph en inféra que Siméon devait occuper un rang assez élevé dans l’organisation. De derrière une autre porte gardée par une sentinelle très jeune, leur parvint tout juste perceptible, une voix de contralto à l’accent séphardi, qui répétait lentement : « Ici la voix de Sion au combat, la voix de Jérusalem libérée. On massacre vos parents en Europe; que faites-vous pour l’empêcher ? Ici la voix de Sion au combat. On les renvoie dans des cercueils flottants; que faites-vous pour l’empêcher ? Ici la voix… »
— C’est un enregistrement, dit Siméon ; l’émetteur est mobile.
On entendait les détonations intermittentes de quelque arme automatique, mais bien que la cible dût être tout près d’eux, le bruit ne leur parvenait qu’assourdi. Siméon devinant les questions que Joseph retenait, sourit du bas de son visage :
— Nous avons un type qui était spécialiste de l’insonorisation dans une usine d’aviation en Allemagne… Ils pénétrèrent, au bout du couloir, dans une pièce voûtée ayant servi de cave à vin. Auprès d’une lampe à pétrole posée sur le sol de pierre, un jeune garçon accroupi étudiait dans un livre en remuant les lèvres. Lorsque Bauman et Joseph entrèrent, il rangea soigneusement le livre dans un sac de velours bleu et se leva maladroitement. Il portait une calotte noire et un chapeau de feutre gris par-dessus; ses longues papillottes en tire-bouchons pendaient parallèlement à ses joues couvertes d’un duvet roussâtre. Ses bas de coton noir retenus au-dessus des genoux par des jarretières en ficelle, formaient des plis d’accordéon autour de ses tibias…
— Quel est le livre que tu lisais ? demanda Bauman.
Le garçon lui tendit en hésitant le sac de velours bleu. L’étoile de David était brodée en fils d’or sur le sac traditionnel, celui dans lequel les orthodoxes mettent leurs livres de prières et leurs châles pour aller à la synagogue. Bauman l’ouvrit et en tira le livre. C’était le Bref Manuel de Tir, par D.-Ras, le premier manuel militaire hébreu, imprimé clandestinement par l’Organisation. Le pseudonyme de l’auteur était composé des initiales des deux chefs qui l’avaient écrit en collaboration, David Raziel et Abraham Stern. Le livre était une merveille d’ingéniosité linguistique, l’hébreu ne possédant pas de mots pour désigner les armes à feu et moins encore pour spécifier les quelque trois cents pièces d’une arme automatique moderne. Raziel et Stern avaient entrepris leur tâche avec le double enthousiasme d’hébraïsants et de tueurs qualifiés. Le Comité Linguistique de la paisible Université les avait aidés à son insu en donnant ses conseils aux soi-disant auteurs d’un soi-disant dictionnaire technique. (21)
Au début, les émissions-radio ne duraient pas plus de cinq minutes. Par la suite, elles furent portées à quinze et vingt minutes. Selon Begin, les Britanniques avaient été avertis que le poste d’émission était protégé par des forces importantes qui opposeraient une résistance acharnée à toute attaque, et le coût de l’opération aurait fait reculer les adversaires. La propagande eut pour principe de donner toujours des informations exactes, même si les succès annoncés étaient très modestes (par exemple la prise de quatorze fusils). A la longue, cette politique porta ses fruits.
Quant à l’action, elle fut menée d’abord contre les installations civiles, tant que la guerre durait, puis celle-ci ayant pris fin, contre les installations militaires. Elle consista en une série de destructions, vols d’armes, attaques contre les voies ferrées et les pipes-lines, auxquelles s’ajoutèrent bientôt des raids d’une extrême audace. Habillés en soldats anglais, des hommes de l’Irgoun pénétrèrent dans des camps militaires, et y saisirent armes et munitions. « L’intérêt de ces opérations, écrit Begin, était double : elles portaient un coup à l’ennemi et étaient une aubaine pour nous (22). » Ainsi armée, alimentée en fonds par les classiques « expropriations », l’Irgoun fut bientôt en mesure, avec ses mille hommes, de se livrer à des entreprises de plus en plus hardies. Son principal chef d’état-major, Guiddéon, qui n’avait pas beaucoup plus de vingt ans, mit au point toute une série d’inventions techniques et de ruses tactiques : des mines spéciales pour saboter les voies ferrées, des mécanismes d’horlogerie dont Begin affirme qu’ils pouvaient être réglés pour plusieurs semaines (?), des boîtes à lait dans lesquelles étaient cachés des explosifs, des bidons qui portaient en lettres lumineuses la mention « mines » et qui, disséminés, provoquaient l’alarme, bien qu’ils n’aient pas contenu un seul gramme d’explosifs, etc.
Engagée dans un raid contre une installation importante, la Force d’Assaut opérait en général ainsi : un petit groupe muni d’explosifs progressait jusqu’à l’objectif choisi, sous le feu croisé des mitrailleuses. C’est en utilisant cette tactique que l’Irgoun mena, le 4 mai 1947, la célèbre attaque contre la forteresse de Saint-Jean-d’Acre, à l’intérieur de laquelle étaient détenus des prisonniers juifs. La forteresse était entourée de camps où stationnaient des forces britanniques, si bien que l’assaut semblait presque impossible. Mais plusieurs petits groupes de la Force d’Assaut occupèrent les routes qui menaient à ces camps, afin de bloquer, au moins momentanément, l’arrivée des renforts. Le groupe principal s’attaqua à la forteresse, selon la méthode décrite plus haut, et réussit à creuser dans le rempart une brèche suffisante pour que des prisonniers pussent s’échapper. Toutefois, les hommes de l’Irgoun subirent de lourdes pertes au moment de la retraite.
Le retentissement de ce raid fut évidemment considérable. Il en avait déjà été de même lors de l’attentat contre l’hôtel King David, qui servait de QG aux Britanniques à Jérusalem. Mais cette fois, le succès matériel de l’opération avait été annihilé par les effroyables pertes en vies humaines qu’elle entraîna.
Le 1er juillet 1946, des hommes de l’Irgoun pénétrèrent dans le sous-sol de l’hôtel en passant par un café, maîtrisèrent les employés (des Arabes) et les enfermèrent dans une pièce voisine. Deux soldats britanniques qui surgirent furent abattus, après un échange de coups de feu, tandis qu’à l’extérieur un groupe de protection de l’Irgoun se heurtait à des patrouilles. Cependant, dans le sous-sol, des bidons de lait remplis d’explosifs et munis d’un mécanisme d’horlogerie, réglé pour un retard de trente minutes, étaient disposés. Puis, Guiddéon, qui dirigeait le commando et ses hommes, après avoir libéré les employés, se retirèrent sous la protection d’un rideau fumigène.
Il était 12 h 10. Selon Begin, les autorités de l’hôtel furent alors averties par téléphone que celui-ci allait sauter. De même le consulat de France, installé dans l’immeuble voisin, fut prévenu.
A 12 h 37, une terrible explosion secoua toute la ville. Une aile entière de l’immeuble s’écroula, comme coupée au couteau. Mais l’hôtel n’avait pas été évacué. 200 personnes furent tuées ou blessées.
Des officiers supérieurs britanniques, écrit Begin, étaient au nombre des victimes. Nous ne portons pas le deuil de ces gens, qui ne s’étaient pas affligés de la mort de milliers de nos frères. Mais nous portons celui des civils étrangers que -tous n’avions nulle intention de frapper et de quinze civils juifs, dont quelques bons amis à nous, qui avaient trouvé là une mort tragique. La joie que nous causait le succès de cette grande opération s’accompagna d’une peine amère. Une fois de plus, nous passâmes des nuits à regretter l’effusion de ce sang qui n’eût jamais dû être versé. (23)
Ce sang devait diviser une fois de plus la communauté juive. Déjà, après l’attentat contre Lord Moyne, Ben Gourion avait proposé et fait accepter un plan en quatre points pour la répression du terrorisme :
- Expulsion des lieux de travail de tous ceux qui appartenaient au « gang » ou le soutenaient, mesure qui s’appliquait même aux élèves des écoles.
- Refus de tout secours aux terroristes.
- Refus de céder à leurs menaces.
- Collaboration avec les autorités britanniques. (Selon Begin, les noms de plusieurs centaines de membres de l’Irgoun leur furent communiqués.)
En dépit de cette répression, les dirigeants de l’Irgoun se refusèrent à exercer des représailles contre leurs compatriotes, bien que plus d’une voix dans leurs rangs les eût réclamées. Ils estimaient qu’il ne fallait rien faire qui pût compromettre davantage l’unité juive, que tôt ou tard, les faits montreraient l’impossibilité d’une coopération loyale avec les Britanniques, et qu’après le départ de ceux-ci, tous les Juifs devraient pouvoir se réconcilier pour la bataille contre les Arabes.
Ces pronostics se trouvèrent vérifiés. L’Agence Juive et la Haganah fondaient de grands espoirs sur la victoire électorale des travaillistes. Ceux-ci l’emportèrent en effet, mais la politique de la Grande-Bretagne à l’égard des Juifs n’en fut pas modifiée pour autant.
Du même coup, la pression de la Haganah sur les terroristes juifs commença à se relâcher. Peu à peu des contacts s’établirent. Et après des tribulations diverses (24), la Haganah, l’Irgoun et le Groupe Stern se retrouvèrent unis dans un front commun de lutte contre les Anglais. Finalement, ceux-ci annoncèrent, en septembre 1947, que si l’ONU ne trouvait pas de solution au problème de la Palestine, ils évacueraient son territoire et laisseraient Juifs et Arabes face à face. Fin novembre, l’ONU décida le partage, et presque aussitôt la guerre entre Arabes et Juifs commença.
Dans son livre, Israël, années de lutte, Ben Gourion ne mentionne pas une seule fois ni l’Irgoun, ni le Groupe Stern, comme si leur action avait été nulle. Il serait certes absurde de nier l’importance du patient et subtil travail accompli par l’Agence Juive et par tous les partisans d’une solution négociée, qu’il s’agisse de Weizmann ou de Ben Gourion. Mais, sans l’action terroriste, on peut se demander si l’État d’Israël aurait jamais vu le jour. En tout cas, il est incontestable que les violences hâtèrent le départ des Britanniques. En fin de compte, les calculs stratégiques de Begin et de ses amis se révélèrent justes. Il convient cependant de souligner que le caractère inexpiable de la lutte entre Arabes et Juifs, l’impossibilité de trouver une solution de nature à satisfaire les deux parties, joua un rôle incontestable dans la décision britannique. Laisser ces ennemis face à face était finalement la solution la moins coûteuse. Il n’est pas certain que la Grande-Bretagne eût cédé aussi vite, si elle n’avait eu qu’à régler le problème classique qui se pose à des forces d’occupation : liquider une minorité armée, elle-même en conflit aigu avec une large partie de sa propre communauté nationale.
Cette minorité fut-elle réellement terroriste? Pour le Groupe Stern, la réponse ne fait pas de doute, de l’aveu même de ses propres dirigeants. Le cas de l’Irgoun est plus complexe. Certaines opérations menées par elle ne se distinguent en rien des raids effectués par les commandos ou groupes de choc d’une armée régulière. D’autres participent de la guérilla. D’autres, comme la pendaison d’officiers britanniques, relèvent de la terreur pure. Ainsi que Begin le souligne lui-même, ces actes n’avaient pas tant pour objet d’obtenir, en contrepartie, la libération des captifs que d’obliger les fonctionnaires britanniques à se claustrer dans des enceintes fortifiées.
Mais en définitive, le critère décisif, c’est l’effet recherché. L’action de l’Irgoun n’avait pour objet ni l’occupation du terrain, ni la destruction des forces adverses, mais l’ébranlement du prestige britannique, et l’instauration d’un climat d’insécurité permanente. « Finalement, écrit Begin, le système nerveux des Anglais ressemblait à un vieux piano démoli… Il suffisait d’attaquer un camp pour que tous les autres vécussent dans la crainte, de jour et de nuit. » (25) Par des moyens différents de l’attentat politique, c’était au fond le même objectif qui était poursuivi. L’attentat contre l’hôtel King David, même s’il n’avait pas fait couler une seule goutte de sang, ne pouvait avoir d’autre sens que de provoquer un état de panique dans tout immeuble officiel où résidaient des représentants de la puissance occupante. Le moindre pot de lait devenait suspect. L’effet psychologique était considérable; le préjudice matériel à peu près insignifiant : après toute destruction l’occupant installe ailleurs ses pénates et il en faut davantage pour détraquer son appareil administratif et militaire. C’est en cela que certains actes qui se présentent sous l’aspect technique du sabotage, sont en fait terreur pure. (26) En définitive, l’Irgoun et le Groupe Stern ne diffèrent que par des modalités.
Roland GAUCHER, Les terroristes (1965)
Notes :
- La Révolte d’Israël, p. 56.
- La Révolte d’Israël, p. 58.
- El Moudjahid, n° 9, 20 août 1957.
- L’immigration juive en Palestine débuta en 1881, à la suite des pogroms qui suivirent en Russie le meurtre du tsar. De nouvelles vagues arrivèrent ensuite, principalement en 1904, 1925, 1930 et 1935. Les mesures antisémites prises par le régime hitlérien provoquèrent avant-guerre de nouveaux départs.
- Le Groupe Stern attaque, p. 71.
- A. Koestler, La Tour d’Ezra, p. 286.
- Begin, op. cit., p. 39. Passage souligné par nous.
- Begin, op. cit., pp. 43-44.
- Au début de la guerre, les dirigeants nazis envisagèrent un moment la déportation des Juifs à Madagascar. Il est vraisemblable que Stern n’eut pas connaissance, sinon de l’existence des camps, du moins des mesures d’extermination qui y furent appliquées.
- Gerold Frank, op. cit., pp. 158-159.
- Gerold Frank, op. cit., p. 159.
- Begin, op. cit., p. 103.
- Souligné par nous.
- Begin, op. cit., p. 104.
- Begin, op. cit., p. 105.
- Gerold Frank, op. cit., p. 154.
- Gerold Frank, op. cit., pp. 25 et 26.
- Cf. les passages de la brochure de Tchernomordik, L’attitude des bolcheviks devant les juges, première partie, chap. Il. Dans la même brochure, Tchernomordik cite les consignes de Lénine sur la conduite que les accusés doivent observer vis-à-vis de leurs avocats : « … Les avocats doivent être inflexiblement tenus en mains, placés sous les rigueurs de l’état de siège, car cette canaille d’intellectuels joue souvent de mauvais tours. Leur déclarer à l’avance : « Si tu te permets, vieux salaud, la moindre inconvenance ou de verser dans l’opportunisme politique (parler de l’inculture, de l’erreur du socialisme, des entraînement, de la répudiation de la violence par les social-démocrates, du caractère pacifique de leur enseignement et du mouvement, etc. ou quelque chose de ce genre), je t’interromprai tout de suite, moi, l’accusé, je te traiterai de misérable, je déclarerai repousser ta défense, etc. » (Lettre de Lénine à Hélène Stassova.)
- Begin, op. cit., pp. 49 et 50.
- Begin, op. cit., p. 52.
- Arthur Koestler, La Tour d’Ezra, pp. 335-339.
- 2 Begin, op. cit., p. 67.
- Begin, op. cit., p. 202.
- Selon Begin, la Haganah aurait officieusement approuvé l’attentat contre l’hôtel King David mais, après le massacre qui en résulta, désavoua les terroristes (cf. op. cit., p. 206).
- Begin, op. cit., p. 90.
- Les Macédoniens définissaient avec raison les attentats de Salonique comme « terreur », bien que les objectifs choisis fussent essentiellement matériels. En revanche, pour l’insurrection d’Inlinden, l’ORIM eut recours à des destructions de voies ferrées, ponts, ouvrages d’art, etc. dans le dessein d’empêcher ou de retarder l’arrivée des renforts turcs. Cette fois, il s’agissait en effet de sabotages, le but de ces opérations étant bien d’affaiblir la capacité militaire de l’ennemi.