Déjà en 1972, Michel Debré, ministre d’État chargé de la Défense nationale écrivait : « Quelles que soient les modalités d’une Défense, aucune politique n’a de valeur sans consentement national. (…) À une époque où le fait nucléaire remet le geste ultime à un seul homme, à savoir le Président de la République, responsable suprême qu’a investi le suffrage universel, le pays doit adhérer à la défense, et, pour qu’il adhère, il doit comprendre. La dissuasion, si elle est nucléaire, est aussi populaire ».
Que faut-il faire pour que les enfants de ceux qui se voyaient « plutôt rouges que morts » adhérent à une politique de défense globale dans un monde où la désinformation règne. C’est ce à quoi s’attache à répondre le général (2S) Hubert Bodin.
Le Royaume-Uni vient de décider le renforcement de sa capacité nucléaire en la portant à 260 ogives. Dans le même temps, l’Occident s’efforce de contenir l’Iran dans sa volonté de posséder la bombe, tout en surveillant les gesticulations de Kim-Jong-Un imprévisible. Plus discrètement, la Chine se dote d’un arsenal nucléaire considérable pendant que la Russie fait considérablement évoluer le sien.
Ce constat n’empêche pas que soit posée la question de savoir si la dissuasion nucléaire a encore un sens aujourd’hui dans un monde où d’autres menaces sont identifiées mais insuffisamment contrées ou simplement ignorées ?
Si la dissuasion nucléaire, parce qu’elle nous permet encore d’éviter un cataclysme mondial doit être confortée, la dissuasion face aux autres menaces majeures doit d’urgence être développée.
Dissuader ce et ceux qui nous menacent dans le monde d’aujourd’hui requiert, pour être crédible et efficace, un lien profond entre l’État et le citoyen qui s’appuie sur l’adhésion, nécessite une formation et se base sur la conviction. Une politique dissuasive doit s’appuyer sur un consensus ou du moins une majorité qui la soutient et n’hésite pas à le montrer. Ceci nécessite une mise en lumière des menaces qui passe par l’enseignement et l’information. Mais le citoyen ne s’engagera que s’il est motivé par des convictions profondes, dont l’État doit lui garantir la liberté d’expression, allant jusqu’à l’encourager sans attenter à sa liberté.
Le pays doit se sentir conforté dans sa volonté dissuasive par un aller-retour entre l’État et le citoyen. Celui-ci cautionne la politique dissuasive et l’État en retour donne des signes de sa volonté. C’est cette démonstration qui va empêcher celui qui nous menace de passer à l’acte.
Mais avant d’examiner les rapports entre le citoyen et l’État, il faut revenir sur la dissuasion et observer quels en sont les effets. Dissuader c’est faire comprendre à celui qui menace qu’une action hostile envers nous aura pour lui des conséquences beaucoup plus désastreuses que ce qu’il nous aura infligé. S’il semble illusoire de faire changer cette intention hostile, son auteur est invité à faire la balance entre l’enjeu et le risque. Seul le kamikaze est insensible à cet examen.
C’est la Nation qui dissuade d’une menace nucléaire ou économique grave. C’est encore la Nation qui dissuade, avec des forces conventionnelles, des groupes hostiles dans une zone d’intérêt ou sur le territoire national. En clair, BARKHANE et SENTINELLE assurent une certaine dissuasion en interdisant à l’adversaire d’agir à sa guise. Cela ne changera pas ses intentions mais cette dissuasion le contraindra à tenter d’autres formes d’action, comme le faisait le camp soviétique au moment de la guerre froide, nous laissant ainsi une certaine marge de manœuvre.
Ce point étant clarifié, comment le citoyen peut-il s’investir dans ce processus de dissuasion ? D’abord, c’est lui qui cautionne l’État par son vote. En ce qui concerne la dissuasion nucléaire depuis le général De Gaulle elle a été un choix politique approuvé par les différentes majorités qui se sont succédé et endossée par chaque Président de la République. S’agissant de la sécurité intérieure face aux menaces d’attentats, le constat est quasiment le même. Cependant, nous constatons que notre présence en Afrique commence à être controversée, ce qui prouve que l’adversaire cherche à contourner notre dissuasion et ce point mérite d’être surveillé.
Conforté par l’adhésion des citoyens, l’État en retour doit entretenir cette adhésion par des actions à son niveau, visibles de tous, et particulièrement de ceux qui nous menacent. Ainsi, le défilé du 14 Juillet n’est pas une simple commémoration, ni même uniquement une fête nationale, mais bien une démonstration de force et l’affirmation de notre volonté de défense. Il est heureux aussi que le rite des hommages à ceux qui tombent pour nous défendre quelque part dans le monde ou sur le territoire national soit désormais pérennisé par les émouvantes cérémonies aux Invalides. Il se crée ainsi une sorte d’échange entre la Nation et les citoyens qui manifestement savent répondre et sont même capables d’initiative comme par ces rassemblements nationaux, qui naissent spontanément en réponse aux attentats.
Cette sorte de « connivence » qui nous rassure ne doit pas rester émotionnelle, ce qui est un peu le risque dans notre monde actuel surmédiatisé, elle doit s’appuyer sur des bases solides et être entretenue.
La dissuasion doit faire l’objet d’un enseignement et d’une mise à jour permanente, non seulement dans le domaine de la Défense mais en l’ouvrant désormais à toutes les menaces majeures.
Le premier champ d’action est l’école. Dans l’enseignement dispensé, la présentation de notre Défense et de ses outils est déjà incluse dans les programmes. Elle est sans doute à actualiser en permanence, et peut-être à renforcer, mais il faut étendre cet enseignement au-delà. La première menace à contrer se situe dans le domaine de l’information. On connait la versatilité de l’opinion à l’époque des lanceurs d’alerte, des influenceurs et des ʺfake newsʺ. Si chacun se fait son opinion à partir des médias et des réseaux sociaux, tout est possible. C’est justement d’abord dans ce domaine que l’État a le devoir de donner à chacun les outils nécessaires pour exercer son esprit critique en l’empêchant de plonger tel le mouton de panurge dans les pièges médiatisés. Il y a là un chantier considérable à lancer et à entretenir vers les citoyens et d’abord vers les jeunes.
La dissuasion vise à empêcher de considérer les différents médias comme les seuls vecteurs de la vision du monde et de la société en présentant et en démontant les différents mécanismes par lesquels ils prétendent nous toucher. D’ailleurs, contrairement à ce que l’on peut penser, notre jeunesse dans son ensemble n’est pas complètement dupe des pièges de la publicité, ni des méfaits des jeux vidéo à haute dose mais il faut aller au-delà. À côté de l’éducation civique, où à l’intérieur de celle-ci, il faut ouvrir l’esprit de nos jeunes et futurs citoyens aux différents mécanismes qui conditionnent nos envies, voire notre opinion. Le danger de certains réseaux sociaux est sans doute le plus préoccupant et sera le plus difficile en termes de dissuasion. Certains sont particulièrement élaborés ; on pense évidemment à l’appel au djihad où l’information sur ses dangers est insuffisante. La dissuasion passe ici par le renforcement de la « cyber-guerre » dans laquelle nous sommes déjà engagés. Mais nous n’arriverons qu’à limiter quelque peu la détermination des volontaires par ce moyen et nous verrons plus loin qu’il ne suffit pas de réduire la propagande.
Les élèves doivent aussi être ouverts à toutes les autres menaces majeures. Si l’État agit à son niveau face à celles-ci, il doit dans le programme d’enseignement les faire découvrir à nos jeunes. Prenons le domaine économique, alors que l’État se bat face aux tentatives d’invasion de produits moins chers que les nôtres, ou inexistants chez nous, il faut informer les jeunes sur les dangers que comporte la simple recherche du meilleur prix, avec la dépendance qu’elle entraîne vis-à-vis de pays concurrents en démontant tout le processus économique. Dans le domaine environnemental, il faut montrer, chiffres à l’appui le danger de certains de nos comportements courants, depuis la recherche du dernier smartphone à la mode, jusqu’à la justification de l’accroissement de nos énergies renouvelables. Nos jeunes y sont sensibles mais il faut les convaincre, sans dogmatisme, en respectant leur liberté et, nous le verrons plus loin, en leur
offrant la possibilité d’être acteurs. Malgré la charge des programmes, cet enseignement est incontournable.
Le futur citoyen doit donc ainsi être ouvert, sans catastrophisme, mais avec réalisme à toutes les menaces qui l’environnent. Mais l’État doit aussi entretenir et actualiser cette formation. Il y a un devoir d’information de nos concitoyens. Nous en avons malheureusement un exemple très actuel avec la pandémie du Covid-19. Il importe, avec un rythme à trouver, ni trop fréquent ni trop lointain, que l’État, dont le chef lui-même à certains moments choisis, s’adresse aux citoyens sur tel et tel sujet, telle et telle menace et explique son action. Évidemment ces explications seront teintées politiquement mais c’est le jeu de la démocratie. L’État a ce devoir d’information qu’il ne doit pas laisser aux médias et notamment aux réseaux sociaux.
Ainsi, dans un pays de liberté comme la France, il est possible d’ouvrir l’esprit des citoyens dès leur jeunesse, sans dogmatisme, sur les dangers du monde où nous vivons et de justifier ses actions face aux menaces majeures qui nous visent.
Mais tout ceci nécessite que le citoyen s’appuie sur des convictions. Ce n’est évidemment pas à l’État de les lui inculquer, mais il doit permettre l’éclosion de ces convictions et même la favoriser tout en restant dans son rôle de garantie d’un cadre et de pourvoyeur de moyens.
Le citoyen ne s’engagera dans un combat contre les grandes menaces que si elles lui apparaissent comme telles. L’État aura eu beau les lui décrire, comme on vient de le voir plus haut, il manquera la conviction. Cette conviction, moteur intérieur de l’homme est nourrie par sa vision du monde. Cette vision est en définitive philosophique ou religieuse. En allant jusqu’au bout cela signifie que l’État ne doit pas mettre de barrières à ces convictions et à leur expression mais a, au contraire, tout intérêt à s’appuyer dessus. Prenons un exemple particulièrement sensible en revenant sur l’appel au djihad. Comment contribuer à dissuader les jeunes prêts à partir avec un idéal de martyre ? L’État a son rôle dissuasif avec ses forces de police et ses équipes de cyber défense, nous l’avons vu, mais ce n’est qu’en permettant aux citoyens, en l’occurrence aux musulmans sincères d’offrir par la religion un éclairage différent à leurs jeunes que l’on peut espérer en détourner un certain nombre de leur funeste dessein. Ainsi, permettre et favoriser la pratique de la religion, avec toute la vigilance nécessaire sur les dérives, semble être une excellente façon d’avoir des citoyens convaincus et actifs.
L’État doit aussi s’appuyer sur le réseau associatif. C’est un point extrêmement délicat mais capital. L’État est dans son rôle dans ses missions de sécurité et de vigilance, mais il ne peut pas se substituer au citoyen qui va, sur le terrain agir selon ses convictions. Prenons un autre exemple tout aussi sensible que le précédent. Comment lutter contre la délinquance des jeunes de plus en plus jeunes, qui devient dramatique, avec des combats entre bandes aboutissant parfois à des tirs mortels ? La présence et l’action policière est la première garantie mais on voit bien qu’elle circonscrit le problème sans le régler. Cela peut protéger non dissuader. Seuls, les citoyens convaincus, agissant au sein d’associations travaillant sur le terrain, en proximité des jeunes et de leurs familles, connaissant la sensibilité aux réseaux sociaux, capables d’offrir une alternative, sportive notamment, peuvent contribuer à faire tomber la pression.
Ainsi, on voit bien le rôle personnel des citoyens, notamment au sein du réseau associatif qui permet d’agir plus efficacement que tout seul. Mais il est tentant de terminer en évoquant un sujet déjà abordé dans un autre dossier : le service national universel. On y retrouve exactement les rôles respectifs de l’État et du citoyen. Rappelons en l’idée : un service universel pour filles et garçons, avec le moins d’exceptions possibles, en incluant par exemple au maximum les handicapés, durant six ou douze mois. Ce service offrirait des missions variées allant du service armé, du service sécuritaire, à des missions dans les Établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), dans l’Éducation Nationale, dans l’environnement, dans les associations, notamment celles qui agissent dans les quartiers difficiles, jusqu’à un service international, notamment dans les pays les plus pauvres. Ce serait une occasion donnée à chacun de découvrir des hommes et des femmes de milieu, d’âge, de culture différents. Ce serait offrir une opportunité aux jeunes déjà convaincus d’œuvrer au sein d’une association ou d’un service, plus facilement qu’individuellement dans une mission qui les passionne, ce serait permettre aux indifférents, aux « non motivés » de découvrir un autre milieu et pour certain de découvrir leur voie.
Ainsi, les jeunes des cités, se retrouvant hors de leur quartier pendant quelques mois, déconnectés de leurs réseaux habituels, appelés à des tâches nouvelles écologiques ou sociales, des jeunes diplômés venant travailler à l’inverse dans ces cités, des jeunes découvrant la vie des aînés en EHPAD, quelles chances données à nos jeunes citoyens ! Notons aussi l’intérêt d’un choix possible d’un service national militaire pour ceux qui le souhaitent.
Quel rapport a tout ceci avec la dissuasion ? Un rapport certain. Un pays qui est ainsi capable d’interrompre pour quelques mois la vie d’un jeune dans ses études, dans sa recherche d’emploi, pour un service au profit de ses concitoyens apparaîtra aux yeux du monde comme un pays déterminé dans sa politique, dans ses valeurs, dans sa volonté de les défendre.
Face aux menaces majeures d’aujourd’hui, un pays où l’État a réussi à recueillir majoritairement l’adhésion des citoyens en explicitant ces menaces et en encourageant ses convictions renforce ses chances d’être dissuasif. S’agissant de la France, il faut bien réaliser que notre pays n’est pas isolé au milieu du monde.
Les menaces que nous avons évoquées ne visent pas que notre pays. Nous devons être solidaires de tous ceux qui partagent nos convictions. La dissuasion est renforcée par le nombre. Pourrons-nous alors parler un jour de l’Europe et de ses citoyens ?
Texte issu du dossier 27 du G2S « Dissuader aujourd’hui ou comment prouver sa détermination »