La flottille pour Gaza (2011) : un cas d’école de « lawfare » appliqué au domaine maritime.

À la suite de la prise de contrôle de la bande de Gaza par le Hamas en juin 2007, Israël, appuyé par l’Égypte, met en place un dispositif de restrictions d’accès terrestres et un blocus maritime destinés à limiter les flux susceptibles d’alimenter l’organisation.

Trois points de passage terrestres demeurent alors ouverts, deux contrôlés par Israël et un par l’Égypte, mais les conditions d’accès y sont strictement encadrées. Ce régime suscite rapidement un débat international, notamment sur ses conséquences humanitaires.

En mai 2010, une coalition d’organisations de la société civile – dont le mouvement Free Gaza, en coordination avec l’ONG turque IHH (İnsani Yardım Vakfı) – organise une première flottille pour rejoindre directement Gaza par voie maritime. L’interception de la flottille par les forces israéliennes entraîne un affrontement à bord d’un des navires, causant plusieurs morts et de nombreux blessés. L’épisode provoque une crise diplomatique importante et conduit à plusieurs enquêtes internationales, dont le rapport de la commission d’enquête de l’Organisation des Nations unies publié en septembre 2011, qui critique notamment les modalités de l’interception.

En 2011, un second convoi est annoncé, de plus grande ampleur, réunissant des organisations issues de nombreux pays avec un point de rassemblement fixé en Grèce. Les organisateurs entendent réitérer la tentative d’accès direct à Gaza. De son côté, Israël fait face à un contexte politique et diplomatique délicat, lié à la séquence de 2010. Les acteurs impliqués cherchent donc à anticiper la situation et à éviter la reconstitution d’un scénario d’interception en mer.

C’est dans ce cadre qu’apparaissent, dès le printemps 2011, des initiatives juridiques, administratives et informationnelles destinées à perturber la préparation du convoi. Ces actions, menées par des acteurs publics et privés dans plusieurs pays, convergent en un enchaînement qui aboutira à l’immobilisation complète de la flottille dans les ports grecs. L’épisode constitue un exemple documenté de recours coordonné à des instruments juridiques dans un contexte international sensible. Un cas d’école de lawfare : « l’usage offensif ou défensif du droit pour affaiblir un adversaire, entraver ses capacités ou renforcer sa propre position » selon la définition de Orde Kittrie.

La première flottille (2010) : point de bascule dans l’approche israélienne

L’organisation de la première « flottille pour Gaza » en 2010 constitue un élément déterminant pour comprendre l’évolution des réponses israéliennes l’année suivante. Cette initiative, coordonnée par le mouvement Free Gaza vise à transporter directement vers la bande de Gaza une cargaison humanitaire sans passer par les points de contrôle israéliens ou égyptiens. 8 navires participent à l’opération, regroupant des passagers issus d’environ quarante-deux pays et représentant un ensemble hétérogène d’acteurs : militants associatifs, parlementaires, journalistes, médecins, mouvements pro-palestiniens et organisations confessionnelles.

Apprenant le départ imminent de la flottille en mai 2010, les autorités israéliennes informent publiquement les organisateurs de la possibilité de transférer l’aide via les points de passage terrestres, à condition que la cargaison puisse être inspectée conformément aux procédures alors en vigueur. Cette proposition est rejetée, les organisateurs déclarant vouloir contester le blocus lui-même. Le 30 mai, les navires appareillent depuis Chypre. Le lendemain à 04 h 30, les forces spéciales israéliennes interceptent la flottille dans les eaux internationales, à une distance significative de la zone de blocus.

L’intervention donne lieu à des affrontements violents, notamment à bord du navire Mavi Marmara, au cours desquels 9 passagers sont tués et 28 blessés. 10 militaires israéliens sont également blessés. Sur le plan opérationnel, l’objectif israélien est atteint : aucun navire n’entre dans la zone de blocus et l’ensemble du convoi est dérouté vers Ashdod. L’impact politique et diplomatique est immédiat. La Turquie, dont 8 ressortissants figurent parmi les personnes décédées, rappelle son ambassadeur et suspend plusieurs coopérations bilatérales. De nombreux États et organisations internationales condamnent l’usage de la force.

Le rapport publié en septembre 2011 par le Secrétaire général de l’ONU, dans le cadre de la commission d’enquête présidé par Geoffrey Palmer, conclut que si le blocus naval « constituait une mesure de sécurité légitime » au regard du droit international, la manière dont l’interception a été conduite soulève des interrogations substantielles. Le texte estime notamment que « la décision d’Israël de prendre le contrôle des bateaux avec une telle force, à grande distance de la zone du blocus et sans mise en garde préalable, était excessive et déraisonnable ». Ce constat contribue à ancrer durablement dans l’opinion internationale une controverse sur la proportionnalité des mesures israéliennes.

Pour Israël, l’incident représente moins un échec militaire (l’interception a eu lieu, les navires ont été déroutés) qu’une atteinte à son image. La séquence médiatique, accompagnée d’une abondante production documentaire, d’images filmées en continu et de prises de position étatiques, fragilise la position israélienne dans les organisations internationales et génère une large mobilisation de la société civile, notamment en Europe et en Amérique du Nord.

Sur le plan doctrinal, cet épisode est marquant. Les autorités civiles et militaires israéliennes sont confrontées à un type de contestation (un convoi civil très médiatisé mêlant activisme et action humanitaire) pour lequel les réponses strictement militaires apparaissent inadaptées. La nécessité d’éviter une répétition des événements de 2010 devient un impératif. Lorsque l’annonce d’une seconde flottille se précise en 2011, la question n’est plus seulement d’empêcher l’accès à Gaza, mais de le faire par d’autres moyens, sans recours à la force armée, sans opérations d’abordage, et sans générer de crise diplomatique majeure.

C’est dans ce contexte précis que s’élabore, progressivement, une approche fondée sur l’emploi détourné du droit comme outil d’interdiction. Le précédent de 2010 agit dès lors comme un facteur structurant : il pousse à rechercher une stratégie alternative, moins visible, moins risquée, et potentiellement plus efficace dans un environnement international où les perceptions jouent un rôle central.

La seconde flottille (2011) : Les limites structurelles du mouvement

L’annonce d’une nouvelle flottille pour Gaza en 2011 intervient dans un contexte marqué par les répercussions diplomatiques du précédent abordage. 22 organisations non gouvernementales décident alors de coordonner leurs efforts afin de rassembler dix navires et près d’un millier de militants, avec pour objectif déclaré de forcer le blocus maritime et d’acheminer directement du matériel humanitaire vers la bande de Gaza. Le point de regroupement est fixé en Grèce, pays disposant de nombreuses infrastructures portuaires et occupant une position géographique centrale en Méditerranée orientale.

La mise en œuvre révèle rapidement une série de fragilités organisationnelles. Plusieurs témoignages de participants, notamment ceux issus d’équipages européens, font état d’une coordination interne limitée et d’un déficit de compétences maritimes parmi les groupes engagés. Au sein des comités nationaux, peu disposent de personnels familiers des exigences du droit maritime, des procédures portuaires, de la conformité technique ou des certifications requises pour les navires engagés. Un ancien marin français ayant participé aux travaux préparatoires rapporte ainsi qu’au cours de la réunion internationale d’Athènes des 29 et 30 janvier 2011, seules deux délégations — la suédoise et la française — comptaient des professionnels de la mer. Selon ce témoignage, cette sous-représentation des compétences maritimes aurait pesé sur la préparation opérationnelle de l’ensemble du projet.

Les navires sélectionnés présentent par ailleurs une grande hétérogénéité d’état. Dans plusieurs cas, les coordinations locales doivent recourir à des embarcations anciennes, parfois en cours de rénovation, ou nécessitant des travaux ultérieurs pour obtenir les autorisations nécessaires à la navigation. Certains organisateurs grecs affirment initialement pouvoir fournir des navires en bon état et à bas coût, mais plusieurs équipes étrangères estiment que les options proposées étaient en réalité limitées ou inadaptées. Le refus de certains groupes français et irlandais d’acquérir des bâtiments considérés comme insuffisamment fiables contribue à des tensions internes et à des retards dans la planification du départ.

Sur le plan logistique, la dépendance totale à l’égard des ports grecs constitue une autre vulnérabilité majeure. À la différence de 2010, où les navires avaient appareillé depuis plusieurs ports (dont Chypre et la Turquie), l’ensemble de la flottille doit converger vers des infrastructures placées sous le contrôle d’un seul État. Ce choix confère aux autorités grecques un rôle déterminant dans la faisabilité même de l’opération. Plusieurs organisations mentionnent déjà, en amont de leur arrivée, la possibilité que des pressions diplomatiques extérieures puissent conduire Athènes à exercer un contrôle particulièrement strict sur les navires.

À mesure que les premières équipes rejoignent les ports grecs à partir du 22 juin, les difficultés internes se combinent à des contraintes administratives croissantes. Les participants constatent une multiplicité de demandes, de contrôles et de vérifications portant sur les certifications techniques, les qualifications des capitaines, les inspections de moteurs ou encore la validité des documents d’assurance. Certains militants, dans leurs récits, comparent cette accumulation de procédures à une forme de « labyrinthe bureaucratique », sans que l’on puisse déterminer objectivement si ces exigences s’inscrivent dans un cadre strictement réglementaire ou si elles résultent de mesures renforcées dans un contexte de sensibilité politique.

Parallèlement, plusieurs cas d’avaries ou de dommages matériels sont signalés par des équipages. Le 27 juin, des militants grecs et suédois constatent que les hélices de leur navire ont été sciées. Le 29 juin, un autre navire (sous responsabilité irlandaise) rapporte un sabotage similaire en Turquie. Les causes de ces dégradations ne sont pas établies : aucun acteur institutionnel ne les revendique et les enquêtes disponibles n’ont pas permis de les attribuer de manière certaine. Pour les organisateurs, néanmoins, ces incidents renforcent le sentiment que la flottille fait l’objet d’entraves multiples, dont l’origine demeure difficile à identifier.

Enfin, les échanges internes entre comités nationaux demeurent complexes. Plusieurs récits témoignent d’une circulation imparfaite de l’information, de rumeurs persistantes et d’un manque de coordination entre les différentes équipes techniques et juridiques. Ces éléments influent sur la capacité de la flottille à réagir de manière cohérente face aux obstacles successifs.

Ainsi, au moment où le dispositif israélien commence à se déployer, la flottille présente déjà une structure fragile, marquée par une hétérogénéité organisationnelle, des vulnérabilités techniques et une dépendance administrative à un seul État côtier. Cette situation crée un environnement particulièrement propice à l’efficacité de toute action juridique ou administrative externe, même modérée. Les fragilités internes de la flottille 2011 ne suffisent pas à expliquer son arrêt complet, mais elles en constituent un facteur facilitateur majeur, en rendant chaque navire susceptible d’être immobilisé au moindre défaut identifié.

Une stratégie de neutralisation fondée sur le droit et l’influence

Face à l’annonce d’une seconde flottille en 2011, les autorités israéliennes se trouvent dans une situation stratégique sensible. L’épisode du Mavi Marmara a démontré les limites d’une réponse strictement militaire, Israël cherche à éviter toute réédition d’un abordage violent, tout en maintenant l’interdiction d’accès direct à Gaza.

La réponse qui se met en place au printemps 2011 combine ainsi plusieurs registres d’action (informationnel, juridique, administratif et diplomatique) et mobilise à la fois des acteurs étatiques et des personnes privées israéliennes ou étrangères. L’ensemble constitue un dispositif hybride, où l’usage du droit devient un moyen de neutralisation préventive. Cette approche ne repose pas sur une action unique, mais sur la convergence de mécanismes complémentaires agissant sur les vulnérabilités identifiées de la flottille.

Le volet informationnel : préparation de l’environnement et campagnes numériques

Dès le mois de mai, une première initiative vise à préparer le terrain informationnel. Une université israélienne met à disposition un espace de travail et des moyens informatiques à un groupe d’activistes spécialisés dans les réseaux sociaux. L’objectif est de surveiller, analyser et contrer les communications des organisateurs de la flottille.

Selon plusieurs récits publiés à l’époque, cette cellule diffuse des contenus en plusieurs langues, identifie des participants à la flottille, et pratique une stratégie de name and shame visant à rendre coûteuse leur participation. Cette activité relève de « l’influence » : elle ne vise pas directement à empêcher l’appareillage des navires, mais participe à la création d’un environnement médiatique et politique moins favorable à l’initiative.

Cet élément n’est pas déterminant à lui seul, mais il constitue la première strate d’un dispositif global dans lequel la perception publique et la pression sur les acteurs privés jouent un rôle majeur.

Le volet juridique : exploitation des contraintes réglementaires grecques

Les équipes de Shurat HaDin, une ONG israélienne fondée en 2003 qui mène des actions judiciaires contre des entités considérées comme liées au terrorisme, identifient que la réglementation hellénique impose aux navires quittant un port grec de disposer d’une assurance valide.

Ne connaissant pas les assureurs précis des navires de la flottille, Shurat HaDin adopte une approche systématique : elle adresse des courriers aux principaux assureurs maritimes opérant en Méditerranée — dont la Lloyd’s of London — en affirmant que les navires en question pourraient être perçus comme transportant une aide destinée à une organisation classée terroriste par les États-Unis. La lettre laisse entendre qu’assurer de tels navires pourrait exposer les compagnies à des poursuites.

Dans les jours qui suivent, certains assureurs répondent. Lloyd’s indique notamment que, conformément aux régimes de sanctions applicables, ses services n’assureraient pas un navire impliqué dans une opération susceptible d’être liée à une organisation sous sanction. Cette réponse est ensuite relayée dans certains médias, parfois de manière déformée, créant l’impression que plusieurs navires pourraient se retrouver sans couverture.

Même si les documents disponibles ne permettent pas de déterminer précisément l’effet direct de ces correspondances sur la situation de chaque navire, il apparaît que cet échange contribue à installer un doute significatif autour de la conformité assurantielle des bâtiments, ce qui constitue une vulnérabilité majeure dans le droit grec.

Un second élément de la stratégie juridique repose sur l’obligation, pour les navires de commerce, de disposer d’un système de communication et de géolocalisation fonctionnel. Dans la zone concernée, un acteur occupe une position dominante : Inmarsat, société basée au Royaume-Uni et aux États-Unis.

Shurat HaDin adresse à la société des lettres similaires à celles envoyées aux assureurs, rappelant que la fourniture de services à un navire tentant de violer un blocus pourrait, selon leur analyse, être interprétée comme une forme de soutien matériel. La société ne répond pas à ces courriers.

L’ONG franchit alors une étape supplémentaire. Par l’intermédiaire d’une citoyenne américaine résidant dans le sud d’Israël, elle dépose une plainte devant un tribunal de Floride, visant à obtenir une injonction empêchant Inmarsat de fournir des services aux navires concernés. La plainte vise aussi le dirigeant de la société (!) et s’appuie sur la jurisprudence américaine en matière de soutien matériel à des organisations placées sous sanctions.

Selon les déclarations publiques de Shurat HaDin, Inmarsat aurait ensuite informé l’ONG de la suspension de ses services aux navires de la flottille. L’action judiciaire est finalement retirée. Là encore, l’effet direct ne peut être établi avec certitude, mais l’enchaînement des démarches contribue à rendre les navires potentiellement non conformes au droit grec.

Le volet judiciaire : tentative de saisie des navires aux États-Unis

Parallèlement, une plainte est déposée à Manhattan par une victime américaine d’un attentat en Israël, sollicitant la saisie de quatorze navires, dont plusieurs destinés à la flottille. Elle s’appuie sur le Neutrality Act, un dispositif rarement utilisé qui permet de saisir de navires financés illicitement dans le cadre d’activités dirigées contre un État avec lequel les États-Unis sont en paix.

La plainte est rejetée en première instance puis en appel, au motif que les conditions de recevabilité ne sont pas remplies. Néanmoins, cette initiative illustre la multiplication des fronts juridiques ouverts simultanément, avec pour résultat un accroissement des incertitudes pour les organisateurs et un risque réputationnel accru pour les partenaires privés des navires.

Le volet administratif : interventions auprès des autorités grecques

Le 26 juin, Shurat HaDin adresse, via un intermédiaire grec, une plainte officielle aux autorités helléniques, signalant des manquements supposés des navires à la réglementation locale (assurance, conformité technique). Selon plusieurs sources publiques, cette démarche est suivie d’échanges diplomatiques entre Israël et la Grèce, notamment d’une convocation de l’ambassadeur grec en Israël.

Les autorités grecques intensifient leurs contrôles sur les navires. Les inspections mentionnées par les participants (vérification des moteurs, examen des certificats du capitaine, demandes de documents additionnels sur les inspections précédentes) s’inscrivent dans le cadre de la réglementation maritime nationale, mais leur fréquence et leur minutie marquent une inflexion notable.

Le 30 juin, le gouvernement grec annonce qu’aucun navire participant à la flottille ne sera autorisé à quitter ses ports pour Gaza. Le lendemain, un communiqué officiel réaffirme l’interdiction. Les garde-côtes interceptent les tentatives de départ successives, dont celles des navires Audacity of Hope, Tahrir et DignitéAl Karama.

L’interdiction décidée par les autorités grecques constitue le dernier maillon du dispositif : elle relève de la compétence de l’État du port, qui peut refuser l’appareillage d’un navire depuis ses eaux intérieures lorsque les exigences de sécurité ou de conformité prévues par sa réglementation ne sont pas satisfaites.

Résultat : une neutralisation complète sans recours à la force

Le 7 juillet, les organisateurs renvoient une partie des militants chez eux et suspendent l’opération. Aucun navire, à l’exception du DignitéAl Karama lors d’une brève sortie, ne quitte les eaux grecques. Les garde-côtes grecques interceptent toutes les tentatives ultérieures.

Cette neutralisation s’opère sans affrontement, sans usage de la force armée et sans intervention militaire israélienne. Aucun des mécanismes déployés ne suffit isolément à expliquer l’issue finale ; c’est leur combinaison, exploitant à la fois les vulnérabilités internes de la flottille et les prérogatives réglementaires grecques, qui rend possible le blocage en quelques semaines.

Ce que révèle la séquence de 2011 : éléments d’analyse

L’arrêt complet de la flottille de 2011 sans recours à la force armée constitue un cas d’étude particulièrement éclairant pour saisir la manière dont des objectifs stratégiques peuvent être atteints par l’articulation méthodique du droit, d’acteurs non étatiques et d’un environnement administratif favorable.

L’examen des sources disponibles montre que la neutralisation du dispositif n’a pas résulté d’un mécanisme unique, mais d’une convergence d’actions distinctes : l’exploitation de vulnérabilités internes à la flottille, l’activation ciblée de leviers juridiques dans plusieurs juridictions, l’intervention d’acteurs civils, et le rôle déterminant joué par les autorités grecques. L’ensemble forme une séquence cohérente qui explique l’efficacité finale de l’opération.

L’un des éléments structurants de cette affaire réside dans le différentiel de moyens entre les approches de 2010 et de 2011. L’interception du Mavi Marmara avait mobilisé un dispositif naval conséquent, sollicité des forces spéciales et entraîné une confrontation directe, filmée et immédiatement exploitée sur la scène internationale. Les répercussions diplomatiques avaient été considérables.

En 2011, à l’inverse, la neutralisation de la flottille se déroule principalement dans le champ civil : échanges de courriers juridiques, pressions réglementaires, procédures contentieuses, mobilisation d’expertises privées et notifications adressées aux autorités grecques en charge de la sécurité des navires. Les décisions déterminantes sont prises non par des unités militaires mais par les compagnies d’assurance, par un fournisseur satellitaire, par les garde-côtes grecs et par les autorités portuaires. Les risques opérationnels sont presque nuls, les coûts directs sont réduits et l’exposition médiatique demeure minimale. Cet écart illustre la capacité du droit à produire des effets stratégiques dans des contextes où l’action militaire serait coûteuse ou politiquement délicate.

L’efficacité de la séquence tient également à son caractère cumulatif. Les différentes démarches, ne s’inscrivent pas dans une chronologie rigide, mais forment un ensemble d’actions convergentes. Chacune affecte un maillon spécifique : l’assurance et le système de communication, requis pour tout appareillage. L’absence de conformité technique, pouvant déclencher une inspection approfondie ou le risque judiciaire, qui crée chez les organisateurs une incertitude permanente. Même les démarches n’aboutissant pas, comme les tentatives de saisie aux États-Unis, contribuent à saturer le champ décisionnel en multipliant les zones de risque. La flottille se retrouve ainsi confrontée non à un obstacle isolé, mais à un faisceau d’incertitudes rendant toute tentative de départ plus complexe, plus coûteuse et plus aléatoire.

L’opération révèle également le rôle déterminant d’acteurs non étatiques, dont l’initiative constitue un élément structurant. Des ONG israéliennes, des avocats britanniques, des universitaires ou des intermédiaires locaux interviennent dans des espaces où une action étatique directe aurait été difficile ou inopportune. Cette externalisation partielle de la manœuvre rejoint les analyses développées par l’École de guerre économique, notamment sous l’impulsion de Christian Harbulot, sur l’importance croissante des acteurs civils dans les conflictualités contemporaines. Les acteurs privés disposent d’une liberté d’action que ne possèdent pas nécessairement les institutions publiques. Ils peuvent intervenir dans des domaines variés (juridique et communication ici) et produire des effets tangibles dans des situations où une action étatique directe serait difficile ou inopportune.

L’épisode témoigne également de la vulnérabilité des acteurs privés lorsqu’ils sont exposés à des démarches juridiques ciblées. Les compagnies d’assurance, tout particulièrement celles opérant sous droit britannique, illustrent ce phénomène. Dans le cas de la flottille, plusieurs assureurs ont adopté une position prudente à la suite de mises en garde formulées depuis Londres par des avocats, alors même qu’aucune décision de justice n’était intervenue. Le même schéma s’observe chez le fournisseur du système de géolocalisation utilisé par certains navires : une seule plainte visant l’entreprise et son dirigeant, déposée aux États-Unis, a suffi à provoquer un retrait préventif du service, malgré le caractère incertain de l’action engagée. Enfin, les autorités portuaires grecques possédaient, en vertu de la réglementation nationale, la faculté d’interdire la sortie de tout navire présentant des irrégularités, réelles ou alléguées. Les signalements transmis aux autorités ont donc mécaniquement déclenché des inspections approfondies, conduisant à l’immobilisation de plusieurs bateaux.

Cette fragilité des chaînes de soutien civiles fait écho à d’autres situations documentées, notamment l’affaire ALSTOM et la détention de Frédéric Pierrucci, qui a illustré l’impact potentiel de mécanismes juridiques extraterritoriaux sur des entreprises majeures. Dans les deux cas, la dépendance aux cadres réglementaires internationaux et aux obligations de conformité constitue un point d’entrée stratégique.

L’épisode de 2011 offre un précédent doctrinal intéressant les opérations militaires ne disparaissent pas, mais elles sont désormais complétées, précédées ou parfois remplacées par des actions juridiques ou réglementaires susceptibles de produire des résultats comparables. La maîtrise du cadre normatif et la capacité à mobiliser des acteurs civils deviennent ainsi des composantes à part entière de la supériorité opérationnelle.

Conclusion : une neutralisation sans confrontation physique

Après la séquence de 2010, marquée par un abordage violent et un coût diplomatique important, l’approche adoptée en 2011 repose sur l’anticipation, la maîtrise des règles applicables à la navigation, et la prise en compte de la sensibilité des acteurs privés aux risques contentieux ou réputationnels. La neutralisation de la flottille ne procède pas d’une action unique, mais de la convergence d’initiatives distinctes opérées dans plusieurs environnements normatifs, dont l’efficacité a été amplifiée par les fragilités organisationnelles internes du convoi.

L’analyse de cet épisode ne vise pas à porter un jugement sur les motivations des protagonistes, mais à comprendre les mécanismes factuels qui ont conduit à l’immobilisation du convoi. Elle montre que, dans certaines circonstances, la maîtrise des normes et des procédures peut devenir un levier stratégique à part entière, susceptible de produire des effets opérationnels significatifs sans emploi de la force. Pour les institutions militaires et les acteurs de la sécurité, cet épisode rappelle la nécessité d’intégrer la dimension normative de l’environnement maritime, non seulement comme cadre contraignant, mais aussi comme un facteur déterminant de liberté d’action et de réussite opérationnelle.

Alexandre LAMOUR
Alexandre LAMOUR
Alexandre Lamour est conseiller en droit des conflits armés au ministère des Armées et chargé de mission à l’état-major de la Marine. Dans ce cadre, il a exercé des fonctions juridiques en France, outre-mer et au sein de l’Union européenne, et a participé à un exercice de l’OTAN en contexte opérationnel. Avant son engagement militaire, il a travaillé dans des structures publiques responsables des réseaux locaux d’énergie et de communication électronique, ce qui lui a donné une approche concrète des infrastructures essentielles et de leurs contraintes. Il s’intéresse au droit des conflits armés en milieu maritime et, plus largement, aux évolutions de la conflictualité contemporaine. Ses travaux portent notamment sur la guerre navale, l’hybridité en mer et les formes de "lawfare", en s’appuyant sur des apports issus du droit, de l’histoire et de la stratégie pour mieux comprendre les enjeux de souveraineté et les vulnérabilités des infrastructures critiques. Il publie sur la guerre en mer, les cadres juridiques des opérations et les tensions liées à la puissance en mer, avec le souci de rendre accessibles des dynamiques souvent difficiles à percevoir dans les conflits modernes. Il a rejoint THEATRUM BELLI en novembre 2025.
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