Souvent présentée comme un immense projet infrastructurel, le projet chinois de Nouvelle Route de la Soie (ou BRI – Belt and Road Initiative) n’a pas que des visées commerciales mais comporte aussi un volet stratégique et militaire. Une note à diffusion restreinte de la Direction Générale des Relations Internationales et de la Stratégie datée de février 2018 que nous nous sommes procuré lors de notre enquête donne des détails sur les ambitions chinoises qui « vont avoir des répercussions directes sur les intérêts de sécurité français et européens ».
L’auteur de la note estime que la France constitue une « cible de choix pour l’exercice d’une contre influence chinoise » qui nécessite une vigilance face au projet chinois en vue de protéger nos intérêts stratégiques.
Le régime chinois a lancé, au début des années 2000, une vaste réforme de l’Armée Populaire de Libération en vue d’intervenir hors du territoire national, renforçant ses forces marines et sous-marines et multipliant les projets de coopération sur le plan militaire en Asie du sud-est, en Asie centrale mais aussi en Afrique. « Les dirigeants chinois ont pour ambition de contester l’ordre international en poussant unilatéralement leur avantage dans les espaces stratégiques communs ou partagés », précise la note qui estime que l’un des effets de l’ambitieux projet chinois vise à modifier les équilibres militaires qui auront des répercussions sur les intérêts de sécurité français et européens.
« Le déploiement de la marine chinoise entraîne sa présence régulière autour de nos territoires souverains, de nos ZEE (dans l’océan indien) et parfois aux abords des zones d’opérations militaires » détaille l’auteur.
Outre ses ambitions géostratégiques, le pouvoir aurait notamment été marqué par ses difficultés à rapatrier la communauté chinoise présente en Libye lors du déclenchement de l’intervention militaire en 2011, aboutissant à une réflexion sur une présence militaire régulière dans la région.
La République populaire de Chine s’est longtemps présentée comme une puissance désintéressée par la projection hors de ses frontières. Un temps révolu avec l’arrivée en 2012 de Xi Jinping au pouvoir. Si la position géographique de Djibouti est essentielle pour lutter contre le terrorisme et la piraterie dans le Golfe d’Aden, elle sert surtout de prétexte aux grandes puissances pour s’établir militairement dans cette zone.
Le chef d’état-major français de la marine, l’amiral Christophe Prazuck, en 2017, l’a clairement exprimé lors d’une audition à l’Assemblée Nationale : « l’historienne Michèle Battesti, spécialiste de la piraterie, a analysé la lutte contre les pirates comme le moyen employé à toutes les époques par les grandes puissances pour prendre pied à un endroit. C’est exactement ce qui s’est passé avec la Chine qui possède une flotte contre la piraterie dans le golfe d’Aden, alors que celle-ci a pratiquement disparu. C’est ce dont témoigne aussi la création d’une base chinoise à Djibouti ».
Paradoxalement, au moment où les Chinois ont décidé de construire une base militaire à Djibouti, la France envisageait, elle, de diminuer de façon drastique les effectifs militaires installés sur place. Paris reviendra finalement sur cette décision : « je n’ai pas l’intention de lâcher un pouce de terrain à Djibouti » assurait, fin 2017, le nouveau chef d’état-major des armées, François Lecointre devant les sénateurs « la zone, où nous sommes implantés, est extrêmement sensible et je ne pense pas que nous devrons nous en désengager dans les décennies qui viennent ».
Après la signature de l’accord en décembre 2015, il n’aura fallu qu’un an et demi à la Chine pour construire sa première base militaire. Officiellement, cette base chinoise jouxtant le port de Doraleh et la zone franche de Djibouti ne doit abriter « que » 400 hommes. Mais elles pourraient accueillir, en fait, jusqu’à 10.000 hommes.
« L’augmentation de la présence chinoise à Djibouti a profondément modifié l’équilibre géostratégique dans la région. Ils procèdent de surcroît à des manœuvres dans le désert, ce que les Français étaient les seuls à faire jusqu’à présent, les autres armées étrangères – Américains, Japonais – restant cantonnés dans leurs bases. Globalement, la présence chinoise s’intensifie dans l’océan Indien, notamment sa présence sous-marine, tandis que les Chinois sont désormais également présents de façon quasi continue en Méditerranée » expliquait, en janvier 2018, à la commission des affaires étrangères de l’assemblée nationale, Justin Vaisse, directeur du centre d’analyse, de prévision et de stratégie du Ministère des affaires étrangères, souvent présenté comme le « service de renseignement » du quai d’Orsay.
Indépendamment d’une base, il s’agit bien d’une plateforme stratégique, tant économique que militaire, que la Chine s’est octroyée à Djibouti au point que l’endettement de ce pays envers la Chine commence à peser lourdement : un endettement excessif qui risque de « réduire la souveraineté » des États et de « fragiliser leur situation économique », selon les propres termes du Président Macron lors de sa récente visite.
Pour la France, Djibouti reste une plateforme incontournable, dans une région définie dans le Livre Blanc sur la défense et la sécurité nationale comme « une des priorités stratégiques de la France ». Auditionnée récemment par la Commission de Défense de l’Assemblée nationale, Florence Parly ne cachait pas que la France cherchait à renouer des liens forts avec Djibouti compte tenu de la montée en puissance chinoise : « Cette relation a été dynamisée en 2018 après plusieurs visites de haut niveau, ce qui était d’autant plus nécessaire que nos compétiteurs, notamment la Chine, montent en puissance dans ce pays. Les installations portuaires chinoises sont particulièrement impressionnantes. Nous sommes déterminés à contrecarrer cette influence croissante ».
Régis Soubrouillard et Pierre Tiessen
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