Depuis une dizaine d’années, un nouveau « concept » stratégique est sur toutes les lèvres dans le milieu militaro-stratégique occidental. Il vient prendre la place ou s’ajouter à tant d’autres, comme nous en avons pris l’habitude depuis déjà longtemps, puisque cet univers semble fonctionner dans le domaine linguistique comme s’il n’était régi que par le marketing : tout comme de nouveaux produits de consommation, un « concept » chasse l’autre dès que son aura baisse et que la machine a besoin d’être relancée.
Pour l’heure, la mode est donc à la « guerre hybride », ainsi que certains croient pouvoir qualifier les conflits qui se développent un peu partout dans le monde, de l’Ukraine à la Syrie, et du Sri Lanka au Mexique. Cette « hybridité » peine pourtant à être définie, et le Département américain de la Défense lui-même semble ne pas s’y être trompé, puisqu’il a prudemment déclaré ne pas envisager de publier une doctrine de la guerre hybride, arguant du fait que cette catégorie était trop diverse. On le comprend. Cette tâche délicate échoit donc aux universitaires, aux journalistes spécialisés, aux analystes, aux officiers des forces, ou à ceux qui doivent rédiger un mémoire académique. Et que nous disent-ils ? Que la guerre hybride voit se mêler la guerre dite conventionnelle (avec des armées régulières équipées d’armes de haute technologie) et la guerre dite non-conventionnelle (guérillas menées par des groupes armés irréguliers possédant un armement léger et relevant d’un niveau technologique très limité). Que ces groupes de guérilleros eux-mêmes tendent à utiliser intensément les technologies modernes à leur disposition, non seulement dans le domaine des armements proprement dits (quand ils parviennent à en disposer), mais aussi provenant de ces technologies duales (civiles et militaires) qui inondent désormais les marchés de la grande consommation (ordinateurs, téléphones portables ou satellitaires, GPS, véhicules tous terrains, etc.). Qu’ils savent coupler le déploiement de milices et de forces plus classiques et plus efficaces militairement. Qu’ils peuvent mettre en œuvre des tactiques plus complexes que de simples embuscades, raids et autres opérations de sabotage ou de propagande, tactiques pouvant aller jusqu’à des assauts complexes, voire des embryons de combat interarmes (puisqu’il leur arrive de plus en plus souvent de posséder des armements lourds, tels que des chars ou de l’artillerie). Qu’ils possèdent parfois des embryons de moyens navals ou aériens (navires-mères des pirates somaliens ou marine côtière des Tigres tamouls, défense antiaérienne, petits avions suicide, drones), voire des armes chimiques improvisées. Malgré tout, ces forces savent éviter les faiblesses et les lourdeurs des armées modernes puisqu’elles restent très mobiles et que leurs chefs intermédiaires ou subalternes possèdent de larges marges d’initiative. Que les nouveaux outils informatiques n’ont plus de secrets pour elles, ce qui leur permet d’avoir un accès à toutes les facilités d’Internet (notamment Google Earth) et de pratiquer la cyberguerre. Enfin, qu’elles savent passer à l’offensive, conquérir des territoires et y installer des proto-États, pratiquer intensément la guerre de l’information sous toutes ses formes, et déployer leurs actions dans les champs militaires aussi bien que politique, social et idéologique.
Fort bien. Mais en quoi tout cela est-il véritablement nouveau ? Pas grand chose, en réalité, comme ont commencé à le montrer un groupe d’historiens militaires américains dans un ouvrage collectif publié voici déjà quatre ans (1). Dans ce livre, neuf exemples historiques sont étudiés dans le but de montrer à quel point toutes les prétendues nouveautés radicales des guerres hybrides actuelles ont été abondamment pratiquées par le passé : l’échec de la tentative romaine de conquête de la Germanie ; l’affermissement de la mainmise anglaise sur l’Irlande pour empêcher les Espagnols d’y débarquer, au tournant des XVIe et XVIIe siècles ; la guerre d’Indépendance américaine ; la guerre de la Péninsule entre 1807 et 1814, lorsque les troupes régulières anglaises combattirent les Français de Napoléon Ier aux côtés des guérilleros espagnols ; la contre-guérilla menée par les Nordistes pendant la guerre de Sécession américaine ; la guerre franco-prussienne de 1870-1871 ; les guerres de conquête coloniale (ou de décolonisation) des Britanniques du XVIIIe au XXe siècle ; la conquête japonaise de la Chine du Nord, jamais menée à bien, entre 1937 et 1945 ; et enfin la guerre du Vietnam, de 1965 à 1975.
Tous ces exemples illustrent les faits suivants : de tels conflits existent depuis l’Antiquité ; la combinaison de forces et de pratiques régulières et irrégulières est très ancienne, que ce soit pour contrer la supériorité militaire d’une grande puissance, ou au contraire pour vaincre un adversaire inférieur dont on entend conquérir le territoire ; ces guerres se prolongent sur des années et demandent de fournir d’immenses efforts dans tous les domaines (financier, matériel, et surtout humain) ; ce sont des luttes difficiles et usantes pour tous les adversaires, et où il n’est pas possible de déployer une stratégie en fonction de considérations de politique intérieure, des sondages d’opinion ou des cycles électoraux.
On pourrait compléter cette série d’illustrations en rappelant, par exemple, que la France de la Révolution puis du Premier Empire fut confrontée, tout à la fois, à des coalitions d’ennemis étatiques sur ses frontières, des guérillas internes (bénéficiant parfois de conseillers militaires étrangers) contre lesquelles les combats furent d’une violence inouïe, la guerre navale (et économique, notamment par le blocus) menée par la Grande-Bretagne, des complots et des attentats royalistes jusque dans Paris, l’action d’agents secrets (le plus souvent britanniques), la désinformation, la subversion et les pamphlets d’adversaires politiques à la plume parfois très talentueuse, la corruption de certains dirigeants ou leaders politiques français, sans compter les dissensions et les luttes politiques internes souvent très dures, au moins durant la phase révolutionnaire. Rappelons aussi que la Seconde Guerre mondiale vit de puissantes forces de partisans travailler en coordination avec des divisions blindées, et parfois même libérer des territoires pour y faire régner un ordre opposé à celui de l’occupant, que la guerre de l’information (notamment par le biais de la radio) y fut d’une importance capitale, que des assassinats politiques aujourd’hui assimilables à du terrorisme y furent pratiqués (sans compter les politiques visant à terroriser des populations civiles), que les armements les plus modernes de l’époque y furent utilisés parallèlement aux plus archaïques (notamment dans les jungles asiatiques). Et l’on pourra même ajouter que les Soviétiques ont, à plusieurs reprises, acquis la supériorité aérienne dans un secteur du front sur lequel ils s’apprêtaient à lancer une offensive en envoyant des raids de cavalerie ou de chars sur les aérodromes ennemis pour y détruire les appareils au sol. Le cosaque ou le T-34 comme armes de supériorité aérienne : était-ce là de la « guerre hybride » ? Et que dire de l’apparition des stratégies de dissuasion nucléaire, qui ont fait passer la stratégie du champ du militaire à celui du diplomate ?
On est donc légitimement en droit de se demander à quoi rime la création d’un vocable nouveau qui risque d’introduire beaucoup de confusion dans des esprits – militaires ou civils – qui sont déjà au bord de la surcharge à cet égard… Aucune des caractéristiques « hybrides » parfois identifiées avec pertinence par certains auteurs n’est réellement nouvelle et, surtout, ne justifie une nouvelle caractérisation de la guerre, car son extension à de nouvelles dimensions, moyens, méthodes, etc., n’en a modifié la nature. Le fait que cette « hybridation » soit aujourd’hui la règle et qu’il faille donc le reconnaître, en prendre acte, en tirer toutes les conséquences qui s’imposent, ne constitue pas non plus un changement de nature de la guerre, pas plus que le fait que les adversaires que nous rencontrons désormais mettent à mal les choix stratégiques et militaires (matériels, humains et organisationnels) faits par les armées occidentales. Si changements il y a, ce sont généralement des changements de volume, ou éventuellement d’accent mis sur tel ou tel point, mais pas des changements de nature. Tout au plus pourra-t-on concéder le fait que l’existence même du débat autour de ce vocable aura permis de rappeler certaines évidences qu’on avait stupidement oubliées, soit par inculture, soit par conformisme bureaucratique : oui, la guerre est d’une infinie complexité, elle est toujours longue, coûteuse, sanglante et difficile. On y a toujours besoin de la masse – d’hommes, de matériels, d’argent – et du temps. On ne sait jamais quand une guerre va se terminer et on ne peut jamais en prévoir à l’avance tous les développements. Enfin, un bon stratège, comme d’ailleurs un bon tacticien, saura toujours faire preuve de créativité dans ses opérations comme dans ses modes d’action, et l’on ne doit jamais partir du principe que l’adversaire ne disposera pas d’un homme – ou d’une femme – de cette trempe. Fallait-il que nous soyons tombés si bas pour redécouvrir ainsi – et d’une façon aussi cuistre et prétentieuse – de pareilles évidences ? À la limite, le concept de « mutation militaire » (ou de « révolution ») considéré comme un processus dynamique, serait probablement plus utile, notamment dans son volet tactico-organisationnel, qui a notamment mis à jour le fait que les plus importantes occurrences de ce phénomène relèvent au moins autant de cette catégorie que de l’apparition de technologies nouvelles. Il y a déjà plusieurs années, Alain Joxe a justement constaté qu’elles s’accompagnent toujours d’une révolution de l’infanterie. Ne serait-ce pas ce qui se produit sous nos yeux avec Daech ? Mais les « mutations » ou les « révolutions militaires » ne modifient pas non plus la nature de la guerre.
Le problème, c’est que, depuis les années 1950 au moins, on est obnubilé par la classification des guerres et des conflits. Et ainsi, tout comme c’est le cas avec les modes lexicales évoquées au début de cet article, les classifications se succèdent, puis sont remplacées par d’autres. Or, aucune de ces classifications ne s’est révélée pertinente, aucune n’a jamais apporté quoi que ce soit de solide ni de véritablement utile, encore moins de pleinement opératoire. Elles ont même plutôt largement contribué à embrouiller les esprits et à se fourvoyer dans des impasses théoriques et stratégiques, surtout dès qu’il s’est agi de caractériser les guerres de décolonisation puis les insurrections : guérilla, guerre subversive, guerre irrégulière, guerre non-conventionnelle, guerre de basse intensité, guerre asymétrique, etc. On ne compte plus les pseudo-concepts inventés pour cela, et qui se sont toujours révélés inadéquats. Au moins cette réflexion sur la guerre hybride permettra-t-elle peut être de tordre le coup une fois pour toutes à ces théorisations intempestives… C’est qu’il y a une raison à cet engouement, car cette volonté de classer cache en fait une recherche de « trucs » plus ou moins magiques pour éviter d’avoir à penser ! Grâce à de telles « boîtes », on croit disposer de sortes de kits prêts à l’usage pour pouvoir mettre en œuvre la check-list correspondante de moyens à rassembler et d’actions à entreprendre. Et puis, tous ces mots ronflants issus de ces tableaux de classification vont pouvoir faire office de conceptualisation à bon compte… En admettant qu’on arrive à nous prouver qu’une classification des conflits puisse être utile, il faudrait encore élaborer une méthodologie sérieuse et scientifique de bâtir des typologies des guerres. Et, si l’on y parvient, ce qui nous paraît hautement improbable, il y a fort à parier que le résultat final soit qu’il existe une case par guerre. On sera alors bien avancés et la pensée stratégique aura fait un bond véritablement quantique ! Mais peut-être y a-t-il plus grave. L’adoption de cette expression pourrait contribuer à avaliser plusieurs évolutions stratégiques dangereuses, comme la tendance de plus en plus marquée à la confusion entre forces militaires et forces constabulaires (police, gendarmerie), ou encore, sous couvert d’intégration au système otanien, à la mise en coupe réglée des armées nationales européennes dans le système stratégique planétaire des États-Unis ?
Cherchons donc à comprendre et à penser les guerres actuelles – et éventuellement futures – dans toutes leurs dimensions, identifions ce qu’elles ont de nouveau et ce qui relève en réalité d’une continuité dans la longue durée historique (mais il est vrai qu’il faut pour cela posséder une culture historique solide, et non limitée aux trente dernières années – dans le meilleur des cas…), mais sans chercher à caractériser par un adjectif unique et réducteur des phénomènes géopolitiques qui devraient au contraire être envisagés dans toute leur complexité et toutes leurs spécificités. Et qu’on nous fasse grâce d’un vocabulaire plus adapté à des publicités pour lessives qu’à d’authentiques analyses stratégiques. Laissons cela aux mauvais journalistes et autres démagogues.
Laurent HENNINGER
Historien, chargé d’études à la Revue Défense Nationale, membre du comité de rédaction de Guerres et Histoire
——————–
(1) Peter R. Mansoor & Williamson Murray (dir.) ; Hybrid Warfare – Fighting Complex Opponents from the Ancient World to the Present ; Cambridge University Press, 2012.
Texte issu du numéro de mars 2016 de la Revue Défense Nationale : Penser la guerre…hybride ?, reproduit pour TB avec l’aimable autorisation de l’auteur.
Monsieur Henninger,
J’ai lu avec beaucoup de plaisir votre billet. J’avoue n’avoir vu le nom de l’auteur qu’en arrivant à la fin et je n’ai pas été surpris. Après m’être intéressé à d’autres périodes, depuis quelque temps je lis beaucoup sur l’art militaire contemporain. Je suppose que l’actualité n’y est pas pour rien.
Et je suis très dubitatif quand je constate que nos officiers généraux (ou pas) discutent de cet art en utilisant un vocabulaire plus à sa place dans la bouche d’un travailleur social, d’un prof de sociologie ou de sciences de l’éducation.
Alors c’est vrai que comme ces professionnels estimables, les militaires travaillent sur les relations humaines. Mais leur objectif n’est pas celui d’une assistante sociale. Autant on peut, on doit, accepter des circonvolutions de langage en travail social, autant le politiquement correct est, me semble-t-il, ici, hors de propos.
Nos militaires pensent-ils que plus c’est abstrait mieux c’est? J’ose espérer que sur le terrain leurs ordres sont clairs concis et efficaces.
Alors pourquoi céder à cette mode du vocabulaire universitaire? S’ils croient que c’est une preuve d’intelligence ils se trompent.
Cordialement