L’aviation habitée entre héritage et 6e génération

L’aviation de combat traverse une période de transition où les certitudes héritées des décennies précédentes vacillent. Les campagnes menées en Ukraine, au Moyen-Orient et en Asie du Sud ont révélé un paysage contrasté. Ces évolutions ne constituent pas une rupture nette ; elles dessinent plutôt un moment charnière où coexistent les modèles anciens et les signaux d’un futur encore incertain.

Dans le même temps, les puissances aériennes esquissent déjà l’avion « de 6e génération » avec l’ambition de bâtir un système de systèmes. Le SCAF, conçu pour incarner une vision européenne de l’aviation collaborative, se heurte à des divergences industrielles persistantes. Ses évolutions possibles conditionnent profondément les choix capacitaires des décennies à venir. Dans un contexte de transformation accélérée du spectre de menaces, la question n’est plus seulement celle d’un nouvel avion : elle touche à la manière même de penser l’aviation de combat.

Dès lors, une question s’impose : la réflexion actuelle sur la 6ᵉ génération permet-elle réellement de répondre aux défis opérationnels émergents, ou reste-t-elle encore prisonnière d’un imaginaire hérité ?

 

Trois théâtres : ce que montrent réellement les opérations récentes.

Les conflits récents ont mis en lumière des usages contrastés de l’aviation de combat. Leur intérêt n’est pas tant de dessiner un modèle unique que d’exposer les conditions dans lesquelles les plateformes habitées demeurent pertinentes et celles où elles se trouvent contraintes.

La campagne aérienne russo-ukrainienne constitue aujourd’hui le corpus le plus riche pour comprendre les limites modernes de l’aviation habitée. À mesure que la défense sol-air ukrainienne s’est densifiée, les pertes répétées de Su-34, Su-30SM et autres appareils russes ont rendu les pénétrations en profondeur trop risquées pour être maintenues. Selon l’étude Deadly Skies: The Air War in Ukraine[1], publiée en 2023 par l’Institut de l’Union européenne pour les études de sécurité, la Russie n’est jamais parvenue à établir une supériorité aérienne durable, malgré une flotte numériquement très supérieure. L’étude souligne que la défense ukrainienne, devenue plus mobile, dispersée et renforcée par l’arrivée de systèmes occidentaux, a forcé les plateformes habitées russes à rester à distance et à se rabattre sur l’emploi de frappes stand-off, c’est-à-dire des tirs réalisés hors de la zone couverte par les défenses adverses, grâce à des munitions guidées ou des bombes planantes. La même étude montre également la montée en puissance du drone dans le cycle de frappe : drones de reconnaissance, munitions rôdeuses et capteurs distribués ont progressivement remplacé les raids habités en profondeur, redéfinissant la logique même de la projection aérienne dans un ciel contesté.

Les frappes israéliennes de juin 2025 contre l’Iran, examinées dans l’analyse préliminaire Iran–Israel Conflict: A Quicklook Analysis of Operation Rising Lion[2], publiée dans USNI Proceedings en juin 2025,  illustre une méthode de pénétration habitée désormais représentative des opérations contemporaines: une ouverture S/DEAD, c’est-à-dire une combinaison d’actions destinées d’abord à neutraliser et aveugler les défenses aériennes ennemies, puis à en détruire les radars, les batteries de missiles et les centres de commandement. Cette séquence multivecteurs associe frappes aériennes de longue portée et attaques de drones lancés depuis l’intérieur du territoire iranien, créant le corridor nécessaire aux plateformes habitées engagées ensuite dans la campagne. Selon cette analyse, les F-35I et F-16I, dotés de capacités de guerre électronique, ont probablement joué le rôle de plateformes d’entrée, cartographiant le spectre, dégradant la défense et ouvrant un corridor aérien, tandis que les F-15I et F-16I assuraient la masse de frappe depuis la distance, appuyés par ravitailleurs et avions de veille radar. L’intérêt de l’opération, du point de vue tactique, est donc moins de prouver qu’un chasseur furtif peut « forcer » seul une défense, que d’illustrer un modèle où la pénétration habitée n’est qu’un des étages d’une attaque multi vecteurs préparée, synchronisée et soutenue dans la durée.

L’opération Sindoor, menée par l’Inde en mai 2025, est décrite dans l’étude Sindoor: An Initial Assessment of India’s 2025 Air Operations[3], publiée par le Centre for Joint Warfare Studies (CENJOWS) en 2025, et confirmée par une enquête du Washington Post[4]. Elle montre une campagne structurée autour de frappes stand-off et de l’emploi coordonné de vecteurs non habités, mais dans laquelle l’aviation pilotée a joué un rôle central. Les Rafales et Su-30MKI indiens ont délivré la majorité des effets cinétiques, en engageant des armements de longue portée contre des infrastructures situées au Pakistan et au Pakistan-administered Kashmir, tandis que des drones d’attaque, notamment des SkyStriker, ont été utilisés pour neutraliser des radars ou des batteries sol-air. Les récits divergent quant à une éventuelle perte de Rafale, mais les deux sources convergent sur l’essentiel : si la pénétration en profondeur est restée limitée, le volume d’appareils engagés et leur contribution à la délivrance des frappes sont demeurés déterminants, l’aviation pilotée assumant un rôle d’effecteur principal au sein d’une manœuvre combinée.

Ces trois théâtres, malgré leurs différences profondes, dessinent une constante : l’avion habité n’a pas disparu, mais son usage se raréfie dans les environnements contestés. Les plateformes pilotées deviennent des vecteurs de précision, de coordination ou d’introduction, insérés dans des architectures complexes et multi vecteurs. La frappe en profondeur n’est plus un mode d’action générique, mais une option exceptionnelle, conditionnée par un rapport de forces informationnel et électromagnétique favorable.

Ce constat ne constitue pas encore une doctrine, mais il éclaire les limites des modèles hérités. Il est la base analytique nécessaire pour interroger la pertinence des approches actuelles de la « 6e génération ».

Penser l’aviation du futur : ce que disent vraiment les doctrines et les études.

Penser l’aviation du futur nécessite de s’appuyer sur une littérature doctrinale, industrielle et analytique qui décrit des tendances plutôt que des certitudes. Ces travaux mêlent observations opérationnelles, intentions programmatiques et paris technologiques ; ils ne dessinent pas un modèle finalisé, mais un état de la réflexion contemporaine sur l’aviation de combat des années 2040–2050. Malgré la diversité des approches nationales, plusieurs lignes de force convergent nettement.

La première concerne le rôle croissant du manned–unmanned teaming (MUM-T). Cette dynamique est décrite dans l’étude The People’s Liberation Army’s Approach to Manned-Unmanned Teaming[5], publiée par la RAND Corporation en 2025, qui souligne que Pékin voit dans la collaboration entre plateformes habitées et systèmes autonomes un élément structurant des opérations futures. Une analyse européenne vient confirmer cette lecture : l’étude Manned-Unmanned Teaming: The Future of Combat Air Systems[6], publiée par Grey Dynamics en 2024, montre que le MUM-T s’impose déjà comme l’une des pierres angulaires des futurs systèmes de combat européens, en étendant le spectre des missions, en réduisant le risque humain et en offrant de nouvelles options de saturation.

Au-delà du seul rapport homme-machine, plusieurs auteurs insistent sur la redistribution des rôles au sein du dispositif. Dans son analyse The Role of Unmanned Aerial Vehicles in Current and Future Conflicts[7], publiée dans la Revue Défense Nationale en 2023, Pierre Vallée décrit la dronisation comme un phénomène transversal : les UAV ne sont plus seulement des vecteurs de surveillance, mais des acteurs centraux de la manœuvre, y compris en haute intensité. Dans cette logique, la plateforme habitée devient moins le « poing » du dispositif que son orchestrateur, chargé de coordonner un ensemble de capteurs et d’effecteurs habités ou non habités.

Un autre ensemble de travaux met en évidence un basculement vers un combat centré sur le spectre électromagnétique. Une étude de l’International Institute for Strategic Studies (IISS), Armed Uninhabited Aerial Vehicles and the Challenges of Autonomy[8], rappelle que les conflits récents, de la Libye à l’Ukraine, ont montré combien la gestion du spectre est devenue déterminante dans la survie et l’efficacité des forces aériennes. Dans la même logique, Pierre Vallée, déjà cité, souligne que la montée en puissance des drones impose de considérer non seulement leurs effets cinétiques, mais aussi l’ensemble des liaisons de données, infrastructures et centres de contrôle qui conditionnent leur emploi.

Dans ce cadre, la furtivité reste un atout, mais elle ne suffit plus à elle seule. Les travaux disponibles convergent pour montrer qu’elle n’est désormais qu’un élément parmi d’autres dans un environnement où prolifèrent des capteurs distribués, radars multistatiques et systèmes passifs. La survivabilité dépend autant de la maîtrise des émissions que de la réduction de signature. Elle repose également sur l’appui de guerre électronique, capable de dégrader, masquer ou saturer les systèmes adverses, ainsi que sur une furtivité collective, obtenue par la coopération entre vecteurs : drones adjoints absorbant l’exposition, capteurs déportés ouvrant des corridors, effecteurs attriables prenant en charge les missions les plus risquées.

Enfin, une préoccupation transversale traverse l’ensemble de cette littérature : le coût et la complexité croissante des plateformes habitées. Plusieurs travaux, qu’il s’agisse d’études stratégiques européennes[9] ou d’analyses américaines comme The Future Fighter Force Our Nation Requires[10] publiée par la Mitchell Institute en 2021, constatent que les programmes de 5ᵉ génération ont produit des avions extrêmement performants mais rares, coûteux et longs à développer. Une partie de la réflexion internationale plaide donc pour des architectures qui limiteront la surcharge technologique de la cellule principale et transféreront une part de la complexité, et de l’attrition, vers des plateformes moins coûteuses et plus facilement renouvelables.

Pris ensemble, ces travaux dessinent une image cohérente : un système distribué où l’avion habité demeure central, mais change de rôle, passant d’une logique de domination individuelle à celle d’un coordinateur au cœur d’un ensemble de systèmes, dans un environnement où le spectre, l’information et les coûts comptent autant que les performances cinématiques. C’est à l’aune de cette vision doctrinale que doivent être analysés les programmes dits de 6ᵉ génération.

Comment les industriels traduisent les doctrines de 6e génération ?

La traduction industrielle des doctrines de 6ᵉ génération repose aujourd’hui sur un ensemble de choix technologiques suffisamment convergents pour dessiner une tendance.

Les documents publics relatifs au Global Combat Air Programme (GCAP), synthétisés notamment dans le What is the Global Combat Air Programme?[11] publié par la House of Commons Library en 2024, décrivent un chasseur furtif de grande taille, à forte capacité interne, doté d’une avionique ouverte et conçu pour intégrer des évolutions successives de capteurs et d’algorithmes. Cette approche s’inscrit dans la continuité du modèle qui a structuré la 5e génération : une plateforme centrale intégrant le plus haut niveau de technologie disponible. Une logique similaire apparaît dans les analyses du Congressional Research Service concernant le programme Next-Generation Air Dominance (NGAD)[12], qui présentent le futur appareil comme un chasseur disposant d’une marge de croissance substantielle pour absorber, au fil du temps, de nouveaux moyens de traitement, des capteurs multi-bandes ou des charges utiles spécialisées. Dans la documentation d’Airbus consacrée au Future Combat Air System (FCAS)[13], le futur New Generation Fighter (NGF) est pensé selon une philosophie comparable, reposant sur la furtivité, l’intégration native de traitements avancés et une grande modularité logicielle.

Ces orientations ont des implications directes sur la propulsion. Rolls-Royce, dans sa documentation technique 2024–2025 consacrée au moteur du GCAP[14], décrit un système conçu comme un générateur énergétique embarqué, capable de fournir une puissance électrique très supérieure aux moteurs actuels. Ce besoin, également identifié par les autres programmes, ne répond pas seulement à une exigence de performances, mais à la volonté de maintenir dans la cellule habitée l’ensemble des capteurs principaux, des traitements de données et des capacités de guerre électronique.

L’intégration des systèmes non habités constitue l’autre volet majeur de cette traduction industrielle. Dans les trois programmes, la coopération homme–machine, ou manned–unmanned teaming (MUM-T) est prévue dès la conception. Le NGAD par exemple, intègre explicitement une famille de Collaborative Combat Aircraft (CCA) destinés à mener des missions de pénétration, de saturation ou d’attrition.

La dimension numérique constitue enfin un élément structurant de ces architectures. Le combat cloud du FCAS, la logique de digital backbone du GCAP ou la notion de family of systems dans le programme NGAD traduisent une même exigence : permettre une mise en réseau native des plateformes et une évolution rapide des briques logicielles. Cette couche numérique n’a pas vocation à remplacer les capacités embarquées sur l’avion, mais à en démultiplier l’efficacité par la circulation de données multi-sources, la fusion distribuée et l’intégration de traitements en dehors de la cellule principale lorsque cela est pertinent.

Pris dans leur ensemble, ces orientations révèlent une conception de la 6ᵉ génération fondée sur un chasseur habité à très forte valeur technique, doté d’une furtivité avancée, de capteurs principaux, d’une puissance de calcul accrue et d’une plus grande capacité énergétique embarquée. Les systèmes non habités apportent de la portée, de la masse et de la résilience, mais ils ne modifient pas encore la centralité de la plateforme habitée, qui demeure le support privilégié de la plupart des fonctions critiques.

Les paradoxes des architectures de 6e génération.

Les paradoxes des architectures de 6ᵉ génération apparaissent lorsque l’on examine la manière dont les programmes actuels cherchent simultanément à maintenir un chasseur habité au centre du dispositif, à l’insérer dans un environnement densifié d’effecteurs autonomes et à préserver ses capacités de pénétration dans les espaces les plus contestés. Pris isolément, chacun de ces objectifs est cohérent. Mais leur superposition produit une tension structurelle : la plateforme centrale se voit confier à la fois la coordination, la fusion de données, la gestion du spectre, la frappe et l’entrée, comme si l’écosystème élargi renforçait son rôle au lieu de le redistribuer. La quête d’un avion omnirôle, à la fois pivot du combat collaboratif et plateforme de pénétration, oblige à cumuler des exigences de furtivité, de charge utile et d’aérodynamique qui relèvent souvent de logiques opposées.

Les doctrines récentes décrivent pourtant un combat plus distribué, où les drones adjoints, les capteurs déportés et le manned–unmanned teaming (MUM-T) doivent élargir et diversifier les options. Dans les architectures annoncées, cependant, la plateforme habitée demeure le nœud qui voit, analyse et décide. Le chasseur de 6ᵉ génération concentre la fusion de données, la coordination de l’essaim, la gestion du spectre et la pénétration furtive, reproduisant davantage le paradigme de la 5e génération, celui d’un « maître » entouré d’auxiliaires qu’un modèle réellement modulaire.

Cette centralité est renforcée par la place accordée à la furtivité. Tous les programmes reposent sur une furtivité structurelle avancée. Selon The Military Balance 2023–2024, publié par l’International Institute for Strategic Studies[15], les radars multistatiques à basses fréquences et les chaînes de traitement modernes réduisent toutefois l’avantage relatif de la furtivité directionnelle. Le Threat Analysis 2023 du National Air and Space Intelligence Center[16] souligne de son côté la progression rapide des capteurs passifs, réseaux électromagnétiques distribués, moyens infrarouges longue portée qui érodent la supériorité conférée par la seule réduction de signature. Enfin, plusieurs travaux académiques, notamment ceux présentés par l’Université du Zhejiang et relayés par la presse spécialisée chinoise[17], explorent la détection quantique de cibles faibles. Ces recherches reposent sur l’usage de photons corrélés pour améliorer la détection de signatures très réduites dans un environnement complexe. Sans preuve d’une capacité opérationnelle, elles indiquent néanmoins une piste technologique réelle et susceptible, à moyen terme, de limiter davantage l’avantage relatif de la furtivité passive.

Ces évolutions ne rendent pas la furtivité inutile, mais elles en modifient la portée. Elles réduisent la fenêtre de détection sans la supprimer. Or la 6e génération introduit une contradiction supplémentaire : l’avion appelé à coordonner des essaims, à alimenter un cloud tactique ou à gérer un réseau de capteurs ne peut être totalement silencieux dans le spectre. Le besoin de discrétion et le besoin d’émission s’opposent mécaniquement. À cela s’ajoute une contrainte économique : selon l’étude Sustaining US Fighter Forces[18] publiée par la RAND Corporation, chaque réduction supplémentaire de signature entraîne un coût marginal croissant et une contraction des flottes disponibles.

Les programmes de 6ᵉ génération semblent également calibrés pour les scénarios les plus exigeants qui ne représentent qu’une partie des engagements possibles. Les conflits récents en Ukraine, au Nagorno-Karabakh ou à Gaza montrent plutôt une haute intensité dominée par la guerre d’attrition, la prolifération de drones, les défenses sol-air mobiles et une consommation élevée de munitions stand-off.

Les programmes actuels ajoutent enfin un dernier paradoxe : l’agrégation simultanée de technologies dont les maturités divergent : intelligence artificielle tactique, guerre électronique adaptative, armes à énergie dirigée. Ces briques obéissent à des calendriers techniques distincts. L’expérience des modernisations du F-35 ou des premières années du F-22 montre que de telles intégrations accroissent le risque de renoncements partiels, de retards ou de compromis sur les performances annoncées. Une part de ces fonctions pourrait être externalisée vers des systèmes non habités à coût relatif maîtrisé. Pourtant, les architectures actuelles reconduisent une logique d’autosuffisance de la plateforme centrale, alors même que les doctrines affirment vouloir s’en écarter.

Ces paradoxes n’invalident pas la 6e génération. Ils reflètent un moment de transition : le passage d’un modèle centré sur la plateforme à un modèle distribué où l’équilibre entre sophistication, délégation et résilience reste à définir. Ils ouvrent, en creux, l’espace d’une réflexion alternative : un chasseur toujours essentiel, mais recentré sur les fonctions qui justifient sa présence, au sein d’un écosystème plus responsabilisé. C’est sur cette base qu’une approche française peut être envisagée, mieux alignée avec les contraintes opérationnelles et logistiques contemporaines.

Une approche française recentrée autour d’un Rafale de nouvelle génération.

Le premier enjeu que doit affronter la France n’est pas technologique, mais doctrinal. Le NGF est souvent imaginé comme un appareil omni-rôle capable de reprendre l’ensemble des missions du combat aérien, de la supériorité à la pénétration profonde, de la frappe à distance à la guerre électronique et à la coordination d’effecteurs autonomes. Pourtant, le Rafale, dans ses standards actuels et futurs, continuera d’assurer une large part de ces missions pendant plusieurs décennies. Le futur appareil ne viendra donc pas combler un vide, mais s’inscrire dans une coexistence capacitaire durable. La question devient alors celle de son positionnement réel dans la flotte, et de ce que la France attend d’un nouvel avion habité au milieu du siècle.

Si l’on décide de placer ce futur appareil exclusivement sur le très haut du spectre, par exemple pour les missions de pénétration discrète en premier jour ou la suppression avancée des défenses adverses, on se heurte immédiatement à un double écueil. Ces missions sont cruciales mais rares. Elles représentent une fraction réduite des besoins annuels, insuffisante pour justifier un programme national complet. Le Rafale modernisé continuerait dans la grande majorité des cas de porter l’effort opérationnel quotidien. Parallèlement, le GCAP vise déjà à produire un appareil habité présentant des caractéristiques très proches. Leur proximité doctrinale a conduit plusieurs responsables à souligner le risque de duplication et de fragmentation des efforts[19]. La question n’est donc pas de renoncer à la 6ᵉ génération, mais de clarifier la place que la France entend occuper dans un ensemble où les interdépendances industrielles et capacitaires vont s’accentuer. Reproduire en national un appareil identique au GCAP n’aurait guère de sens, au moment où les forces auront également besoin de financer l’essor des drones de combat, des systèmes collaboratifs et des nouveaux effecteurs.

Cette difficulté renvoie à un héritage conceptuel. Les modèles de 5e génération reposent sur l’idée d’un avion centralisant l’essentiel des fonctions critiques, de la détection et de la fusion de données à la pénétration et à la guerre électronique. Or les évolutions récentes montrent que cette centralisation devient de moins en moins pertinente. L’essor des UAV de combat, drones conçus pour pénétrer les défenses adverses et accepter des niveaux de risque impossibles à assumer sur une plateforme habitée, illustre le glissement vers une répartition fonctionnelle. Viennent ensuite les CCA, drones accompagnateurs destinés à étendre le champ d’action du chasseur en portant des capteurs de longue portée, des missiles ou des charges de guerre électronique. Les drones ISR, spécialisés dans l’observation, la surveillance et l’acquisition de cibles, complètent ce tableau, tout comme les effecteurs de suppression des défenses adverses ou les relais spectraux autonomes. Cet ensemble montre qu’il est devenu plus pertinent de distribuer les rôles selon les contraintes propres à chaque mission plutôt que de les concentrer dans une seule plateforme, même très avancée.

La 6e génération n’a de sens que si cette redistribution est assumée. Certaines capacités doivent rester dans l’avion habité parce qu’elles tirent parti de l’appréciation humaine et de la coordination tactique. D’autres doivent être déportées vers des vecteurs autonomes, qu’il s’agisse des missions les plus risquées, des capteurs les plus volumineux ou des modules technologiques qui évoluent à un rythme incompatible avec une cellule pilotée conçue pour durer plusieurs décennies. Renoncer à une plateforme totale ne signifie en rien renoncer aux briques de dernière génération. Au contraire, les capteurs hyperspectraux, modules furtifs, effecteurs de guerre électronique avancée, et autres gagnent à être développés et intégrés sur des vecteurs spécialisés. Ainsi, leur évolution rapide ne se heurte pas aux contraintes physiques, énergétiques et budgétaires d’un avion habité devant cumuler tous les rôles.

Dans cette perspective, une voie française crédible consiste à concevoir un chasseur situé au centre du spectre. Il tirerait pleinement parti des points forts de l’industrie nationale, notamment la fusion de données, la guerre électronique, la connectivité avancée et l’architecture logicielle, tout en renonçant à faire de la plateforme habitée un réceptacle pour la totalité des technologies émergentes. L’appareil conserverait une furtivité utile, adaptée à un environnement contesté sans imposer les contraintes structurelles d’une furtivité intégrale. Sa cellule serait pensée pour la robustesse, la cadence de vol, l’endurance énergétique et la capacité d’intégrer facilement des modules nouveaux. Il s’agirait d’un appareil nouveau, mais dans la logique d’évolution maîtrisée qui avait conduit du Mirage III au Mirage 5 : une continuité de famille, sans changement de catégorie. Les formes seraient optimisées pour réduire l’empreinte électromagnétique et les émissions, la gestion énergétique modernisée, et l’architecture interne repensée pour accueillir nativement des capteurs distribués, des interfaces cloud et un MUM-T avancé. L’objectif n’est pas de créer un “NGF bis”, mais un chasseur recentré, plus robuste et mieux connecté, situé au cœur du spectre plutôt qu’à son sommet.

Ce recentrage n’est pas un retrait, mais un choix assumé. Il s’agit de conserver dans l’avion habité ce qui bénéficie le plus à l’intervention humaine, comme l’interprétation d’une situation ambiguë, la prise de décision en contexte incertain ou la coordination en temps réel d’un groupe d’effecteurs. En parallèle, la plateforme se libère des fonctions les plus coûteuses ou les plus complexes à intégrer, ce qui permet d’accélérer son développement, de maîtriser le coût global et de préserver des marges pour financer la montée en puissance des vecteurs autonomes. Le Rafale X serait ainsi un appareil opérationnel avant d’être technologique, construit pour durer et pour évoluer, et non un prototype saturé de promesses difficiles à industrialiser.

Dans ce modèle, les vecteurs non habités prennent en charge ce que le chasseur ne doit plus absorber seul. Les UAV de combat ouvrent les défenses et mènent les missions de suppression avancée. Les CCA étendent la portée du chasseur en portant des capteurs longue portée, des missiles lourds ou des modules de guerre électronique. D’autres drones assurent les fonctions de brouillage profond, de relais du spectre électromagnétique ou de saturation. Le chasseur devient ainsi le centre d’un écosystème variable, adapté à chaque mission. Ce n’est plus l’avion qui définit l’écosystème, mais l’écosystème qui définit l’avion dont il a besoin : un rôle pivot, robuste et polyvalent, au lieu d’un rôle totalisant.

Une telle approche répond enfin à l’exigence croissante de rationalisation industrielle en Europe. Avec la multiplication des vecteurs et l’augmentation des coûts, aucune force aérienne n’a intérêt à financer deux avions similaires occupant exactement le même créneau. Un Rafale X situé au centre du spectre, pouvant cohabiter avec une flotte réduite d’appareils très haut de gamme comme le GCAP offrirait une solution crédible pour les nations qui recherchent un appareil moderne, polyvalent et soutenable. Cette complémentarité éviterait les doublons et contribuerait à structurer un paysage aérien européen plus cohérent, fondé sur la différenciation des rôles plutôt que sur la duplication des programmes.

Conclusion :

L’expérience opérationnelle des conflits en cours converge avec les travaux récents sur la façon de penser l’aviation du futur : le spectre des missions s’élargit et le nombre de vecteurs engagés augmente. Dans ce contexte, la 6e génération ne se définira pas par la performance d’un avion unique, mais par la manière dont une force organise l’ensemble de ses moyens. La véritable rupture se situe dans l’écosystème, dans la capacité à répartir les rôles et à maintenir la densité d’effort et à combiner des plateformes complémentaires.

Les programmes qui continuent de faire du chasseur habité la pièce centrale de cette évolution s’exposent à des limites bien identifiées. En concentrant leurs ambitions dans un appareil très haut de spectre, ils différeraient les arbitrages essentiels entre coût, volume de flotte et usage réel des capacités. À terme, une telle approche conduit à des plateformes en nombre réduit et difficiles à engager, alors même que l’élargissement du spectre et la montée en puissance des vecteurs autonomes imposent davantage de souplesse et de distribution.

La France pourrait faire un autre choix. En assumant clairement les arbitrages, elle inscrirait le Rafale X dans le cœur du spectre, comme un chasseur soutenable et disponible, conçu pour fonctionner au sein d’un dispositif distribué. Il deviendrait le pivot autour duquel se structurent les vecteurs autonomes et les effecteurs spécialisés, permettant d’assurer la continuité de l’effort tout en accompagnant les évolutions technologiques de manière maîtrisée. Cette approche offrirait une trajectoire réaliste, cohérente et durable, loin de l’illusion de l’avion “total”.

Cette logique de répartition trouve un écho dans l’évolution du SCAF, qui s’oriente de fait vers une architecture à deux avions faute d’accord sur un NGF commun. Une telle bifurcation produira une fragmentation coûteuse, mais elle pourra aussi devenir un choix structurant si elle repose sur une spécialisation assumée. Dès lors que la polyvalence ne peut plus être concentrée dans une seule cellule, penser deux plateformes complémentaires est plus cohérent qu’un compromis instable cherchant à tout concilier.

Le duo qui se dessine est clair : un chasseur du cœur du spectre, soutenable et capable d’assumer la majorité des missions, et une plateforme haut du spectre dédiée aux environnements les plus contestés. Le Rafale X s’inscrirait naturellement dans le premier rôle, tandis qu’un appareil spécialisé prendrait en charge le second. L’ensemble gagnerait ainsi en lisibilité doctrinale, en efficacité opérationnelle et en soutenabilité industrielle.


NOTES :

  1. Deadly Skies: The Air War in Ukraine », Institut de l’Union européenne pour les études de sécurité (EUISS),, 2023 (https://www.iss.europa.eu/sites/default/files/EUISSFiles/brief_23_2023_deadly_skies.pdf).
  2. Graham Scarbro, « Iran–Israel Conflict: A Quicklook Analysis of Operation Rising Lion », USNI Proceedings, juin 2025 (https://www.usni.org/magazines/proceedings/2025/june/iran-israel-conflict-quicklook-analysis-operation-rising-lion).
  3. Sindoor: An Initial Assessment of India’s 2025 Air Operations, Centre for Joint Warfare Studies (CENJOWS), New Delhi, 2025 (https://cenjows.gov.in/sindoor-initial-assessment).
  4. India’s Cross-Border Strikes Reveal New Reliance on Drones and Stand-Off Weapons, The Washington Post, 28 mai 2025 (https://www.washingtonpost.com/world/2025/05/28/india-sindoor-strikes-analysis).
  5. The People’s Liberation Army’s Approach to Manned-Unmanned Teaming, RAND Corporation, 2025 (https://www.rand.org/pubs/research_reports/RRA3906-1.html).
  6. Manned-Unmanned Teaming: The Future of Combat Air Systems, Grey Dynamics, 9 novembre 2024 (https://greydynamics.com/manned-unmanned-teaming).
  7. Pierre Vallée, The Role of Unmanned Aerial Vehicles in Current and Future Conflicts, Revue Défense Nationale, 2023 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article-cahier.php?carticle=585&cidcahier=1317).
  8. Armed Uninhabited Aerial Vehicles and the Challenges of Autonomy, International Institute for Strategic Studies, 2020. (https://www.iiss.org/globalassets/media-library—content–migration/files/research-papers/armed-uninhabited-aerial-vehicles-and-the-challenges-of-autonomy.pdf).
  9. State of the Art of Uncrewed Combat Aerial Systems, Istituto Affari Internazionali (IAI), Papers 23/24, décembre 2023 (https://www.iai.it/en/pubblicazione/state-art-uncrewed-combat-aerial-systems)
  10. The Future Fighter Force Our Nation Requires, Mitchell Institute for Aerospace Studies, 2021 (https://mitchellaerospacepower.org/wp-content/uploads/2021/04/Future-Fighter-Force.pdf).
  11. House of Commons Library, What is the Global Combat Air Programme (GCAP)?, Research Briefing CBP-10143, 14 novembre 2024 (https://commonslibrary.parliament.uk/research-briefings/cbp-10143/).
  12. Congressional Research Service (CRS), U.S. Air Force Next-Generation Air Dominance (NGAD) Fighter, IF12805, 22 juillet 2025 (https://crsreports.congress.gov/product/pdf/IF/IF12805).
  13. Airbus Defence & Space, Future Combat Air System (FCAS), documents officiels 2023–2024 (https://www.airbus.com/en/products-services/defence/future-combat-air-system-fcas).
  14. Rolls-Royce, Next-Generation Tempest Power System Overview, documentation technique 2024–2025 (https://www.rolls-royce.com/products-and-services/defence/new-aircraft/tempest.aspx).
  15. International Institute for Strategic Studies (IISS), The Military Balance 2023–2024, Routledge.(https://www.iiss.org/publications/the-military-balance)
  16. National Air and Space Intelligence Center (NASIC), Ballistic and Cruise Missile Threat, 2023.(https://www.nasic.af.mil/Portals/19/documents/2023/Ballistic_and_Cruise_Missile_Threat_2023.pdf)
  17. Stephen Chen, « Chinese team says quantum physics project moves radar closer to detecting stealth aircraft », South China Morning Post, 3 septembre 2021. (https://www.scmp.com/news/china/science/article/3147309/chinese-team-says-quantum-physics-project-moves-radar-closer)
  18. RAND Corporation, Sustaining U.S. Fighter Forces: Insights for 2030 and Beyond, Santa Monica, 2022. (https://www.rand.org/pubs/research_reports/RRA1345-1.html)
  19. Citation du ministre italien de la Défense Guido Crosetto, rapportée dans : Laurent Lagneau, « Selon Rome, Berlin pourrait rejoindre le projet d’avion de combat concurrent du SCAF », Opex360, 4 décembre 2025. https://www.opex360.com/2025/12/04/selon-rome-berlin-pourrait-rejoindre-le-projet-davion-de-combat-concurrent-du-scaf/
Guillaume FRANÇOIS
Guillaume FRANÇOIS
Passionné par la défense et la prospective, j'apporte une vision analytique, nourrie par un parcours pluridisciplinaire et une expérience en gestion de projet. Mon ambition est de contribuer directement aux missions stratégiques d'un industriel de la BITD ou d'une institution publique. J'ai rejoint l'équipe rédactionnelle de Theatrum Belli en septembre 2025.
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