mardi 19 mars 2024

Le conflit russo-ukrainien – L’art opératif

Même si le conflit russo-ukrainien est loin d’être achevé à l’heure où nous publions ce dossier, il nous semble indispensable d’essayer de tirer les premières leçons de cette guerre avec le colonel (ER) Claude Franc. Il s’agit de nourrir la réflexion qui va sans aucun doute s’engager sur la définition du modèle d’armée le mieux adapté au retour de la guerre sur le sol européen et d’identifier les postures de « dissuasion active » permettant de gagner la guerre avant la guerre.

Au terme de plusieurs mois d’opérations sur le théâtre ukrainien, il est désormais possible d’en tirer quelques enseignements d’ordre très général, qui devront bien évidemment être approfondis, affinés, voire corrigés en fonction de l’évolution de la situation et de son dénouement, le moment venu.

Sans craindre d’être démenti par une quelconque surprise, il peut néanmoins être affirmé que ce conflit a illustré la pertinence du concept d’art opératif, consubstantiel à la culture militaire russe, même si, comme on le verra, il a réussi à être mis en échec. Pour faire court, l’art opératif correspond à une manœuvre interarmées conçue, planifiée et conduite au niveau du théâtre et qui débouche sur des conséquences de nature stratégique.

Même si la tradition militaire russe a perduré indépendamment des vicissitudes des changements de régimes radicaux que le pays a pu connaître au cours du XXe siècle, il serait bien évidemment caricatural, voire provocateur, de vouloir décliner la pensée militaire de la Russie actuelle uniquement à partir de celle de l’époque soviétique. Il n’en demeure pas moins qu’il existe toujours au sein de l’armée russe une forte imprégnation de la culture militaire soviétique, celle qui a conceptualisé — et appliqué au cours de la « Grande Guerre patriotique » contre le IIIe Reich — l’art opératif et les actions dans la profondeur. C’est d’ailleurs en partant de celle-ci, que Valeri Vassilievitch Guerassimov, qui occupe toujours les fonctions de chef d’état-major général, l’a renouvelée et adaptée par ses écrits en 2013[1].

En premier lieu, il faut rappeler la place de cet art opératif dans la culture militaire russe, pour pouvoir ensuite se pencher sur la manière dont le commandement russe l’a mis en application sur le théâtre ukrainien. C’est en discernant les raisons conjoncturelles qui ont conduit à son échec, que l’on peut porter des appréciations d’ordre général sur cet art opératif, qui pourrait être décliné dans nos armées.

 

L’apport doctrinal soviétique, l’art opératif et les actions dans la profondeur

 

Certes, l’actuelle génération des généraux russes « aux commandes » de l’appareil militaire de leur pays est encore profondément imprégnée de cet apport culturel, mais il convient également d’observer que cet héritage culturel militaire n’aurait pu s’imposer ainsi dans la durée, sans une forte dose de pertinence. En outre, il a largement dépassé les frontières de l’ancien empire soviétique, puisqu’on en retrouve plus que de simples références dans le concept américain d’Air Land Battle, qui a innervé l’armée américaine à la fin de la guerre froide et qui a fait la démonstration de son bien-fondé lors de la première guerre du Golfe.

Cette doctrine, nourrie de la rigueur du discours dialectique marxiste, mais également de sa totale absence de souplesse, constitue un ensemble cohérent global, articulé autour de la notion-clé de « science militaire ». Il combine une triple approche stratégique, scientifique et philosophique et recouvre ainsi tous les domaines se rapportant à la culture militaire. Sa principale déclinaison consiste en la définition d’un « art militaire », c’est-à-dire, la branche de la science militaire traitant, sur le mode autant théorique que pratique, de la préparation et de la conduite des opérations militaires. Conception reprise depuis par toutes les armées, cet art militaire se subdivise lui-même, selon un processus raisonnant du général au particulier, en trois niveaux, la stratégie militaire, l’art opératif et la tactique. Dans la pensée soviétique, le classement de ces trois niveaux dépasse la simple catégorisation hiérarchique, dans la mesure où ils interagissent entre eux et recouvrent, notamment les deux premiers, des notions plus larges que celles qui leur sont généralement attribuées dans la pensée occidentale.

L’art opératif remonte à un siècle, au début des années 1920, quand il a été codifié par trois instructeurs de ce qui était alors l’académie Frounze, Vladimir Triandafillov, Nikolai Efimovich Varfolomeev et, surtout, Alexandre Andreyevich Svetchine. Trouvant sa place entre la stratégie et la tactique, l’art opératif répond donc à une manœuvre tactique des grandes unités sur un théâtre d’opérations, visant à obtenir des résultats stratégiques. Mais, dans l’esprit de ses concepteurs, cette notion dépasse de loin la description d’un niveau donné, car il porte sur l’ensemble des caractéristiques des forces armées, comme la planification, la structure des unités, la mise sur pied des moyens militaires ou leurs déploiements. Moins d’une dizaine d’années plus tard, Mikhaïl Toukhatchevski, étoile montante du haut-commandement soviétique s’empare de ce concept et lui donne une dimension concrète, les actions dans la profondeur.

Si les inspirateurs de l’art opératif avaient déjà envisagé ce type d’actions, c’est en effet Toukhatchevski qui lui donne plus d’ampleur, en envisageant des « actions combinées dans la profondeur », en mettant à profit les possibilités offertes par la troisième dimension (aviation d’appui air-sol) et la mécanisation des unités sous blindage. Parallèlement, et c’est là que le concept est innovant, Toukhatchevski raisonne déjà son ennemi de manière systémique, c’est-à-dire en privilégiant la neutralisation de tous les facteurs qui contribuent à sa cohésion et à sa puissance, plutôt que la seule destruction de ses forces (lesquelles peuvent être reconstituées par régénération). La jeune école blindée allemande s’en est inspirée pour concevoir, empiriquement dans un premier temps, la Blitzkrieg (la rupture du front français à Sedan, le 14 mai 1940, ressort absolument et admirablement de l’art opératif).

L’opération dans la profondeur est conduite sur un axe principal, dit « direction stratégique », déterminée par des impératifs militaires, mais qui peuvent aussi recouvrir le domaine politique ou économique. Cette notion de direction stratégique est, encore aujourd’hui, fortement présente dans le discours militaire russe, souvent jumelée à celle de « théâtre » ou « TVD », lequel regroupe plusieurs grandes unités sous un commandement unique, sur une grande direction stratégique donnée. Cette notion de « TVD » a été codifiée par le maréchal Nokolaï Ogarkov, chef de l’état-major général de 1977 à 1984, qui y a associé des structures spécifiques, le Groupe de manœuvre opératif (GMO) : précédé par des frappes aériennes massives couplées à des tirs de missiles de croisière, l’engagement du GMO, du volume d’une armée (l’échelon du corps d’armée [CA] n’a jamais existé dans l’armée soviétique, puis russe), doit, sous forme d’un raid dans la profondeur, soit s’emparer d’un objectif de niveau stratégique, soit le détruire. Cette rhétorique un peu datée du maréchal Ogarkov est néanmoins reprise de nos jours par l’état-major général, qui y ajoute les effets des moyens modernes, notamment les opérations de ciblage et d’attaque dans le cyberespace, ainsi que les actions dans les champs immatériels (de tout temps, la désinformation a constitué un mode d’action préférentiel soviétique, puis russe).

Une bonne part du contenu conceptuel de cette doctrine soviétique, tout comme son approche intellectuelle, ont survécu à la chute du régime en 1991 et sont demeurés la base du corpus doctrinal, adapté et mis à jour en fonction de l’évolution des moyens, qui est enseigné dans les différentes académies de l’actuelle armée russe. Néanmoins, dans la seconde partie de la dernière décennie, cette doctrine a été revisitée en vue de mieux répondre aux deux grands axes de la stratégie générale du régime :

  • D’une part, interrompre le processus d’influence de l’OTAN dans l’ancien glacis soviétique, que les dirigeants russes actuels considèrent toujours comme leur pré carré, même s’ils sont les seuls à le croire. Cet axe d’effort correspond au premier volet de la politique étrangère traditionnelle russe, le sentiment obsidional de « forteresse assiégée »;
  • D’autre part, imposer la Russie comme acteur incontournable sur la scène internationale, tout en s’opposant à la domination politique, économique et culturelle de l’Occident, civilisation dans laquelle les dirigeants russes actuels ne se reconnaissent pas. Ce second axe d’effort correspond à l’autre volet traditionnel de la politique étrangère russe, une politique impériale, voire impérialiste.

 

La manœuvre opérative russe en Ukraine

 

En déclenchant son agression contre l’Ukraine le 24 février dernier, l’armée russe a donc mis en œuvre ces principes, même si certains ont été contournés, voire oubliés, d’entrée de jeu.

Sans surprise, la phase initiale de l’offensive russe a été marquée par une campagne SEAD (acronyme anglo-saxon pour Supression of Enemy Air Defense, qu’il semble inutile de traduire). Cette action initiale a été centrée sur la mise hors de combat de la défense sol-air et des infrastructures de commandement ukrainiennes. Mais, pour conserver l’effet de surprise, et pouvoir exploiter immédiatement, cette phase n’a pas eu d’effet dans la durée. Trop courte, d’une durée d’à peine 24 heures, et encore, seulement de jour, elle s’est montrée insuffisante dans ses effets. Par ailleurs, ce type d’action s’avère tout à fait inopérant face aux moyens et dispositifs sol-air de courte portée (missiles de type Stinger) et aux drones de type Bayraktar TB2 dont la Turquie avait équipé les Forces armées ukrainiennes, préalablement à l’agression russe. L’illustration du maintien de ces capacités très basse altitude a été illustré par l’échec subi par le Forces armées russes, dans leur tentative d’Opération héliportée (OHP) pour s’emparer par surprise de l’aéroport d’Hostomel, dans la banlieue de Kyiv. Enfin, en prévision d’une telle agression russe, une grande partie du système de commandement et des moyens de communication ukrainiens étaient enterrés, ce qui a permis leur résilience.

Aucun expert occidental, et pour cause, n’a assisté au conseil de Défense tenu au Kremlin, préalablement au déclenchement de l’agression russe. II semble néanmoins apparaître que le pouvoir et le commandement russes misaient sur une opération « éclair » visant Kyiv, conduite à base d’unités légères, en vue de provoquer la chute du régime dans la foulée du déclenchement de l’opération. Cette action ayant manifestement échoué, une attaque classique, concentrique, conduite par les armées déployées autour des frontières nord et est du pays a été lancée sur trois, voire quatre directions :

  • Au nord, depuis la Biélorussie, une attaque en tenaille, de part et d’autre de la coupure du Dniepr, visant la chute de Kyiv (ce qui ne veut pas dire la conquête de cette agglomération huit fois plus étendue que Paris) ;
  • Au nord-est, une attaque frontale sur Kharkiv (l’ancienne Kharkov), seconde ville du pays et poumon industriel de l’Ukraine. Cet objectif opératif n’est situé qu’à une quarantaine de kilomètres de la frontière russo-ukrainienne ;
  • À l’est, une autre attaque en tenaille, de part et d’autre du dispositif des républiques séparatistes du Donbass, en vue de s’en emparer, avant une exploitation éventuelle en direction de Dniepropetrovsk, dit « Dnipro », qui commande la boucle du Dniepr ;
  • Au sud enfin, en vue de constituer une continuité territoriale entre les républiques séparatistes et la Crimée, tout en s’assurant un contrôle complet et étroit de la mer d’Azov. Une exploitation de cette action pourrait être tentée en direction d’Odessa, en vue de verrouiller complètement la mer Noire.

Toutes ces opérations ont échoué, sauf en partie celle du sud, et, au terme d’une « pause opérationnelle » survenue quinze jours après le lancement de l’agression pour réadapter la conduite des opérations à une planification plus réaliste, le commandement russe a profondément remanié son dispositif par la redéfinition de nouveaux objectifs opératifs, limités à la conquête du Donbass et au contrôle de la rive ouest de la mer d’Azov.

Quatre constats s’imposent d’emblée pour porter un jugement sur la façon dont le commandement des Forces armées russes a conduit l’art opératif sur le terrain du théâtre ukrainien.

En premier lieu, une sous-estimation grave de son adversaire. Attaquant avec une masse de manœuvre initiale de 150 000 hommes (les trois quarts de leur corps de bataille, rapidement engagé en totalité, soit 12 armées[2]), les Forces armées russes se sont trouvées confrontées à un rapport de forces de 1 contre 1, en termes d’effectifs, l’édition 2021 du Military Balance indiquant que le corps de bataille ukrainien se montait à 140 000 hommes, 800 chars et 1 800 pièces d’artillerie, soit un rapport de forces de 1,5 à 2 contre 1 pour ces matériels, en faveur des Forces armées russes, rapport qui se révèle encore insuffisant pour une attaque en force. En clair, les Forces armées ukrainiennes disposaient, en stricts termes du rapport de force, de la capacité de contenir l’agression russe, en particulier dans un milieu égalisateur tel que le milieu urbanisé.

Par ailleurs, les Forces ukrainiennes ont disposé dès avant le lancement de l’agression russe et simultanément à celle-ci, d’un ravitaillement considérable en systèmes d’armes occidentaux (Union Européenne et États-Unis d’Amérique), notamment des missiles anti-char à courte et moyenne portées et sol air à très basse altitude, complétés par des drones armés (dont des turcs). Ces flux de ravitaillement permanents ont pu fonctionner de façon optimale grâce à la quasi-sanctuarisation de la rive droite du Dniepr, l’ouest du théâtre ukrainien constituant de la sorte une zone arrière, qui se confond avec une zone des communications (pénétrantes logistiques de théâtre) de plusieurs centaines de kilomètres de profondeur depuis la frontière polonaise, ce qui permet, aux Forces armées ukrainiennes de respecter la cohérence tactico-logistique de leur manœuvre opérative.

D’autre part, toujours du fait de la géographie, le front d’engagement des forces armées russes sur le théâtre ukrainien correspond à un arc de cercle d’un millier de kilomètres, depuis la frontière biélorusse depuis la hauteur de Kyiv, jusqu’aux débouchés nord de la Crimée. Ce faisant, ce dispositif de théâtre en arc de cercle permet aux Forces armées ukrainiennes de manœuvrer sur leurs lignes intérieures, ce qui, au niveau du théâtre, leur donne l’avantage sur leur ennemi, obligé, quant à lui, de manœuvrer selon un système de rocades extérieures, donc sur des distances beaucoup plus longues. Cette situation interdit tout effet de surprise, au niveau du théâtre et induit des phases de bascules d’effort, fortement consommatrices de délais. La grande maîtrise avec laquelle le commandement russe utilise toute la puissance des moyens de transport ferroviaires est à souligner, aidé en cela par un maillage de pénétrantes et rocades ferroviaires dans l’arrière de leur dispositif. Au niveau d’un théâtre, la manœuvre de l’avant se trouve toujours conditionnée par celle de l’arrière.

Enfin, pour ce qui relève de la gestion de l’espace aérien (le C3I de l’OTAN), il semblerait que les procédures russes selon lesquelles cette responsabilité revient entièrement au commandement des forces terrestres, nuisent à son efficacité. Ce contrôle de l’espace aérien étant insuffisant, le jeu normal de l’art opératif, fondé sur une intégration interarmées poussée ne peut fournir son plein rendement, et, de ce fait, les Forces armées russes se trouvent en déficit de liberté d’action dans la troisième dimension. Ainsi, la phase de « modelage – façonnement » interarmées de l’ennemi par des opérations de ciblage aérien n’a pas permis au commandement des Forces armées russes d’obtenir et de conserver une supériorité aérienne totale et permanente sur l’ensemble du théâtre.

 

Conséquences de ce retour d’expérience sur la doctrine d’emploi des forces françaises

 

Au même titre que le retour d’expérience de la guerre du Kippour en 1973 avait apporté son lot d’informations ayant permis l’adaptation des forces terrestres et aériennes françaises, dans une moindre mesure navales, dans le domaine opérationnel, ou que celui de la Guerre du Golfe avait largement contribué aux mesures de modernisation des armées en termes d’organisation (mise sur pied du COIA, ancêtre du CPCO, de la DRM, du COS ou du CID), celui de la guerre d’Ukraine devra être pris en compte par les armées, à l’heure où celles-ci s’engagent résolument dans le retour de la guerre de haute intensité. Ce conflit servira de base de référence pour la jeune génération qui se trouve, à l’heure actuelle, en formation initiale, à Coëtquidan, à Salon ou à Lanvéoc.

L’application de ce retour d’expérience, lorsqu’il sera définitivement effectué, pourra sous-tendre les réflexions devant déboucher sur de nouveaux modèles d’armées. Quelles que soient les armées, marine, air et espace ou terre, celles-ci devront être articulées autour de trois piliers qui lui fourniront leur cohérence interne :

  • Une gamme de capacités complètes ― encore qu’il sera exposé plus loin comment les moyens des trois armées n’auront pas besoin d’être redondants dans leur nature ―, mais complémentaires ;
  • Une doctrine d’emploi des forces cohérente, que ce soit au niveau interarmées et en interne de chacune d’elles ; en ce domaine également, la complémentarité et l’interopérabilité entre les armées devront fonctionner ;
  • L’acquisition et l’entretien de forces morales solides par les personnels, qui devront constituer une forme de socle commun aux trois armées.

Dans ce cadre, l’art opératif devra s’imposer pour les armées, et constituer le périmètre de leur culture commune. Si, jusqu’à présent, il était courant de considérer l’armée de Terre comme armée intégratrice des deux autres (au moins au sein de l’armée de Terre), il y aura lieu dorénavant de changer de braquet, et de considérer également l’inverse de cette affirmation : chacune des trois armées est appelée à devenir tour à tour intégratrice des deux autres, en fonction de la situation spécifique sur un théâtre donné. C’est à ce titre que la complémentarité des armées, évoquée plus haut, devra jouer, notamment dans le domaine capacitaire : l’effet recherché d’un système d’armes qu’une armée ne possède pas en propre devra systématiquement être assuré par l’armée qui en dispose : c’est notamment le cas du domaine des feux dans la profondeur, domaine dans lequel les capacités terrestres sont extrêmement limitées. Dans la planification de sa manœuvre, le chef terrestre d’un niveau donné devra donc intégrer les capacités des missiles de croisière aériens ou navals présents sur le théâtre pour atteindre l’effet qu’il recherche.

En termes de planification de manœuvre, l’intégration interarmées devra également être recherchée : une méthode de raisonnement commune aux armées, compatible avec les méthodes alliées (SOPD) fondée sur la détermination d’un centre de gravité unique[3] de la manœuvre opérative, condition sine qua non de l’atteinte de l’effet final recherché devra également être poursuivie. La détermination de ce centre de gravité, au sens clausewitzien du terme, est directement liée à l’appréciation que les chefs militaires se font de leur ennemi : il convient ici de ne pas se tromper de niveau : alors qu’au niveau tactique, la destruction de l’ennemi est recherchée, l’art opératif impose, à l’image de l’appréciation qu’en avait Toukhatchevski, évoqué en début de cet article, de raisonner son ennemi de manière systémique, c’est-à-dire, comme indiqué plus haut, en privilégiant la neutralisation de tous les facteurs qui contribuent à sa puissance, plutôt que la seule destruction de ses forces, déléguée quant à elle aux niveaux tactiques.

C’est ainsi que, l’ensemble des effets recherchés devront être systématiquement intégrés au sein d’une manœuvre opérative interarmées unique. En d’autres termes, l’unicité de la manœuvre, panacée hier de la manœuvre tactique, s’est déplacée d’un cran vers le haut, jusqu’au niveau opératif. Il ne s’agit pas, à proprement parler d’une révolution copernicienne de l’art militaire, mais de son adaptation aux données du moment. Il conviendra pour les armées françaises de tirer les bons enseignements de l’échec relatif des Forces armées russes dans les premières phases de cette campagne, partant du principe que l’on tire toujours de meilleurs enseignements des échecs que des succès. Vaincu à Na San en 1952, Võ Nguyên Giáp a été vainqueur à Diên Biên Phu en 1954, mais a de nouveau été vaincu à Khe Sanh en 1968 (il n’avait pas intégré les appuis feux terrestres et aériens à Na San et a omis d’intégrer les effets des groupes aéronavals de la VIIe Flotte au large des côtes du golfe du Tonkin en 1968). Quitte à tirer des enseignements positifs d’un échec militaire, autant qu’il s’agisse de celui d’une autre armée que des armées françaises !

 

Les aspects tactiques

 

Si l’unicité de la manœuvre est montée d’un cran, depuis le niveau tactique jusqu’à celui de l’art opératif, il n’en demeure pas moins que la tactique conserve toujours ses lettres de noblesse pour la conduite du combat interarmes jusqu’à l’échelon de la brigade et ce serait assurément une faute contre l’esprit que de reléguer la tactique au rang des arts seconds.

Aussi, après avoir évoqué les aspects opératifs de ce conflit, il convient de se pencher maintenant sur les aspects tactiques, ce qui reviendra à se focaliser sur l’engagement terrestre des Forces armées russes opposées aux Forces armées ukrainiennes, depuis l’organisation du commandement jusqu’à l’emploi des unités et la part prise par les différentes fonctions dans la manœuvre interarmes. Mais, auparavant, il convient de se pencher sur les « canons » de la doctrine d’emploi des forces terrestres russes.

 

La doctrine militaire russe

Ce qui était vrai pour l’art opératif l’est également pour le niveau tactique : le poids de la culture militaire de l’époque soviétique demeure prégnant, et à cet égard, la « Grande guerre patriotique » qui a vu l’Armée rouge s’affronter à la Wehrmacht demeure le creuset doctrinal dont sont issus, sinon les procédés tactiques russes, au moins leurs principes. Le deuxième apport doctrinal toujours en vigueur est constitué par les écrits de Raymond Leonard Garthoff et ceux du maréchal Nikolaï Vassilievitch Orgakov durant la seconde phase de la Guerre froide, celle du retour des « faucons » de l’époque de Leonid Brejnev, à l’issue de la « détente » tentée par Nikita Khrouchtchev, laquelle s’est fracassée sur les retombées de la crise de Cuba, qui a coûté le pouvoir à Nikita Khrouchtchev. Et enfin, les fondements de cette doctrine ont été modernisés au cours de ce siècle par les apports de ce que les Américains ont dénommé la Révolution dans les Affaires Militaires (RMA en anglais), au début de ce siècle.

Pour ce qui est des principes qui ont été tirés des engagements de la Seconde mondiale, il est toujours possible de se référer à l’ouvrage du général Augustin Guillaume ‘Pourquoi l’Armée rouge a vaincu ?[4]. Dès la fin de la guerre, en 1945, le général Charles De Gaulle, qui voyait loin, a nommé le général Guillaume, qui parlait et lisait le russe, attaché militaire à Moscou, avec une mission claire : établir un rapport sur les raisons de la victoire russe. Ces considérations ont été consignées dans l’ouvrage cité plus haut, et paru aux Éditions Julliard. La première raison que le général Guillaume invoque est l’indifférence absolue du régime stalinien aux pertes, phénomène autant lié à l’inhumanité congénitale de la dictature soviétique qu’aux fonds profondément fataliste de l’âme slave. Les vingt millions de pertes russes (tués, blessés morts de leurs blessures et disparus) sont à placer au regard des quatre millions de pertes allemandes, soit cinq fois plus. Ces pertes ont été magnifiées et ont permis de « sacraliser » en quelque sorte la « Grande Guerre patriotique » dont les enseignements demeurent pérennes.

Ces enseignements peuvent être condensés en trois principes généraux intemporels, et qui ont donc toujours cours :

  • Le premier est la primauté absolue de l’offensive sur tout autre mode d’action. Cette offensive peut prendre plusieurs formes, la percée (l’Opération Bagration qui a porté l’Armée rouge jusqu’aux rives de la Vistule à l’été 1944), l’attaque frontale (l’Offensive Vistule-Oder qui a fourni à Gueorgui Joukov ses bases de départ pour l’assaut final sur Berlin au printemps 1945), ou l’enveloppement (celui réalisé par Vatoutine à Stalingrad, qui a coupé la 6e Armée de Paulus des arrières de son groupe d’armées sur le Don).
  • Le second est une manœuvre dominée par le feu. Ceci amène la constitution de bases de feu considérables dont on n’a pas idée dans les armées occidentales (une pièce d’artillerie tous les mètres tout le long du front sur l’Oder en janvier 1945, dispositif complété par des armes de saturation, les lance-roquettes multiples, les fameux « Orgues de Staline »). Il en découle d’une part, la mise sur pied de masses d’artillerie qui répondent plus à une concentration des moyens qu’à celle des efforts, et d’autre part, une manœuvre dans laquelle le feu prime le mouvement, et même qui peut entraver le mouvement.
  • Le troisième est un exercice du commandement hyper centralisé qui ne laisse aucune place à l’initiative des subordonnés. Cette démarche intellectuelle correspond au centralisme démocratique, principe premier de la doctrine politique marxiste-léniniste, ce qui conduit, par ailleurs quand même à une parfaite cohérence doctrinale sur le plan politico-militaire.

Cette doctrine a été aménagée au cours de la Guerre froide, notamment en termes d’échelonnement des moyens. C’est à cette époque qu’ont été mis en place les systèmes des échelons successifs articulés autour des avant-gardes et des gros, en mesure de conduire en autonome le combat jusqu’à leur relève par dépassement par un deuxième échelon frais. Cela ne pouvait aboutir qu’à une forme assez stéréotypée du combat par échelons successifs. C’est pour y mettre fin que le maréchal Orgakov a imaginé, au début des années quatre-vingt, le système du « groupe de manœuvre opératif », évoqué dans le chapitre précédent consacré à l’art opératif.

C’est dix ans après la dissolution du Pacte de Varsovie, au début de ce siècle, que l’outil militaire russe a été modernisé, tout en conservant ces fondamentaux. Il s’est plus agi, en fait, d’adaptation des structures, la doctrine elle demeurant. Le bataillon de chars autonome, l’échelon de décision de la division, a été supprimé et un système de groupements interarmes, grosso modo identiques à leurs homologues occidentaux a vu le jour, les BTG (БТГ/Groupes tactiques de bataillons). Mais au mixage classique des unités entre chars et mécanisés, les Russes y ont ajouté des pièces d’artillerie, pour assurer un appui direct le plus en avant possible ; c’est ainsi que les compagnies d’infanterie peuvent se voir renforcées d’une section de chars et d’une section d’artillerie (2S3 Akatsiya ou 2S19 Msta-S) ; ces groupements peuvent même intégrer des lances roquettes multiples, du type BM-21 Grad. Ces adaptations des structures n’ont pas débouché sur un assouplissement du caractère schématique des engagements.

 

Les enseignements tactiques en Ukraine

L’organisation du commandement

Tout d’abord, il y a lieu de se livrer à un exercice de sémantique, car des termes identiques ne correspondent pas toujours à la même réalité. Au sein de l’armée russe, le terme « Armée » (en fait AIA pour Armée Inter-Armes) correspond en termes de standards OTAN à une grosse division, puisqu’elle comprend de l’ordre de 18 à 20 000 hommes. Au nombre total de 12, ces armées ne sont pas toutes identiques dans leur composition. Le régiment conserve, en règle générale une structure ternaire, mais les brigades dites interarmes, correspondent plus à des groupements du même standard OTAN. Quant aux appuis, ils sont souvent regroupés au sein de « brigades » spécialisées, en fait des régiments organisés sur une structure bataillonnaire. Au niveau le plus élevé, il a été fait référence début avril à la création de fronts (reprise de termes anciens datant de la Grande Guerre Patriotique et correspondant aux groupes d’armées), mais dans le cas présent, il s’agit en fait d’une structure correspondant à celle du corps d’armée otanien.

Réputé pour être centralisé, avant avril 2022, il n’avait jamais été fait mention d’un échelon de commandement correspondant à celui d’un PC interarmées de théâtre (PCIAT), chargé de commander et coordonner les armées. La notion de cet échelon de commandement a fait son apparition au début du mois d’avril, lorsque les autorités russes ont dévoilé l’identité du « nouveau » commandant de théâtre, l’ancien commandant des forces russes en Syrie en 2015. À partir de cette annonce et de celle de la mise sur pied des fronts, le commandement supérieur semble être plus conforme aux canons en la matière : un commandant de théâtre, trois commandants de fronts correspondants à ceux du nord-est (Kharkiv), de l’est (le Donbass) et du sud (la côte de la mer d’Azov et la Crimée). Chacun de ces fronts se voit affecter de trois à quatre armées et se trouve donc chargé de leur coordination. Pour ce qui est du commandement subordonné, chacune des armées coordonne l’ensemble des éléments sous ses ordres.

La centralisation du commandement au niveau de l’armée conduit à une rigidité certaine de la manœuvre et, au contact, aboutit à un manque complet d’initiative des subordonnés pour mettre à profit les opportunités qui se présentent ou, le cas échéant, relancer l’action par un deuxième échelon, dont le commandement échappe à l’échelon engagé. Cette rigidité et cette absence voulue d’initiative de la part des échelons subordonnés amènent les chefs responsables à souvent commander de l’avant, depuis un PC tactique (PC TAC), léger et donc, vulnérable. C’est ainsi qu’en trois semaines, cinq généraux et un amiral (des forces d’infanterie navale relevant de la Marine) ont été tués.

Déjà identifiés depuis la guerre froide, ces défauts de l’armée russe ont ressurgi en Ukraine et sont trouvés aggravés par des moyens de communication déficients. Pour pallier ce défaut, les combattants et les PC russes ont pris comme habitude d’avoir recours à des moyens de communication civils avec lesquels ils s’expriment en clair, avec tous les inconvénients que cela représente[5].

En revanche, du côté ukrainien, la décentralisation du commandement jusqu’au niveau de la brigade et en dessous, s’avère bien adaptée à la conduite d’une manœuvre défensive, fondée sur l’usure de l’ennemi. Cette décentralisation, source d’initiative de la part des exécutants, est imposée par ailleurs par la nature et les capacités de l’armement en dotation : à base de missiles antichars (AC) moyenne portée et anti-aériens (AA) très basse altitude. Mis en place jusqu’au niveau des compagnies, voire répartis au sein des sections, cet équipement trouve son meilleur rendement dans un combat décentralisé jusqu’aux plus bas échelons.

 

La manœuvre interarmes

L’engin de combat dont l’emploi est privilégié par le commandement russe sur le théâtre ukrainien est le char de bataille, avec les déboires déjà relevés lors de la guerre du Kippour en 1973, lorsque les Israéliens ont commis la même erreur, en engageant leurs unités blindées sans soutien d’infanterie et sans appuis : en terrain libre, les escadrons de chars russes se trouvent opposés à un système de défense ukrainien articulé autour de dispositifs de trame anti chars légère et mobile, combinant les effets des canons et des missiles ou des drones armés. En mode décentralisé, l’infanterie ukrainienne, puissamment ravitaillée par l’Occident en lance-roquettes et en missiles anti-chars de courte portée, dispose de l’outil idéal pour multiplier les embuscades anti-chars, particulièrement dangereuses pour les unités blindées russes, trop souvent liées aux axes.

En effet, compte tenu des conditions du terrain, la boue occasionnée par la fonte des neiges, la manœuvre russe se trouve souvent liée aux axes, sous la forme de colonnes de chars. Privées de défense sol-air d’accompagnement, ces colonnes sont tout particulièrement vulnérables à un armement nouveau, le drone armé (notamment des drones turcs Bayraktar TB2) qui frappe les chars sur le toit de la tourelle, zone faiblement blindée traditionnellement.

Par ailleurs, les sources ouvertes présentent souvent des dispositifs blindés mécanisés russes dont le déploiement n’est absolument pas conforme aux normes de sûreté élémentaires, notamment en termes de dispersion des moyens. En agissant de la sorte, ces unités se montrent également vulnérables aux frappes adverses. Cet état de fait trouve certainement son explication dans le sous-encadrement chronique des formations russes. L’encadrement de contact souffre en effet dramatiquement de l’absence d’un corps de sous-officiers. Les chefs de section et de peloton commandent donc directement leurs subordonnés, sans relais. C’est sûrement dans ces erreurs d’exécution qu’il convient de rechercher l’origine des pertes subies par les Forces armées russes.

Enfin, s’agissant du combat, il semblerait, d’après les observations faites, que l’armée russe ne s’engage pas dans des combats de nuit, ce qui, à une époque de l’année où la durée du jour est à peu près équivalente à celle de la nuit (jusqu’à la fin du mois de mars), limite quand même la durée des engagements. En revanche, l’infanterie ukrainienne utilise la nuit pour effectuer ses mises en place en toute discrétion.

En termes d’équipements, il ne fait pas de doute qu’à l’instar de la guerre du Kippour, qui avait introduit la menace missile pour les formations blindées, le conflit ukrainien constituera à n’en pas douter, la matrice de la menace drone aérien pour les mêmes unités. Cela va déboucher à court terme sur une conséquence majeure : désormais, la mise en place d’une trame antichar par un sous groupement d’infanterie ne sera plus conditionnée par les seules parties vues de sa zone d’engagement, et la dissociation chars mécanisés, l’alfa et l’oméga du combat anti-char, pourra avoir lieu au plus loin. Il sera même possible, au-delà des vues directes, de faire précéder l’ouverture du feu anti-char drone par un tir d’arrêt de l’artillerie en appui direct.

Il a déjà été noté que la manœuvre interarmes russe était une manœuvre fondée sur les feux au détriment du mouvement. À cet égard, ce conflit a été marqué par un emploi très différencié dans le temps de l’application des feux. Initialement, au cours de la première semaine, manifestement l’appui feu a été « contenu », peut-être dans un souci de pouvoir réutiliser au plus tôt les infrastructures ennemies (cas de la piste de l’aérodrome Antonov à Hostomel), peut-être également dans le souci d’éviter des pertes civiles collatérales. Mais ce souci n’a pas résisté à la durée de la guerre : très vite, toute forme de retenue a disparu, et le choix du commandement russe de conduire une guerre d’attrition par l’investissement simultané de plusieurs centres urbains (Kharkiv, Kherson et Marioupol) n’a, au contraire, entraîné aucune discrimination des tirs d’artillerie entre objectifs civils (dont la population) et militaires.

 

Le soutien 

Il semblerait que la conduite du soutien ait posé des problèmes d’organisation en termes d’approvisionnement en carburant et en vivres, les unités s’étant engagées avec leur autonomie initiale et le plan d’entretien ayant souffert de dysfonctionnements. Ces remarques mériteraient sans doute une étude affinée. Car, manifestement, pour ce qui concerne les munitions, notamment les munitions d’artillerie (la tranche D), il ne semble pas que les consommations aient eu à souffrir de restrictions.

En ce qui concerne le maintien en condition, il semblerait qu’un nombre non négligeable d’engins de combat en panne aient été purement et simplement abandonnés par leurs équipages, ce qui constitue une manière assez particulière de concevoir la maintenance et peut soulever la question de la discipline au sein des formations et de l’autorité ces cadres de contact.

Il a peu été fait état des conditions de traitement des blessés, sinon en soulignant le fait que les infrastructures civiles des zones frontalières russes et biélorusses aient été fortement mises à contribution.

Ce domaine du soutien demandera une étude fouillée et fine dès que des sources fiables permettront de l’envisager.

 

Les retombées pour l’armée de terre française

Le premier constat qui s’impose d’emblée est de considérer que si l’armée de Terre française devait se trouver engagée dans ce type de conflit, en l’état actuel, elle souffre de « trous capacitaires » qui seraient de nature à gravement obérer ses chances de succès : pas de moyens de défense sol-air en dehors de ceux de très basse altitude, des capacités de franchissement continu fort limitées, des capacités de feu dans la profondeur également fort limitées et des moyens d’artillerie dont les équipes de pièces ne sont pas protégées de la ferraille du champ de bataille, et enfin, un dimensionnement de son soutien et de sa protection Nucléaire-Radiologique-Biologique-Chimique (NRBC) sous-évalués par rapport au volume de forces à soutenir, sans oublier la constitution de stocks de munitions et de rechanges qui, seuls, permettent d’envisager de pouvoir s’engager dans la durée.

Mais là ne réside pas l’essentiel, il s’agit en ce domaine d’une question de moyens financiers et d’affectation de ceux-ci dans les différents programmes d’armement. Il est annoncé un net accroissement des ressources budgétaires au profit des armées et les organismes chargés de réaliser les programmes d’armement existent et rien ne permet de douter de leur compétence.

Le fond réel du problème est ailleurs : il ne s’agit rien de moins pour l’armée de Terre que de se réapproprier la maîtrise du combat symétrique, dit de haute intensité. À cet égard, l’armée de Terre se trouve peu ou prou, dans la même situation que sa devancière de 1962 au moment du désengagement d’Algérie, lorsqu’il a fallu, après plus de quinze ans de guerre subversive en Indochine et en Algérie, redécouvrir le combat blindé mécanisé en Centre-Europe. Au-delà des programmes d’équipement qui ont été lancés (AMX-30, déclinaison de l’AMX-13 en obusier de 105, canon de 155, véhicule de combat du génie, bitube anti aérien de 30 mm, char poseur de pont), dès l’été 1962, la 7e Brigade de Besançon a été chargée de conduire les études Masséna, puis Davout, qui ont abouti à la mise sur pied de la division 67, véritable grande unité interarmes à laquelle il ne manquait strictement aucune capacité ; l’impératif interarmes était clairement affiché, le régiment mécanisé, notamment, constituait à lui seul en organique ce que l’on appelle de nos jours un GTIA. Il est loin d’être neutre que ce type de régiment se retrouvait, exactement dans les mêmes structures, au sein de deux armes, l’infanterie et l’arme blindée. Le commandement n’est malheureusement pas allé jusqu’au bout de la logique, à savoir une arme de mêlée unique intégrant Infanterie, ABC et ALAT. Bien avancé, le projet a néanmoins capoté en 1972. Le CEMAT de l’époque, le général d’armée Alain de Boissieu en était convaincu, mais il a dû s’incliner devant la force des particularismes d’armes. Pour demain, la question se pose en d’autres termes, faut-il donner la priorité à la mêlée ou aux appuis (notamment feux) ? Il est encore trop tôt pour y répondre, il faut y réfléchir.

Cette réflexion devrait s’orienter sur deux axes : d’une part les niveaux de commandement et la nature des grandes unités ; d’autre part, la façon pour les personnels de se réapproprier rapidement les principes et les procédés de combat, largement tombés en désuétude depuis la professionnalisation. En clair, d’une façon ou d’une autre, la préparation opérationnelle devra intégrer un volet « Instruction ».

En effet, la question demeure ouverte des niveaux de commandement : aux trois niveaux de conception ― conduite ― exécution, correspondent toujours quatre niveaux de commandement, du corps d’armée jusqu’au GTIA. Conviendra-t-il de les harmoniser ? S’agissant de ces niveaux de commandement (qui définissent la nature des grandes unités), l’idée de la nécessaire adéquation entre l’organique et l’opérationnel est aujourd’hui, quasiment admise par tous. Son application ― sur des structures qui restent à déterminer, ce qui n’est pas simple ― permettrait d’établir l’indispensable cohérence entre l’organisation, les moyens et les missions, ce qui constitue quand même l’effet optimal de toute organisation militaire.

Par ailleurs, l’agilité de la manœuvre est assurée en grande partie par des grandes unités ramassées dans leurs structures. Jugeant les grandes unités des armées alliées de la Libération (matrices des grandes unités ultérieures de l’OTAN, soit des divisions à trois brigades, qu’elles s’appellent Combat command ou Regimental combat team), le grand critique militaire britannique Liddell Hart les comparait à « des serpents qui se meuvent avec lenteur et dont seule la tête pique et mord ». Il convient peut-être de ne pas oublier que la culture militaire française a toujours été celle des divisions « légères » commandant directement les régiments ou les groupements interarmes de combat et dont l’archétype a été la 7e Division mécanique rapide (DMR) conçue en 1955 pour un engagement en Centre-Europe dans un contexte nucléaire, qui a survécu à Suez, mais qui a été sacrifiée sur l’autel de la pacification en Algérie, ses unités interarmes ayant été transformées en bataillons d’infanterie statiques, répartis dans une multitude postes.

S’agissant du second volet, l’instruction, il est fondamental. Les procédés de combat doivent impérativement constituer des automatismes au niveau des exécutants (c’est-à-dire jusqu’au niveau des sous-groupements). Quel capitaine aujourd’hui sait en relever un autre sur position ou par dépassement ? Le même capitaine sait-il toujours en recueillir un autre, en donnant les bonnes consignes à son artilleur, à son sapeur (obstacles de manœuvre) et au tringlot qui lui sont adaptés ? Ces actions élémentaires qui doivent relever du drill constituent les fondements de la manœuvre, puisqu’ils conditionnent la relance de l’action par un échelon frais. Les exemples de ce type peuvent être multipliés. Au niveau des états-majors, un PC de brigade sait-il toujours se démultiplier en PC TAC pour assurer la conduite du franchissement d’une coupure majeure. Le franchissement n’est en aucun cas une action technique Génie, mais une manœuvre interarmes mettant en jeu, l’unité qui franchit, les moyens Génie qui le permet ainsi que leur variantement, les moyens de Circulation qui le précèdent et le complètent et les moyens Feux qui l’appuient.

Bref, le conflit ukrainien constitue au niveau tactique, beaucoup plus une source de réflexions, pour l’avenir que d’enseignements concrets à appliquer par les forces. Il démontre, s’il en était encore besoin, que l’époque actuelle est au retour de la guerre symétrique, ce qui implique pour l’armée de terre une révision complète de ses références, ainsi que de ses modes de fonctionnement. Si on veut réellement « gagner la guerre avant la guerre », il s’agit bien de prendre un temps d’avance en organisation et en doctrine sur la guerre qui attend demain matin la jeune génération militaire actuellement en cours de formation initiale.

 

EN SYNTHÈSE

 

Comme toujours, pour ce genre d’exercice à chaud, on aboutit à quelques certitudes, rares, et on bute sur de nombreuses interrogations. 

Les certitudes

  • Première certitude : sans crainte d’être démenti par l’évolution de la situation, il peut être affirmé que l’unicité de la manœuvre, pilier de la tactique générale hier, est aujourd’hui remontée d’un cran, jusqu’au niveau opératif.
  • Cet art opératif, passant par une intégration interarmées poussée de la manœuvre n’est nullement exclusif du maintien d’une manœuvre tactique terrestre aux niveaux de la brigade et en dessous.
  • Seconde certitude : la réappropriation de la maitrise du combat interarmes passe impérativement par un retour serré de l’Instruction, premier volet incontournable de la préparation opérationnelle. Une instruction bien digérée et acquise constitue, qu’on le veuille ou non, le socle premier des forces morale et de la cohésion des unités.
  • Troisième certitude : ce retour de la guerre symétrique de haute intensité impose une remontée en puissance des armées dans la durée, visant une gamme complète de capacités. Vaste programme !

 

Les interrogations

  • À la fin des fins, il demeure une question fondamentale, à laquelle il serait tout aussi dangereux de vouloir répondre précipitamment, que de se voiler la face en l’escamotant (stratégie de l’autruche version 1935-1939) : le conflit ukrainien représente-t-il le dernier avatar des conflits symétriques conventionnels qui ont émaillé le siècle dernier, ou bien, au contraire, impose-t-il la pérennisation de ce type de conflit ?
  • Question incidente : si on considère le second terme de l’alternative, les armées occidentales (nous comme les autres) ne se seraient-elles pas un peu fourvoyées en voulant faire effort sur le tout technologique en lieu et place du tout opérationnel ?
  • Dans les priorités à accorder en termes de capacités, la mêlée doit-elle conserver la priorité sur les appuis (Sol-Sol, Feux dans la profondeur, Défense sol-air [DSA]), ou bien ne faut-il pas viser une forme de parité ?
  • La notion d’hybridation de la menace, des équipements et des modes d’action, ne relève-t-elle pas plus d’un exercice spéculatif intellectuel que d’une réalité objective ?
  • La SECOPS[6] ne doit-t-elle pas primer sur la recherche permanente de la performance technologique des systèmes de commandement (le toujours plus technologique) ?
  • À quel niveau (opératif ou tactique), l’INFO OPS (vieille comme le monde, les ‘Commentaires sur la Guerre des Gaules’ de César ou les ‘Bulletins de la Grande Armée’) doit-t-elle être mise en œuvre ?
  • Même question pour les actions multi-champs ?
  • En termes d’organisation, les notions différenciées de commandement organique et opérationnel conservent-elles leur pertinence ?
  • Les niveaux de commandement depuis la brigade jusqu’au corps d’armée sont-ils pérennes ?
  • Bref, répondre à la question : quels modèles d’armées et comment les intégrer entre elles ?

Il faut être conscient qu’en répondant à ces questions, on en prend pour quinze ans, et peut-être même plus de mesures de réorganisation et d’adaptation.


NOTES

  1. Paradoxalement, il est peut-être possible que ces concepts aient été mieux compris et exploités par le Pentagone que par l’état-major général russe, un peu rétif à les intégrer.
  2. Selon leur nature, blindée ou mécanisée, une « armée interarmes » (AIA) aligne de 18 000 à 20 000 combattants, soit l’équivalent d’une grosse division de classe OTAN.
  3. En termes de méthodologie, si la notion de centre de gravité ressort bien du raisonnement opératif, celle d’effet majeur demeure propre au domaine tactique.
  4. Polyglotte, commandant les Goums mixtes marocains en Italie, puis la 3e Division d’infanterie algérienne (DIA) sous la Première Armée. Augustin Guillaume a achevé sa carrière comme chef d’état-major de la défense nationale (grosso modo CEMA) en 1956, après avoir exercé les responsabilités de Résident général de France au Maroc.
  5. Ce faisant, ils renouent avec une vieille mauvaise habitude des armées russes. En août 1914, à Tannenberg, Ludendorff a pu lire à livre ouvert les intentions russes, les deux commandants d’armée, Rennenkampf et Samsonov correspondaient entre eux en clair par la TSF.
  6. La sécurité opérationnelle recouvre la protection des informations critiques jugées essentielles aux missions par les commandants militaires.
Colonel (ER) Claude FRANC
Colonel (ER) Claude FRANC
Saint-cyrien de la promotion maréchal de Turenne (1973-1975) et breveté de la 102e promotion de l’École Supérieure de Guerre, le colonel Franc a publié une dizaine d’ouvrages depuis 2012 portant sur les analyses stratégiques des conflits modernes, ainsi que nombre d’articles dans différents médias. Il est référent "Histoire" du Cercle Maréchal Foch (l’ancien "G2S", association des officiers généraux en 2e section de l'armée de Terre) et membre du comité de rédaction de la Revue Défense Nationale (RDN). Il a rejoint la rédaction de THEATRUM BELLI en février 2023. Il est âgé de 70 ans.
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5 Commentaires

  1. merci au cercle maréchal Foch pour cet article
    je verrai plusieurs enseignements:
    1) pour la première fois une défense en profondeur faite d’unités légères très mobiles bien équipées bien coordonnées ont réussies à stopper puis a faire reculer sur ses arrières l’armée russe.
    les actions en profondeurs ne peuvent ce concevoir qu’avec suffisamment de troupes et de logistiques, ce qui n’est plus la cas de l’armée Russe actuelle ( la population de la Russie est ce qu’elle est).
    L armée Française avec ses deux brigades blindés légères à un joli atout a développer.
    2) L’armée Russe est repartie à l’assaut dans le Donbass en s’appuyant sur le couple artillerie / infanterie d’assaut, la seule façon d’enrayer cette machine de guerre Russe est de faire sauter la logistique et les postes de commandements.
    L’armée française à donc besoin de plus de Himars et autres pièces d’artilleries très mobiles : il faut ouvrir le feux et partir
    3) plus globalement notre industrie doit être capable de produire des munitions en grande quantités pour nos armées ou les pays que nous aidons.

    • L’armée Française avec ses deux brigades blindée !
      Monsieur plaisante . Il y a pour le moins déjà 400 brigades mécanisées qui s’affrontent en Ukraine.
      Notre industrie doit produire des munitions dit il .
      Le fusil d’assaut actuel est Allemand.
      Les mitrailleuses sont Belges.
      Le pistolet est Autrichien
      Les munitions sont Italiennes.
      Il n’y a plus qu’une manufacture de canon ( a Bourges)
      Avec cela on est bien.

  2. Une analyse faite par des lunettes Occidentales ( un peu frustrées )
    En premier lieu qui peut croire la fable que l’Etat Major Russe aurait eu le projet de dominer l’Ukraine par une guerre éclair courte avec un corps de 150 000 hommes . L’Ukraine a une surface de 600 Millions de KM2 plus étendue que la France.
    L’art opératif Russe qui est minimisé ici est un processus qui a raccompagné la plus puissante armée mécanisée de la seconde guerre mondiale et surtout commandée par des officiers les plus talentueux à coup de pied dans le train chez eux.
    Les appréciations techniques verbeuses ne cachent pas la réalité des faits :
    L’armée Ukrainienne s’est enterrée et bunkerisee comme en 14 dans le Dombass en sachant parfaitement que cela sera l’objectif des forces Russes. Les bombardements criminels sur les populations civiles russophones depuis 8 ans constituaient la provocation pour cette stratégie.
    De plus c’est le Dombass qui est le poumon industriel de l’Ukraine et certainement pas la région de Kiev. Un peu de géographie économique serait un plus.
    Les forces Russes font face à des réseaux de défense soigneusement construits depuis 8 ans sous l’égide de l’OTAN avec l’objectif d’y attirer la Russie dans une guerre d’attrition.
    Pour appuyer cet argument , on constate bien que les armes Occidentales livrées à l’Ukraine sont principalement des armes d’infanterie . Les anciens pays du pacte de Varsovie devenus membres de l’OTAN sont les fournisseurs des matériels d’origine Soviétique dont ils possedent d’énormes stocks et les moyens logistiques qui vont avec.
    Pour le reste , affirmer que les Ukrainiens résistent grâce aux fournitures Occidentales relève de la plaisanterie . Quelques canons disparates sur 1000 Km de front !
    Qui peu croire de telles sornettes.
    La véritable situation est plus prosaïque.
    La guerre d’attrition contre les Russes est en cours mais elle repose sur deux éléments : le courage et l’abnégation des soldats Ukrainiens , écrasés par les obus et les missiles dans leurs trous.
    En résumé la stratégie de la grande guerre ni plus ni moins.
    L’autre aspect sera la résilience des citoyens de l’Union Européenne qui vont subir des restrictions massives consécutives aux sanctions économiques contre la Russie.
    Ces deux données sont essentielles et la vraie question stratégique sera la capacité des Ukrainiens de tenir jusqu’a ce que l’arsenal militaire Occidental puisse prendre le relais . Ce qui risque de prendre bien pour le moins 2 ans, surtout avec la crise énergétique qui monte.
    Ceci pour avancer que ce conflit durera probablement plusieurs années ( comme d’habitude) et les parties en présence le savent d’ou le côté assez naïf , voir quasi propagandaire du texte .
    Le barbotage des enseignements à tirer pour les forces armées européennes de l’OTAN ne se limite pas aux armements . On voit bien que des matériels classiques datant de la seconde guerre mondiale et une tactique datant de la première dominent ce conflit.
    Une analyse verbeuse et assénée avec des termes prétentieux ne résoudra pas l’équation de la défaite morale des citoyens européens.
    Placer en masse des civils en uniforme qu’ils soient Français , Allemands ou autres dans une tranchée pour ramasser des obus sur le crâne avec une fréquence type Verdun 1916 n’est pas pour demain.
    C’est le véritable problème de la doctrine. On ne gagne pas une guerre de masse avec des mercenaires .

  3. Les russes ont tenté une frappe de décapitation comme en Afghanistan en 1979.
    Ratée par la faute des américains, bien renseignés.

    Ils s’attendaient ensuite à une ballade sur un terrain presque conquis, les dernières réformes de l’armée russe ont donc révélées leurs limites:
    https://blablachars.blogspot.com/2022/02/les-btg-russes-des-formations-aux.html

    L’intoxication par le renseignement ennemi ou l’aveuglement volontaire dans un régime autocratique a fait le reste (certainement un peudes deux, ce n’est pas pour rien que depuis cette affaire le FSB est sur la touche).

    Pour ceux que cela pourrait intéresser, voici le compte-rendu d’une simulation du corps des marines sur les premiers jours du conflit.
    https://warontherocks.com/2022/03/the-wargame-before-the-war-russia-attacks-ukraine/

    La prestation russe ne semble pas si surprenante que cela pour ceux qui ont de bonnes infos.

    Pour des raisons diamétralement opposées, l’armée russe a été présentée partout comme une menace redoutable, en attendant les ventes à crédit des armements américains sont exponentiellement à la hausse.

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