« Je noterai une chose que les politiciens de tous bords n’aiment pas admettre : une apocalypse nucléaire est non seulement possible, mais aussi tout à fait probable[1] ».
Depuis que, sous la pression des évènements internationaux, la question du nucléaire militaire national est à nouveau à l’ordre du jour chez les chroniqueurs et éditorialistes de la grande presse, il convient de rappeler brièvement ce que fut le « nucléaire terrestre », sa finalité et les concepts auxquels son hypothétique emploi avait alors donné lieu.
Avant de s’appesantir sur le Pluton, système d’armes national de la guerre froide, il y a lieu d’évoquer son prédécesseur allié, le système Honest John[2], pour s’achever avec le missile Hadès, qui n’est jamais ressorti de sa « mise sous cocon » dès son arrivée en dotation ; puis a été démantelé sans avoir jamais vu le jour. Triste fin pour un système dissuasif.
En mars 1966, le général de Gaulle signifie, par une lettre personnelle[3] dénuée de toute aménité, au Président Johnson l’évolution de la position française à l’égard de l’Alliance Atlantique. Tout en demeurant membre de celle-ci, cette évolution inclut notamment son retrait des instances de commandement intégré de l’OTAN.
Fin juin, les ogives nucléaires américaines destinées aux unités françaises sont évacuées. les États-Unis mettent ainsi fin à l’abonnement de l’artillerie française déployée sur le territoire de l’Allemagne fédérale au système d’armes Honest John et à ses missiles.
Préalablement, le général de Gaulle avait orienté la Direction des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) vers la constitution d’un système d’armes nucléaire tactique national qui serait mis en œuvre conjointement par l’armée de Terre et l’armée de l’Air. Pour l’armée de Terre, ce sera le système Pluton.
Le système Honest John et la conception américano-OTANienne du nucléaire tactique
Qu’était le système Honest John ?
Il s’agissait d’un système d’armes américain d’artillerie dont la munition, un missile, possédait une tête nucléaire de faible puissance. Sa portée était d’une cinquantaine de kilomètres. Au-delà des capacités techniques du système, il s’agit plutôt de se remémorer la doctrine d’emploi américaine, donc de l’OTAN, de ce système nucléaire tactique, anti-forces.
Le qualificatif de « tactique » qui lui a été accolé était parfaitement justifié, car son emploi était directement lié et même intégré à la manœuvre tactique en cours. Engagées dans un rapport de forces défavorable, en cas d’attaque des forces du Pacte de Varsovie en Europe, les forces de l’OTAN utiliseraient le nucléaire tactique américain dans le cadre de leur manœuvre, pour s’opposer à une percée soviétique de leur dispositif de défense de l’avant.
Cet emploi allait d’ailleurs correspondre, en creux, à la doctrine d’emploi soviétique, qui, lorsque les systèmes Frog et Scud[4] seraient mis en place, se trouveront alors intégrés aux grandes unités du Pacte de Varsovie (PAVA) dans le but de percer le dispositif de défense de l’avant de l’OTAN.
C’est ainsi que la manœuvre aéroterrestre de l’OTAN se déroulait toujours, à compter des années cinquante, « sous menace d’emploi du nucléaire ». En principe, la manœuvre de l’OTAN devait correspondre à une succession, pour chacune de ses grandes unités, de concentrations temporaires des moyens pour pouvoir agir en force, suivis de rapides éparpillements pour éviter de constituer une cible potentielle d’attaque nucléaire adverse (cible dénommée le « pion nucléaire[5] »). Compte tenu de la densité du déploiement allié le long des frontières inter-allemande et germano-tchèque, ces principes demeuraient toutefois assez théoriques.
Il n’a jamais été question, au moins jusqu’au début des années soixante, d’une possibilité de couplage du nucléaire tactique avec les moyens nucléaires stratégiques. Ceci est tellement vrai, que, ce qui parait absolument ahurissant aujourd’hui, lorsque Eisenhower a accédé à la Maison Blanche, il a, en 1956, délégué l’emploi des missiles nucléaires tactiques Honest John au SACEUR[6] !
L’automaticité de l’escalade nucléaire tactique vers le stratégique n’apparaissait pas évidente à l’époque où, dans le domaine stratégique, le principe des représailles massives[7] (massive retaliation) prédominait.
Tout ceci allait être remis en cause dès 1962 par l’adoption par les États Unis de la doctrine de la riposte graduée[8] (Flexible Response) qui allait, de facto, créer un couplage entre les deux niveaux nucléaires. La délégation d’emploi consentie au SACEUR par Eisenhower allait lui être retirée par son successeur, Kennedy, dans la cadre de cette nouvelle doctrine[9].
En ce qui concerne l’OTAN, les forces françaises déployées en Allemagne se trouvaient sous le commandement opérationnel de CENTAG (Central Army Group), un des deux grands commandement d’AFCENT (Allied Forces in Center Europe), toutes les grandes unités alliées se trouvaient dotées, au niveau de la division, d’un groupe Honest John à deux batteries de quatre lanceurs. C’étaient les États-Unis qui les fournissait, ainsi que les têtes actives, le cas échéant, lesquelles demeuraient dans des dépôts américains.
En 1966, la France perd ainsi la possibilité de pouvoir disposer du « parapluie » nucléaire tactique américain au sein de ses forces. Le système destiné à y pallier, le Pluton, allait donc être développé, mais dans un cadre d’emploi radicalement différent. Si le terme tactique allait demeurer et lui être accolé, il ne correspondrait plus à aucune réalité.
C’est dans le hiatus entre la terminologie et la doctrine qu’il convient de rechercher la grave incompréhension qui fut celle de ce système, de la part d’une partie du commandement français. Ce hiatus s’est trouvé aggravé par les données de l’époque : en effet, elle correspondait aux études qui allaient aboutir à la mise sur pied des divisions 67.
Il était prévu, à l’origine, que les éléments organiques de ces futures divisions, engerberaient un régiment d’artillerie nucléaire (RAN). Comme la maquette prévoyait la constitution de cinq divisions, il y eut donc cinq RAN. Mais entre le lancement du programme et la première livraison du système, le niveau de mise en œuvre allait se trouver remonté au niveau des éléments organiques de corps d’armée (EOCA), au sein de l’artillerie des corps d’armée (ACA).
La doctrine d’emploi française du nucléaire tactique. L’apport de la pensée du général Lucien Poirier[10]
Depuis 1960, date du succès du premier tir d’essai nucléaire français, la doctrine de défense française repose sur le concept de dissuasion du faible au fort. Dans ce contexte, l’engagement du corps de bataille blindé mécanisé en Centre Europe, ne consistait pas à gagner la bataille, mais à gagner des délais pour permettre au Président d’estimer si les intérêts vitaux du Pays étaient menacés et s’il devait prendre la décision ultime d’engagement des moyens nucléaires.
C’est le général Lucien Poirier, un des quatre « théoriciens de l’Apocalypse » comme ont été surnommés les généraux André Beaufre, Charles Ailleret, Pierre-Marie Gallois et lui-même, qui a théorisé l’idée du « test ». Pour éviter de tomber dans la logique suicidaire du « tout ou rien ». Il convenait que le décideur politique en ultime recours, le Président de la République, pût disposer de moyens pour tester les intentions réelles de l’ennemi. Ces moyens correspondaient au corps de bataille aéroterrestre, composé de l’ensemble « Première Armée – FATAC (Forces aériennes tactiques) ».
Concrètement, cette fonction de « test » devait aboutir à donner à l’ennemi un « ultime avertissement », terme choisi par Poirier, sous la forme d’une frappe nucléaire anti-forces conjointe de missiles terrestres et aériens, frappe massive, unique et non répétitive.
Pour que cette fonction de test fût probante, il convenait que le volume de forces qui lui était adapté soit suffisamment significative (220 000 hommes, 1 500 chars – 400 pièces d’artillerie et 450 avions de combat) pour être crédible. De la sorte, l’ennemi se trouvait confronté à un dilemme existentiel : soit, il poursuivait son attaque et il savait qu’il encourait, à fort brève échéance une frappe stratégique française anti-cités, soit, pour éviter ce recours aux extrêmes, il stoppait son attaque, et la dissuasion se trouvait alors rétablie.
Il existait de la sorte un couplage permanent des moyens conventionnels et nucléaires tout au long de la chaîne : corps de bataille — forces nucléaires tactiques — forces nucléaires stratégiques. C’est pour répondre à ce couplage, qu’en organisation, les moyens nucléaires nationaux se trouvaient intégrés à leurs armées d’appartenance et qu’il n’a jamais existé de grand commandement stratégique des moyens nucléaires, comme c’était le cas en Union soviétique et que la Russie a conservé.
Outre l’impératif de crédibilité qui justifiait le volume de forces de la Première Armée, il lui fallait également disposer de la capacité de conduire une manœuvre autonome, à son niveau, cette fois-ci, dans le cadre de l’Alliance, puisqu’elle constituait la seule et unique réserve de l’OTAN sur le théâtre Centre Europe.
C’est cette double mission, dissuasive dans un contexte national et active dans un cadre interallié, qui a fait dire à un de ses anciens commandants, le général Jacques Antoine de Barry[11], que, pour commander la Première Armée, il fallait être un peu schizophrène. Ce n’était bien sûr qu’une boutade, mais l’image est suffisamment forte pour bien faire saisir qu’une même manœuvre répondait en fait à deux impératifs radicalement différents.
Ceci écrit, la manœuvre de « test » dissuasif devant aboutir — ou non — à la décision de l’ultime avertissement, se trouvait absolument découplée de la manœuvre tactique en cours, puisque le seul critère de choix de la décision présidentielle ne résidait pas dans la situation tactique du moment mais dans l’appréciation par le Président lui-même qu’il se faisait de savoir si les intérêts vitaux du pays étaient menacés, voire déjà battus en brèche ou non.
Cette notion de césure avec la manœuvre a mis un certain temps à voir le jour et ce n’est qu’à partir de l’alternance politique de 1981 qu’elle s’est imposée. Ce n’est pas le moindre des paradoxes, d’ailleurs que ce soit François Mitterrand, le dirigeant politique qui dans l’opposition n’avait pas eu de mots assez durs pour condamner la force nucléaire de dissuasion et sa logique propre, qui se soit le mieux coulé dans ses concepts, une fois aux affaires. « La dissuasion… c’est moi ![12] » affirmait il, à fort juste titre. Il a d’emblée saisi le couplage existant entre les forces nucléaires, tactique et stratégique.
Aussi, pour bien marquer que la décision d’emploi ne relevait aucunement d’une quelconque appréciation de la situation militaire du moment, mais uniquement de celle qu’il se faisait des intérêts vitaux de la nation, François Mitterrand a débaptisé le nucléaire tactique, en lui faisant prendre le qualificatif de « préstratégique », ce qui correspondait beaucoup mieux à la réalité.
Enfin, par rapport aux forces conventionnelles, pour ne pas subordonner sa décision aux délais inhérents à la mise sur pied et aux mouvements initiaux du corps de bataille qui ne s’engageait qu’en deuxième échelon de l’Alliance, comme réserve de théâtre, le même François Mitterrand a donné son aval et a encouragé la mise sur pied de la FAR (Force d’action rapide), destinée, officiellement, à s’opposer à un groupement de manœuvre soviétique (GMO).
En réalité, il s’agissait de disposer d’un outil en mesure de prendre le contact au plus loin et surtout au plus tôt, avec l’ennemi, de façon à ne pas obérer la décision du Président par des délais, durant lesquels les forces françaises ne se trouveraient pas au contact de l’ennemi. Ce rôle dissuasif de la FAR a peu été rappelé. C’était tout le fond en réalité de l’exercice « Moineau hardi » joué en septembre 1987 et qui a constitué à déployer et à faire manœuvrer les cinq divisions de la FAR, en totalité, dans le Jura souabe.
La poignée de main symbolique entre le président de la République française et le Bundeskanzler allemand sur un pont flottant lancé sur le Neckar était hautement symbolique de la portée politique de cet exercice, et donc du grand commandement qui le jouait.
Le général Poirier, à l’origine du concept d’« ultime avertissement » a d’ailleurs publié un article très éclairant dans la Revue de Défense nationale, au moment de la constitution de la FAR, article intitulé La greffe.
L’armée de Terre et le nucléaire préstratégique
Indubitablement, même si quelques-uns de ses commandeurs n’en étaient pas encore tout à fait convaincus, l’armée de Terre n’a tiré que des avantages de pouvoir disposer en interne d’un outil de mise en œuvre de la dissuasion, et pas n’importe lequel, puisqu’il s’agissait de celui dont la décision d’emploi devait être prise en premier lieu.
C’est d’ailleurs loin d’être un hasard si le commandement de l’armée de Terre par le général Jean Lagarde, entre 1975 et 1980, unanimement regardé comme celui qui avait permis à l’armée de Terre de prendre toute sa place au sein du dispositif global de la Défense a coïncidé, en 1975, avec la mise sur pied, à Mailly, du premier des cinq régiments d’artillerie nucléaire.

L’armée de Terre était, au sens premier du terme, une armée stratégique, puisqu’elle mettait en œuvre, au même titre que la Marine et l’armée de l’Air, partie de la panoplie nucléaire française. À ce titre, force est de reconnaître que la mise sous cocon, dont elle n’est jamais sortie, car démantelée en 1997, de la division Hadès, a porté un coup réel à la représentativité de l’armée de Terre au sein des armées.
Ses chefs y ont légitimement fait face en mettant en avant les capacités, réelles et largement démontrées, de l’armée de Terre en tant qu’armée d’emploi. Mais, il n’en demeure pas moins, qu’au niveau de la Défense, la dissuasion est et demeurera toujours supérieure à l’emploi !
Au-delà, au niveau global de la dissuasion, la perte de cette capacité d’ultime avertissement a certainement pu, en partie, nuire à la dissuasion elle-même, car, s’il est vrai que le nucléaire ne dissuade que le nucléaire, la possession par un État d’une panoplie complète dissuasive demeure un gage de crédibilité.
Celle-ci a pu être vérifiée lorsque, après l’effondrement de l’Union soviétique, les archives du haut-commandent soviétique ont été déclassifiées, tout un chacun a pu s’apercevoir que la planification opérationnelle soviétique s’arrêtait toujours au Rhin et ne se poursuivait jamais en direction de Brest. Le Kremlin avait-il imaginé que les intérêts vitaux français destinés à sanctuariser le territoire national commençaient au Rhin ? Peut-être, en tous cas, le fait est là.
Aujourd’hui, alors que nos voisins allemands ont toujours, par le passé, émis les plus extrêmes réserves à l’égard du système préstratégique français, car, de nature, selon eux, à contribuer à transformer l’Allemagne ou une partie de son territoire en un champ de ruines radioactives, ont brusquement, aujourd’hui, les yeux de Chimène pour la dissuasion française, compte tenu des derniers rebondissements de la situation internationale.
Il convient de se préparer, sans attendre les oukases politiques, à cette nouvelle donne stratégique. Comment mieux s’y préparer qu’en relisant Poirier et en réfléchissant comment adapter sa notion d’ultime avertissement — toujours pertinente – à la situation actuelle, qui n’est sûrement pas qu’un simple remake de la guerre froide, mais une nouvelle situation de crise potentielle.
NOTES :
- Dmitri Medvedev, vice-président du Conseil de sécurité de la fédération de Russie, le 3 juillet 2023
- https://fr.wikipedia.org/wiki/MGR-1_Honest_John
- https://otan.delegfrance.org/Archive-Lettre-du-President-de-la-Republique-Charles-de-Gaulle-au-President
- Selon la terminologie otanienne, Frog pour Free Rocket Over Ground, Scud n’est pas un acronyme mais un verbe familier signifiant se mouvoir rapidement.
- L’OTAN estimait alors que le « pion nucléaire » était constitué par un bataillon.
- C’est cette délégation d’emploi du nucléaire tactique américain qui a justifié la nationalité américaine du SACEUR. Eisenhower a d’ailleurs été le premier SACEUR lors de la mise sur pied de l’OTAN en 1950.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Doctrine_Dulles
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Doctrine_McNamara
- Ce qui allait provoquer la démission immédiate du général Lauris Norstad, SACEUR.
- https://www.diploweb.com/General-Lucien-Poirier-une-oeuvre.html
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Antoine_de_Barry
- https://www.mitterrand.org/francois-mitterrand-et-la-618.html