jeudi 3 octobre 2024

L’extraterritorialité du droit américain en matière d’exportations d’armements et de biens et technologies à double usage (Mémoire de Master 2)

L’auteur peut être contacté à l’adresse suivante : mathias.vignon[@]gmail.com

« Nous disons aux Américains que les mesures de sanctions qu’ils vont prendre les concernent, eux. Mais nous considérons que l’extraterritorialité de leurs mesures de sanctions est inacceptable. Les Européens n’ont pas à payer pour le retrait d’un accord par les États-Unis, auxquels ils avaient eux-mêmes contribué. Entre Européens, nous devons mettre en place les mesures nécessaires pour protéger les intérêts de nos entreprises et entamer des négociations avec Washington sur ce sujet.[1]» Par ces mots, le Ministre des affaires étrangères français, M. Jean-Yves le Drian, dénonce le caractère extraterritorial des sanctions américaines suite au retrait unilatéral de Washington de l’accord sur le nucléaire iranien signé le 14 juillet 2015. Ainsi, une décision discrétionnaire de la part des États-Unis impacterait l’intégralité des entreprises françaises, européennes et d’autres États. Si ce fait n’est ni nouveau ni étonnant, s’en indigner ne devrait pas modifier la donne. C’est pourquoi il convient d’étudier l’extraterritorialité de certaines lois américaines, en connaître les fondements et les failles afin de mieux la contrer. De nombreuses personnes et entités s’attèlent déjà à cette tâche, comme Ali Laïdi, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques, qui considère le droit comme « la nouvelle arme de guerre économique[2] » et qui a livré une étude complète sur le sujet.

Pour autant, il existe différents secteurs stratégiques dans lesquels « la dame qui poursuit la justice[3]» étend son champ de compétences et qui n’ont pas été profondément étudiés, à commencer par celui du contrôle des exportations de matériels de guerre et de biens et technologies à double usage (également appelé export control). Ce secteur, qui revêt une importance cruciale et qui possède des implications géostratégiques, fait l’objet de normes américaines particulièrement intrusives. S’il paraît normal de protéger ses secrets industriels de défense, nous verrons par la suite que les États-Unis font bien plus que cela : ils mettent leur justice au service de leur industrie de l’armement et de leurs volontés internationales, dictent avec qui il faut commercer ou non, et profitent de leur place « d’hégémon[4] » pour mettre en place des normes juridiques aux effets et fondements parfois critiquables. Dans la lutte acharnée que représente désormais la guerre économique, les contrats d’armements, et donc les normes qui les régissent, font figure de Poitiers, de Bouvines ou de Waterloo : ce sont des batailles décisives, et surtout impitoyables.

C’est sous ce prisme de tensions économiques que paraît pertinente l’étude de l’extraterritorialité du droit américain en matière de contrôle des exportations de matériels de guerre et de biens et technologies à double usage (ci-après BTDU). Cette dernière comporte en elle-même pléthore de considérations et d’enjeux. La première de toute est évidemment économique : l’industrie de l’armement, qui est intrinsèquement géopolitique et stratégique, faisait état en 2018 d’un chiffre d’affaires de 1822 milliards de dollars selon l’Institution International de Recherche pour la Paix de Stockholm (SIPRI), soit 2,1% du produit intérieur brut mondial[5]. Dans ce domaine, les États-Unis sont dominants avec 36% du volume total des exportations sur la période 2014-2018[6]. A la lumière de ces chiffres, l’on saisit mieux l’importance pour les États de capter des parts de marché par différents moyens, notamment en utilisant le droit comme une arme de guerre économique. Ce droit permettra de contraindre les autres acteurs, alors perçus comme des concurrents, soit en les maintenant dans un certain retard technologique, soit en menaçant leur industrie de ne plus avoir accès au marché américain.

La deuxième considération est d’ordre stratégique et géopolitique, puisque plus les armements sont efficaces, plus les conflits seront à priori rapidement gagnés par les protagonistes qui les mènent. Ainsi, les États-Unis profitent de leur position d’« État hégémon » en matière d’armement afin de mettre en place des restrictions drastiques sur leurs technologies de pointe dans le but de préserver leur avantage militaire. De même, nous verrons que différentes dispositions normatives, comme le suivi des pièces au numéro de série, offrent à Washington la possibilité de savoir où se trouvent les pièces vendues, qui est en leur possession et, par là-même, de théoriser leur potentielle utilisation. En effet, la réglementation américaine permet aux États-Unis d’avoir accès à toutes les informations relatives aux contrats d’armement dans lesquels un item est soumis à ladite réglementation (fournisseur, client, utilisation finale, etc.)[7]. Si l’une de ces caractéristiques déplaît aux États-Unis, ils peuvent refuser l’exportation de la pièce, et donc in fine la réalisation du contrat. C’est là l’un des points forts des États-Unis, qui ont réussi à profiter de leur position de leader de marché pour mettre en place un véritable continuum entre leur industrie de défense, leurs différentes administrations, les services de renseignement et de sécurité et leur diplomatie afin de consolider cet avantage.

De plus, dans un secteur aussi concurrentiel que celui de l’armement, contrôler les exportations des différents matériaux dont un État maîtrise la technologie permet de freiner l’utilisation faite de ceux-ci et donc, de fait, d’éviter que les concurrents trouvent des utilisations nouvelles à ces matériaux. Enfin, il ne faut pas oublier que derrière les chiffres vertigineux des ventes d’armements existent des conflits bien tangibles, et que les États exportateurs doivent parfois répondre de ces ventes après les protestations de leur population civile ou de la communauté internationale lorsque, par exemple, un doute existe quant au respect des dispositions du droit international humanitaire[8]. L’augmentation des chiffres d’affaires de l’industrie de défense depuis la fin de la guerre froide s’explique d’ailleurs par le regain des tensions et conflits à travers la planète, dans un contexte international marqué du sceau de la turbulence[9] et par la prégnance constante du dilemme de sécurité[10] : un État accroît sa puissance militaire dans un but défensif, ce qui est perçu par un autre État comme une menace offensive. Dès lors, ce dernier va à son tour renforcer ses défenses, et ainsi de suite, le tout bénéficiant notamment à l’industrie de l’armement.

Le troisième enjeu sera plutôt d’ordre juridique, puisqu’ici nous serons confrontés à l’opposition entre les deux grands modèles classiques de droit : le droit anglo-saxon ou common law face au droit romain ou civil law. L’augmentation de leurs interactions, due notamment à une globalisation accrue[11], a certes parfois pu créer une émulation, mais est également génératrice de frictions lors de la mise en œuvre de poursuites à l’échelle internationale. De plus, il sera intéressant d’observer les fondements juridiques de la réglementation américaine et le paradoxe dans lequel elle s’inscrit vis-à-vis du droit international. En effet, les États-Unis prônant l’America First et la fin du multilatéralisme ont également multiplié les pratiques dérogeant au droit international et procédé au détricotage de traités cardinaux de maîtrise des armements[12], tout en s’appuyant sur ce même droit pour dénoncer des comportements étrangers[13]. A l’inverse, il y a une réelle prise de conscience liée au fait que le droit américain, qui est censé s’appliquer uniquement aux ressortissants de cet État, a une fâcheuse propension à contraindre les ressortissants d’autres nations. Cette capacité sera au cœur de l’étude et des développements, afin d’en analyser les bases, les forces et les vulnérabilités.

Tous ces propos nous amèneront également à traiter de questionnements liés à l’intelligence économique. Cette discipline, ou plutôt cette « […] politique publique d’identification des secteurs et des technologies stratégiques, d’organisation de la convergence des intérêts entre la sphère publique et la sphère privée[14] » est désormais un pan majeur de la protection du complexe militaro-industriel national. Nous nous référerons aux méthodes préconisées par cette matière, ainsi qu’aux différentes évolutions qu’elle propose vis-à-vis de l’extraterritorialité du droit américain[15] ou encore à propos de l’impérieuse nécessité d’avoir recours à l’intelligence juridique[16].

Toutefois, en préalable à cette étude, il paraît nécessaire d’apporter un peu de clarté sur les principaux termes de celle-ci. Ainsi, l’extraterritorialité du droit américain se définit comme « l’application de lois votées aux États-Unis à des personnes physiques ou morales de pays tiers en raison de liens parfois ténus avec les États-Unis (un paiement en dollars par exemple)[17][…]. » Si le vocable « droit américain » est ici utilisé, il semble évident que l’intégralité des normes américaines n’a pas une vocation universelle : seules certaines d’entre elles sont dotées d’une capacité extraterritoriale, et c’est celles-ci que nous étudierons. Après les immenses affaires que sont celles d’Alstom,[18] de BNP Paribas[19] ou encore d’Airbus[20], l’extraterritorialité du droit américain a défrayé la chronique. Cependant, il semblerait que la presse se soit emparée de ce sujet en faisant une utilisation quelque peu galvaudée du terme d’extraterritorialité, c’est pourquoi nous nous recentrons ici sur l’essentiel. Concernant l’extraterritorialité, il faut avoir conscience que ce n’est pas un mécanisme qui est constamment en tension avec le droit international. Par exemple, lorsque les juridictions américaines condamnent des ressortissants américains pour des faits commis à l’étranger, il y a une forme d’extraterritorialité, que nous ne dénonçons pas ici et que nous n’étudierons pas. En matière de législations et d’application territoriale, « Le vrai débat porte […] sur le caractère plus ou moins substantiel des liens requis avec le territoire pour que s’exerce légitimement la compétence législative et juridictionnelle de l’État régulateur […][21] ». C’est pour cette raison que nous dédierons une importante partie de notre analyse à l’étude des liens de rattachement de certaines situations à la juridiction américaine.

De plus, comme il l’a été mentionné précédemment, cette particularité du droit américain a déjà fait l’objet de diverses études, mais rarement à propos du contrôle des exportations d’armements et de biens et technologies à double usage, qui sera le point nodal de notre étude. Ici, nous désignons par « contrôle des exportations » le mécanisme juridique qui vise à réglementer « le transfert d’un territoire national vers un autre de capacités militaires[22] ». Quant aux produits exportés, ce sont donc les armements et biens et technologies à double usage. Le terme « armement » fait ici référence aux matériels de guerre et assimilés, qui se définissent comme « tout produit ou composant spécifiquement conçu, développé ou modifié pour un usage militaire[23]. » Nous détaillerons par la suite ce que les réglementations américaines classent dans les différentes catégories de matériels de guerre. Concernant les biens et technologies à double usage, ce sont « les produits, y compris les logiciels et les technologies, susceptibles d’avoir une utilisation tant civile que militaire ; ils incluent tous les biens qui peuvent à la fois être utilisés à des fins non explosives et entrer de manière quelconque dans la fabrication d’armes nucléaires ou d’autres dispositifs nucléaires explosifs[24]. ». Ainsi, notre sujet d’étude portera sur la propension de certaines lois américaines à s’ingérer et contraindre des acteurs non-américains dans le domaine du contrôle des exportations de matériels de guerre et de BTDU.

Ce sujet a éveillé notre intérêt et ce grâce à plusieurs éléments. Tout d’abord, c’est une problématique profondément actuelle. Si l’on s’intéresse un tant soit peu aux dynamiques industrielles de défense, il ne peut se passer une semaine sans entendre parler d’export control et de sujets afférents, parmi lesquels l’extraterritorialité de certaines normes américaines. Plus généralement, c’est une problématique qui concerne tous les acteurs du domaine, alors même que certains n’en sont pas conscients. Par exemple, même les assureurs de risques spatiaux peuvent être concernés. En effet, si un satellite de fabrication française est équipé d’une technologie américaine, il sera alors classé ITAR. Afin d’exporter des données, « un assuré devra mettre en place un accord-cadre qui engagera ses assureurs […], notamment lorsque ceux-ci souhaiteront réexporter des Données vers des prestataires […]. Toute violation de l’ITAR exposera son auteur à de lourdes sanctions[25] […]. » Ces législations se doivent donc d’être considérées par tous les acteurs du secteur de la défense, et plus encore de tous les secteurs existants dans le cas de la législation EAR.

Ensuite, si c’est effectivement un sujet actuel, c’est également une thématique qui se trouve à la croisée de différents chemins tous aussi intéressants les uns que les autres. Mêlant le droit, l’intelligence économique, la sécurité internationale et régionale, ou encore la géopolitique, l’extraterritorialité du droit américain en matière de contrôle des exportations d’armements et BTDU concerne une multitude d’acteurs venant d’horizons différents. Cette thématique constitue également une illustration du processus de réflexion actuel sur la possible utilisation stratégique des normes juridiques[26], et il convient de la comprendre afin de passer le cap de la complainte, de l’attentisme voire même de la naïveté vis-à-vis de la législation américaine, d’autant plus que d’autres États vont prochainement adopter des réglementations similaires[27]. Sans verser dans l’antiaméricanisme et sans l’exacerber, ce travail regroupera et indiquera des pistes de réflexion sur le problème que représente l’ingérence du droit américain au cœur même des contrats d’armement des entreprises françaises. En ces périodes troubles où la quête de souveraineté industrielle de la France est sans cesse répétée[28], il paraît primordial de comprendre la menace que représente l’ingérence du droit américain dans les dynamiques industrielles de défense. Il semblerait que nous assistions dans ce domaine à l’héritage de la politique étrangère gaullienne avec « le besoin absolu d’indépendance dans la prise de décision, le refus d’accepter une subordination aux États-Unis, la quête pour la grandeur et le rang, la primauté de l’État-nation et l’importance de la défense nationale[29]. »

Enfin, ce mémoire a pour ambition, notamment à travers son approche pluridisciplinaire, d’appuyer sur la nécessité de mêler les concepts provenant de différentes matières. Ainsi, s’il reste principalement juridique, ce travail traitera également de l’extraterritorialité du droit américain comme outil du soft, du hard, mais aussi du smart power[30] – en français, pouvoir de convaincre, pouvoir de contraindre et pouvoir intelligent[31]. En effet, elle relève d’une part du soft power, via l’influence normative qui pousse les autres pays à adopter des législations similaires, comme ce fût le cas pour la lutte anticorruption en France avec l’adoption de la loi Sapin II, qui emprunte de nombreux éléments à la compliance américaine. D’autre part, elle relève du hard power puisqu’elle contraint directement les acteurs de l’industrie de l’armement à respecter pléthore de normes sous réserve d’être sanctionnés financièrement voire même d’être privés d’accès au marché américain – ce qui équivaut à une mise à mort pour certaines entreprises. De manière générale, elle relève donc du smart power, en ce qu’elle combine ces deux éléments que sont l’influence et la contrainte au service des intérêts de l’industrie de défense et in extenso de l’État américain[32]. Ainsi, en mêlant les prismes de réflexion, nous pourrons comprendre les problématiques liées à l’extraterritorialité du droit américain en matière d’export control, et avancer des pistes de réflexion afin de réduire le taux de contrainte qui pèse sur l’État et les industriels de défense français.

Pour ce faire, cet écrit va aborder ces problématiques avec un angle bien précis. Du point de vue de la théorie des relations internationales, il s’appuiera sur la démarche du réalisme néoclassique qui articule l’analyse des éléments internes et externes aux États pour mieux comprendre les comportements de ces derniers sur la scène internationale[33]. Ce schème de pensée considère également que les États cherchent à maximiser leur sécurité dans un système international dépourvu de leader à proprement parler, ce que nous partageons. De même, nous nous appuierons sur la typologie des États exportateurs d’armements développée dans l’article de Lucie Béreau-Sudreau et d’Hugo Meijer[34]. Au sens de celle-ci, les États-Unis apparaissent comme l’État hégémon en matière d’exportations d’armements, focalisant les moyens dont ils disposent sur la protection de leurs « joyaux de la couronne[35] » technologiques et privilégiant les considérations stratégiques et opérationnelles sur les questions économiques, puisque les industries de leur base industrielle et technologique de défense (BITD) ne présentent qu’une faible dépendance aux exportations d’armements. En effet, le budget de l’armée américaine, le volume de celle-ci et donc ses besoins en équipement en font le premier client des entreprises américaines d’armement.

De même, l’importance de l’US Army et ses déploiements réguliers sur différents théâtres d’opération permettent aux industriels de défense de tester en conditions réelles l’efficacité de leurs technologies. Avec ces avantages considérables, les États-Unis ont alors pu se focaliser sur les normes régissant leurs exportations d’armement, les rendant ainsi extrêmement contraignantes et obligeant les États acheteurs à se doter de spécialistes, sous peine de subir les foudres de la justice américaine. Washington a très bien compris et mis en application la logique suivante qui veut que « La capacité des entreprises à exporter dépend en grande partie du cadre juridique qui les contraint dans le pays d’importation et dans lequel elles déploient localement leurs initiatives[36] ». En adoptant les législations que nous allons analyser, les États-Unis se sont donc donné les moyens de leurs ambitions.

Il nous faut également présenter les difficultés auxquelles nous avons été confrontés lors des recherches et de la rédaction de cette étude. La première est ambiguë, en ce qu’elle fait la force mais aussi la faiblesse de cette recherche. En effet, ce sujet impliquant un nombre important d’acteurs et de disciplines, les angles d’étude et les priorités des uns ne sont pas les mêmes que ceux des autres. Bien qu’il soit intéressant d’œuvrer dans l’interdisciplinarité, nous avons fait face à certains ouvrages ne prenant pas en compte le droit, d’autres laissant de côté l’intelligence économique, et inversement. Il a donc fallu accumuler des lectures de tous horizons. La deuxième difficulté quant à elle réside malheureusement dans le cœur du sujet, à savoir le droit américain en matière d’export control. Ce dernier est assez abscons, délicat à prendre en main et ne fait pas l’objet d’une grande publicité. Dès lors, un temps de familiarisation avec ces réglementations a été nécessaire. Le troisième et dernier obstacle rencontré tient également à notre sujet, à savoir le contrôle des exportations d’armement. Ce secteur étant hautement stratégique, certaines informations qui auraient pu nous être précieuses demeurent classifiées, surtout du côté américain où une licence peut être requise pour l’accès à ces données. Comme nous le verrons par la suite, de nombreux universitaires ont déjà été condamnés pour avoir eu accès à des informations sensibles sans autorisation. Ne voulant pas être victime du processus sur lequel nous portons notre analyse, et connaissant de fait son efficacité, aucun risque n’a été pris.

Par ailleurs, malgré un souci d’exhaustivité, certains points seront mis de côté. Ce sera par exemple le cas de la fourniture d’aide (militaire et économique) des États-Unis à des puissances étrangères. Nous porterons la focale sur les exportations matérielles et immatérielles (données, procédés, etc.), mais ce genre de services relevant d’une toute autre législation, nous ne pourrons l’étudier. Il nous faut aussi mentionner l’existence d’un régime juridique d’export control américain propre à l’Iran, inscrit dans l’Iran Transactions and Sanctions Regulations Act[37]. De manière générale, cette législation encadre toutes les relations commerciales possibles avec l’Iran, et interdit explicitement l’exportation ou la réexportation de biens américains vers Téhéran[38] Sans s’attarder sur cette réglementation, son existence mérite d’être soulignée, puisque cela témoigne de la possibilité de créer des régimes sui generis d’export control, selon les relations bilatérales avec un État concerné et sans passer par les listes de sanctions classiques. Cela confirme également la portée agonistique que peuvent revêtir des règles de droit, surtout à l’échelle internationale.

Aussi, en dépit d’un détour nécessaire par certaines réglementations étrangères afin d’obtenir des éléments de comparaison, nous privilégierons l’analyse du système français et des réponses que ce dernier peut envisager au problème que nous allons étudier, puisque c’est ce qui nous est le plus familier. De même, bien que nous soyons sur le point de traiter certains aspects de l’intelligence économique, ce mémoire reste juridique, et aura pour but de démontrer comment les procédés américains et certaines des réponses qui leur sont opposées conduisent vers un affaiblissement constant du droit international.

Ainsi, dans le but de mieux appréhender les différents questionnements et enjeux soulevés par l’étude de l’extraterritorialité de certaines lois américaines, il convient de structurer notre développement autour de la problématique suivante : comment appréhender l’extraterritorialité des normes américaines d’export control d’un point de vue stratégique, légal et industriel ? Il semble indispensable d’apporter des éléments de réponse autour de ces trois axes, tant la réglementation américaine en ce domaine concerne une multitude d’acteurs, tous aussi importants les uns que les autres.

Afin de répondre à cette dernière interrogation, il paraît pertinent d’étudier dans un premier temps les mécanismes et logiques d’application des lois américaines d’export control (Partie I). Ce premier élément d’étude nous amènera à comprendre le fonctionnement de ces normes, en particulier en matière d’export control, de quelle manière elles parviennent à s’appliquer à des acteurs non-américains, si elles le font au détriment d’autres règles de droit, mais aussi dans quel but elles ont été instaurées. Dans un second temps, nous analyserons les stratégies juridiques des différents acteurs (notamment de la France) du marché des armes et des BTDU, en réaction à ces législations (Partie II), ainsi que les possibilités d’action pour les acteurs industriels et institutionnels.

Mathias VIGNON


NOTES :

[1] Djamshidi A. « Le Drian : « Nous condamnons toute tentative de porter atteinte à la sécurité d’Israël », Le Parisien, 2018. [En Ligne], disponible sur : http://www.leparisien.fr/international/le-drian-nous-condamnons-toute-tentative-de-porter-atteinte-a-la-securite-d-israel-10-05-2018-7709394.php (Consulté le 21.06.2020).

[2] Laïdi A. Le droit, nouvelle arme de guerre économique. Comment les États-Unis déstabilisent les entreprises européennes, Paris, Actes Sud, 2019, 331p.

[3] qui pro dominia justitia sequitur, devise du Department of Justice américain.

[4] Béraud-Sudreau L., Meijer H., « Enjeux stratégiques et économiques des politiques d’exportation d’armement. Une comparaison franco-américaine », Revue internationale de politique comparée, vol. 23, no. 1, 2016, pp. 57-84.

[5] Stockholm International Peace Research Institute, Yearbook 2019, Armaments, Disarmament and International Security, Oxford University Press, Oxford, 2019.

[6] Ibid.

[7] Harbulot C. (dir), Le secteur français de l’industrie de défense face aux risques informationnels, École de Guerre Économique, 2020, p.11.

[8] Le Figaro, Yémen : la France appelée à cesser les ventes d’armes à l’Arabie et aux EAU, 2019. [En Ligne], Disponible sur : https://www.lefigaro.fr/flash-actu/yemen-la-france-appelee-a-cesser-les-ventes-d-armes-a-l-arabie-et-aux-eau-20190905 (Consulté le 12.06.2020)

[9] Rosenau J. N., « Turbulence and terrorism: reframing or readjusting the model ? » in Aydinli E., Rosenau J. N. (eds), Globalization, security, and the nation-state. Paradigms in transition, State University of New-York Press, Albany: NY, 2005, p. 225-226

[10] Booth K., Wheeler N. J., The security dilemma. Fear, cooperation and trust in world politics, Palgrave ed., Londres, 2007, 384p.

[11] Halliday T., Osinsky P., “Globalization of Law.” Annual Review of Sociology, vol. 32, 2006, pp. 447–470. 

[12] D’Alençon F., « La fin du Traité FNI débride la course aux armements », La Croix, 2019. [En Ligne], Disponible sur : https://www.la-croix.com/Monde/fin-traite-FNI-debride-course-armements-2019-08-02-1201038904 (Consulté le 12.06.2020).

[13] Les Jeunes IHEDN, Indo-Pacifique, « Les Cahiers du Comité Asie », n°17, 2020, p.15.

[14] Carayon B., « Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale », Rapport au Premier Ministre, 2003, 103p.

[15] De Maison Rouge O., « Comment lutter contre l’extraterritorialité du droit américain ? Les réponses juridiques et fiscales, et l’intelligence économique », In L’Europe face à l’extraterritorialité du droit américain, 24 septembre 2018, Paris. [En Ligne], Fondation Res Publica. Disponible sur : https://www.fondation-res-publica.org/Comment-lutter-contre-l-extraterritorialite-du-droit-americain-Les-reponses-juridiques-et-fiscales-et-l-intelligence_a1165.html (Consulté le 16.06.2020).

[16] Chapuis-Thuault V., « L’intelligence juridique ou droit comme élément stratégique clé », in Harbulot C. (dir), Manuel d’intelligence économique, Paris, Presses universitaires de France, 2019, pp.299-311.

[17] Assemblée Nationale, Extraterritorialité des lois américaines : synthèse des travaux de la mission, Paris, 2016, p.1.

[18] Dénécé E., Varenne L. « Racket américain et démission d’État. Le dessous des cartes du rachat d’Alstom par General Electrics », Centre français de Recherche sur le Renseignement, Rapport de recherche n°13, 2014, p.2.

[19] Damais A., D’Urso C., Gauvain R., Jemai S., Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale, Rapport au Premier Ministre, 2019, p.22. 

[20] Blere R., AN, Guerre économique et justice internationale. L’affaire Airbus, Association Nationale des Auditeurs de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale, 2018, pp.2-8.

[21] Cohen-Tanugi L., « L’application extraterritoriale du droit américain, fer de lance de la régulation économique internationale ? », Les cahiers d’En temps réel, Décembre 2014, p.10.

[22] Béraud-Sudreau L., « Un changement politisé dans la politique de défense. Le cas des ventes d’armes », Gouvernement et action publique, vol. 3, n°3, 2014, p.80.

[23] Béraud-Sudreau L., Meijer H., « Enjeux stratégiques et économiques des politiques d’exportation d’armement. Une comparaison franco-américaine », Revue internationale de politique comparée, op. cit. p.57.

[24] Règlement (CE) n°428/2009 du 5 mai 2009, modifié par les règlements UE n°1232/2011, n°1382/2014, 2017/2268 (26/09/2017), article 2.

[25]  Loubeyre R., Wells C., « ITAR : incidences juridiques et opérationnelles pour les assureurs de risques spatiaux », In Achilleas P., Mikalef W. (dir.), Pratiques juridiques dans l’industrie aéronavale et spatiale, Pedone, Paris, 2014.

[26] Perrin J.-E., « L’instrumentalisation et l’arsenalisation de la règle de droit à des fins politiques ou militaires et ses conséquences sur l’ordre juridique international : quelle stratégie de riposte ?), Revue Générale de droit international Public (RGDIP), Tome 124, n°2 2020  pp. 289-309.

[27] Entretien de l’auteur avec un professionnel de l’export control, 9 juin 2020.

[28] Le groupe de réflexion Mars, « Souveraineté : et si la France se dotait enfin d’une stratégie industrielle (5/10) ? », La Tribune, 2020. [En Ligne], disponible sur : https://www.latribune.fr/opinions/souverainete-et-si-la-france-se-dotait-enfin-d-une-strategie-industrielle-5-10-847371.html (Consulté le 17.06.2020).

[29] Gordon P. H., A Certain Idea of France. French Security Policy and the Gaullist Legacy, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1993, p. 3

[30] Nye J.S., « L’équilibre des puissances au XXIe siècle », Géoéconomie, vol. 65, no. 2, 2013, pp.19-29.

[31] Commission générale de terminologie et de néologie, Vocabulaire des relations internationales, 2014, pp.34-35.

[32] Armitage R.L., Nye J.S., « A smarter, more secure America », CSIS Commission on smart power, 2007, 70p.

[33] Béraud-Sudreau L., Meijer H., « Enjeux stratégiques et économiques des politiques d’exportation d’armement. Une comparaison franco-américaine », Revue internationale de politique comparée, op. cit., p.58.

[34] Ibid, p.67.

[35] Ibid, p.71.

[36] De Maison Rouge O., « La guerre juridique systémique : la part d’influence du Droit », in Harbulot C. (dir.), Les Cahiers de la Guerre Économique, Vol. 1, 2020, p.58.

[37] U.S. Code of Federal Regulations, Title 31, §560.101.

[38] Ibid, §560.205.


 

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