Je laisse bien entendu la réponse à ceux qui voudront bien y répondre mais je m’interroge (bon d’accord comme toujours) sur cette désorganisation des armées que je ressens de plus en plus profondément. Je me référerai donc seulement à l’exemple de Louvois qui a fait l’objet cette semaine d’un grand intérêt des médias et d’une énergique réaction politique.
Le problème tel que nous le connaissons aujourd’hui avait cependant été largement évoqué dans le Monde du 16 décembre 2011 par Nathalie Guibert, avec les mêmes bugs, les mêmes promesses du ministère de la défense, la même action des épouses de militaires sur facebook, le même effet sur le moral des forces comme l’évoque le chef d’état-major de l’armée de terre dans son audition du 17 octobre 2012.
Cependant je ne pensais pas entendre un jour un sous-officier de la Légion étrangère s’exprimer publiquement cette semaine sur ce dysfonctionnement des armées. Si un légionnaire s’exprime ainsi aujourd’hui, c’est que la situation est ressentie comme dépassant tout ce qui est acceptable par abnégation.
Louvois représente aujourd’hui le symbole de la désorganisation des armées, non en tant que logiciel, mais en tant qu’aboutissement de ce qui a été appelé la transformation. Par ses effets, celle-ci n’a pas conduit à l’amélioration du fonctionnement mais à la désagrégation progressive des forces armées en vertu d’une vision technocratique de leur fonctionnement.
Le ministre de la défense, qui n’est pas responsable de cette situation, a certes répondu fermement à cette crise interne mais il a pris de plein fouet les réformes du gouvernement précédent, développées par ce que j’appellerai la technostructure. Il s’est donc exprimé dans les médias et ce mois-ci dans la revue mensuelle Armées d’aujourd’hui (y lire aussi l’article « Soigner les blessures invisibles » qui complète mon billet du 28 octobre 2012).
Il a rappelé que Louvois devait permettre au ministère de la défense de simplifier le processus de gestion du paiement des soldes en la centralisant sur un seul site, Nancy, et en employant un seul logiciel. Cependant, outre les bugs répétés du logiciel lui-même s’est ajoutée la fermeture prématurée des centres territoriaux d’administration et de comptabilité et la réforme des bases de défense.
Il a donc lancé un plan d’action qui doit permettre de donner un coup d’accélérateur à la régularisation des milliers dossiers toujours en attente d’ici Noël. Il a aussi décidé d’un audit. Des renforts ont été adressés en urgence pour régler les dossiers en souffrance. Un numéro vert a été mis en place. Les frais découlant des dysfonctionnements de Louvois pourront être partiellement pris en compte par l’assistance sociale aux armées.
Cependant, il suffit de se référer aux différentes auditions d’octobre 2012 des responsables de la défense s’étant exprimés sur ce sujet pour s’apercevoir de la désorganisation des armées.
- Le secrétaire général à l’administration a souligné que Louvois était un projet ancien, piloté par le commissariat de l’armée de terre (supprimé entre temps) et repris depuis deux ans par la direction des ressources humaines du ministère pour l’utiliser au profit de l’ensemble de la rémunération des personnels militaires du ministère. Cette bascule exigeait « un gros travail d’harmonisation et d’adaptation à la réglementation », donc manifestement aux résultats peu probants. Cependant, il lui paraissait « difficile d’accuser Louvois du non paiement d’indemnités dues au titre des années 2009 à 2011 ». Louvois n’est pas responsable de tout.
- Le chef d’état-major des armées a rappelé que « peut-être y avait-il d’autres solutions que la création des bases de défense, mais nous n’avons plus les moyens de faire marche arrière. Distinguons en tout cas ce phénomène des difficultés exogènes que posent les logiciels Chorus ou Louvois, la formation ou l’acquisition des données », ce qui souligne que deux logiciels importants au moins, chargés de régir le fonctionnement des armées, laissent à désirer.
- Le chef d’état-major de l’armée de terre a souligné la grogne montante qu’il avait prédite il y a un an pour d’autres raisons que Louvois mais dont les défaillances aujourd’hui servent de détonateur. Il évoque surtout son désarroi lorsqu’il ne peut apporter de solutions aux difficultés rencontrées par ses subordonnés comme c’est aujourd’hui le cas notamment avec Louvois.
Alors « technostructure », car comment appeler autrement ce qui provoque et engage des réformes sans tenir compte apparemment des principaux intéressés ? Il est vrai que si les militaires avaient été syndiqués à l’image du reste de la fonction publique, je ne crois que les armées auraient été soumises à tant de réformes imposées. Il faudra bien un jour aussi expliquer où et quand aurait eu lieu une éventuelle concertation. Il faudra aussi que les armées cessent de vouloir être toujours les « bonnes » élèves, toujours « fières » d’avoir été plus vite, plus efficaces. Le culte de l’obéissance aveugle me semble avoir fait son temps.
Je ne peux m’empêcher par ailleurs de relier la situation actuelle à un article du 19 novembre 2011 du capitaine® Bavoil, ancien président d’ADEFDROMIL. Je me pose en effet la question sur le poids de ceux qui n’exercent pas un commandement militaire au sein du ministère de la défense. Cela me paraît d’autant plus important que les chefs d’état-major avouent leur impuissance à agir sinon même à être informés sur un certain nombre de projets.
Ainsi, le capitaine Bavoil a souligné le poids du corps des contrôleurs généraux qui, me semble-t-il, sont particulièrement investis dans les réformes des armées Je n’ose pas répéter que tant que le ministère de la défense ne s’affichera pas comme le ministère des armées, avec les conséquences sur l’organisation des responsabilités que cela implique, cela ne pourra aller que de mal en pis face à une diminution de la plénitude du commandement qui comprend l’organique (administration, soutien…) et pas seulement le « cœur de métier », argument malencontreusement utilisé pour faire « passer » les différentes réformes.
Ce que je ressens au quotidien, et je ne suis pas le seul sans doute, est aujourd’hui une profonde désorganisation du fonctionnement des armées. Tous les processus longuement éprouvés au sein des unités ont été remis en cause. Aujourd’hui, il faut quotidiennement deviner à qui demander pour quel service obtenir. Certes les informations sur les processus ont été données mais tout doit être redécouvert dans leur mise en œuvre au sein du cadre général de cette « désorganisation ». Le manque d’effectifs et donc des ressources humaines réduites, la fin des transferts de compétences et de savoir-faire comme cela était le cas hier dans la communauté militaire, font émerger les incompétences.
Cette situation entraîne en effet une prise en compte par chacun des problèmes à régler, rarement de son niveau, pour que le système fonctionne quand même et donc pour compenser les incompétences qu’elles soient civiles (comment réagir devant des secrétaires incapables d’utiliser une suite bureautique) ou militaires peu aptes au service (mais pas suffisamment pour quitter le service). Certes, cela était parfois le cas hier, souvent au nom d’une certaine solidarité et pas seulement en raison du statut, mais la présence de plus de personnels, la possibilité de commander ses services, permettaient de réduire les accrocs qui peuvent arriver dans une organisation.
Cette désorganisation a donc instillé le doute dans le fonctionnement des armées. Elle obèrera les capacités opérationnelles de nos forces et le retour à la fin des opérations militaires accentuera vraisemblablement cette situation. Finalement, pour abattre une armée aujourd’hui, pas besoin d’ennemi, il suffit de faire des réformes administratives !