Il y a bientôt deux ans (qui s’en souvient ?), le Président de la République déclarait la guerre… à un virus, ce qui m’avait conduit à sortir de ma réserve et de rédiger un article paru sur Theatrum Belli le 1er avril 2020. Aujourd’hui qu’un autocrate a lancé une « opération militaire spéciale » contre un pays souverain voisin, nous ne sommes bien entendu pas en guerre, même si, d’une certaine manière, nos intérêts vitaux sont en jeux…
Revenons sur cette guerre qui ne dit pas son nom et que certains, en Occident, se plaisent à décrire comme le conflit de haute intensité tant redouté… et tentons d’en tirer quelques leçons.
POUTINE S’EST-IL TROMPÉ ?
Tout d’abord, interrogeons-nous sur le choix de la date du déclenchement de cette opération. Bien entendu, l’agresseur a attendu la fin des Jeux olympique d’hiver de Pékin pour entrer en lice. Cependant, toute personne s’intéressant quelque peu à l’Histoire sait que les grandes plaines et les forêts de Biélorussie et d’Ukraine sont constituées de sols particulièrement spongieux et humides. Aussi, l’opération Barbarossa de conquête de l’URSS ne fut-elle déclenchée que le 22 juin 1941, un mois en retard sur la date prévue du fait de l’invasion, non prévue, de la Yougoslavie… On peut en déduire que l’opération aurait dû débuter au mois de mai, période pendant laquelle le terrain était déjà plus praticable.
Au lieu de cela, l’opération actuelle est déclenchée pendant le dernier mois de l’hiver, alors que le temps est couvert, qu’il neige dans certaines zones et que le terrain ouvert est impraticable aux « déboulés de chars ». On assiste donc au tragique spectacle d’interminables colonnes de blindés bloquées sur les routes, sur lesquelles les soldats ukrainiens n’ont aucun mal à détruire les éléments de tête à l’arme antichar entre deux zones forestières interdisant tout débordement tactique… « Un éléphant dans un couloir ! » Plus en arrière de ces colonnes, les forces spéciales n’ont aucun mal à faire la peau à certains éléments isolés en utilisant des méthodes de partisans…
On peut donc penser que le maître du Kremlin s’est soit s’trompé de guerre en intervenant en nombre dans un territoire impraticable, soit persuadé que ladite démonstration de force serait accueillie sinon avec des fleurs, au moins dans l’apathie des habitants de zones « libérées », le tout dans l’indifférence ou avec la complicité de la plupart des Occidentaux…
ENLISEMENT
Bien au contraire, annoncée presque chaque soir pour le lendemain matin, la prise de Kyiv est sans cesse reportée tandis que la prise de Kharkiv, sur la frontière nord-est, et de Marioupol, sur mer d’Azov, tournent au tragique. Que se passe-t-il ?
Outre l’impossibilité technique de manœuvrer véritablement « à l’ancienne » en enveloppant largement l’ennemi, les forces russes en sont réduites, comme le montre la carte ci-dessous, à suivre les axes évitant, de préférence, les zones boisées, afin d’éviter les attaques surprises.
Cela réduit drastiquement le tempo de la manœuvre au plan tactique (c’est-à-dire localement) comme au plan opératif (dans toute l’Ukraine orientale). Par conséquent, la réduction des points de résistance conduit inéluctablement à l’emploi de procédés d’un autre âge, à savoir les tirs massifs de l’Artillerie de campagne comme des Lance-roquettes multiples (LRM) sur des villages et des hameaux pourtant facilement contournables par une météo plus clémente. Et, comme le signalait très justement le journaliste Christian Makarian sur la chaîne CNEWS le jeudi 10 mars matin, ces tirs se singularisent par leur grande imprécision.
Où sont les Munitions à guidage terminal (MGT) qui devaient équiper l’immense majorité des unités de premier échelon et détruire, avec une précision chirurgicale (ou d’orfèvre), toute opposition avant même qu’on en arrive au contact et au choc ? Bien au contraire, on constate, d’après les nombreuses vidéos transmises à l’envi par les combattants ukrainiens, qu’on en est restés à l’armée soviétique du temps de la guerre froide, armée de véhicules transports de troupes à roues BTR, ou à chenilles BMP, quand ce n’est pas de matériels plus anciens, voire antédiluviens. Même nombre de chars T-90 (qui nous terrifiaient dans notre jeunesse), soi-disant protégés par un blindage réactif apparemment inopérant, encombrent aujourd’hui, en vrac, le bord des routes, leur tourelle gisant à quelques mètres du châssis.
Et si, avant de s’être trompé sur la date du déclenchement de l’opération, sur l’attitude des populations ukrainiennes et sur la réaction de l’Occident, et tout particulièrement de l’Union Européenne (UE), le maître du Kremlin ne s’était pas illusionné sur l’état réel de ses propres forces au point de se décrédibiliser non seulement aux yeux de l’Occident que de ses propres alliés, dont les Biélorusses, incapables de mobiliser leur armée et de faire obéir les forces disponibles ? Entendons-nous bien. Loin de constituer un signe positif, l’ensemble des facteurs évoqués milite pour un raidissement de l’envahisseur qui, pour sortir de cette guerre la tête haute, a besoin de présenter, à tout le monde, un bilan positif. Pour parader la tête haute, et avec le sourire, sur la place Rouge le lundi 9 mai prochain, les forces russes devront présenter au moins des gages territoriaux, au mieux un accord de paix actant la cession de la Crimée et du Donbass. À exactement deux mois de cette échéance, nous sommes loin du compte et la Russie va mettre la pression sur ses soldats pour obtenir, quoiqu’il en coûte, un résultat…
DEUX VISIONS DE LA GUERRE
Comme nous venons de le voir, l’envahisseur mène un combat de haute intensité, mais sur un mode fortement dégradé. En effet, aux premières heures du combat, il n’a pas employé tous les moyens disponibles pour écraser les forces adverses en les noyant sous un déluge de feu imposant une reddition sans condition. Bien au contraire, nous nous sommes remémorés, un peu abasourdis, les images du film ‘La guerre des mondes’, un ennemi implacable mais méthodique, avançant à son rythme, s’est lentement enlisé et ne sait plus comment débloquer la situation sauf à frapper fort, des écoles, des hôpitaux et des maternités.
En face, du côté de l’agressé et du faible, on a visiblement mieux tiré les leçons des derniers conflits, dont celui du Haut-Karabakh. Autant le dirigeant russe est enfermé dans son bunker à l’image d’un Bachar-el-Assad, autant son homologue ukrainien multiplie les interventions sur Twitter et les autres réseaux sociaux, quand il ne répond pas aux sollicitations des journalistes en rapprochant, symboliquement, sa chaise pour entreprendre un tête-à-tête. D’un côté, la propagande officielle bien rôdée en Syrie, que personne ne consulte (du moins chez nous), de l’autre, des vidéos lancées au monde entier par les combattants ukrainiens, comme autant de bouteilles à la mer à un monde qui se dit libre et qui commence à comprendre que si la liberté n’a certes pas de prix, elle aura un coût. On est loin du temps où il ne s’agissait que d’« engranger les dividendes de la Paix ! »
Sur le terrain, les Ukrainiens ont bien compris qu’il était illusoire d’utiliser les mêmes armes que l’adversaire. Au lieu d’unités lourdes, se déplaçant lourdement, ils ont constitué des unités légères capables de s’infiltrer dans le dispositif ennemi pour le frapper de manière ponctuelle, au corps-à-corps. Ils utilisent également des drones aériens équipés de caméras pour reconnaître les positions ennemies et régler les tirs d’Artillerie, quand il ne s’agit pas d’appareils armés et réutilisables ou de Munitions téléopérées (MTO), bien moins chères. Enfin, dans les villes, se prépare toute une gamme d’actions laissant augurer d’un Stalingrad dans lequel se seraient, cette fois-ci, les Russes les assaillants.
EN CONCLUSION
Il se dit maintenant que le premier échelon n’était composé que de conscrits mal préparés, peu aguerris, peu combatif et que, maintenant, on allait voir ce que l’on allait voir en engageant de vrais professionnels. Si cela s’avérait exact, cela ne ferait que corroborer le cynisme d’un gouvernement refusant d’employer le mot « guerre » (alors qu’il la fait) et niant même l’évidence à la projection d’images pourtant sans équivoque. Non, il semble bien que devant la résistance d’un ennemi diabolisé mais héroïque et que nous ne pourrons pas secourir, les Russes emploieront tous les artifices mis au point en Syrie, nous laissant tantôt entrevoir une trêve humanitaire par-ci, de nouvelles négociations par-là, tout en enchaînant les provocations tragiques, écœurantes à l’envi.
Ne nous leurrons pas, face à l’expert dans l’art de la diplomatie à la Russe, nos négociateurs ne feront jamais le poids et, de compromis en compromissions, seront vaincus, de guerre lasse… en rase campagne. Ne nous fourvoyons pas, après un nouveau ‘Munich’, viendrait le tour des pays englobant des russophones, la Transnistrie en premier lieu, les pays Baltes ensuite. Que l’Histoire nous serve de leçon : ce n’est pas en voulant assurer notre chauffage pour l’hiver prochain que nous apaiserons l’appétit de l’Ogre. Ne pas céder au chantage gazier, pétrolier, ni à celui des personnes déplacées ou réfugiées. Face aux extraterrestres du film ‘Independence Day’, rien ne sert de vouloir négocier…
Ne nous fixons donc pas comme échéance les quinze prochains jours ou le mois suivant, ni même le deuxième tour de la prochaine élection présidentielle en France. Si nous voulons régler cette crise, il faudra aux Européens beaucoup de patience et de courage, ce qui ne nous exonèrera pas de véritablement rechercher à savoir comment nous en sommes arrivés jusque-là…
Thierry Barrault