mardi 30 avril 2024

Odin et Thor : dieux guerriers de la pensée et de l’action

Dieu de la poésie, Odin est également le dieu guerrier, comme en attestent ses aventures. Et Snorri le confirme : c’était un « grand homme de guerre (…). Il était tellement favorisé par la victoire que, dans toute bataille, c’est lui qui gagnait ». L’évêque Adam de Brême ajoute : « Wodan [Odin] dirige les guerres et communique à l’homme le courage contre les ennemis. »  

 

Odin lui-même, après avoir vanté auprès de Thor ses exploits amoureux, évoque ses souvenirs de combattant :  

« J’étais dans l’armée 

Qui par ici s’en vint, 

Gonfanons en tête, 

Rougir les lances. »

En tant que souverain, Odin conserve la haute main sur l’exercice des armes, ce qui constitue l’une des particularités de la mythologie viking : à la différence du panthéon méditerranéen qui distingue bien les attributions d’un Jupiter de celles d’un Mars, Odin possède un certain nombre de « savoir-faire » qui lui permettent d’intervenir en « spécialiste » sur le champ de bataille.

Si les scaldes ne rapportent guère de faits d’armes, ils multiplient pourtant les allusions à l’Odin guerrier. C’est ce que révèle la pléthore de kenningar et heiti tirés du registre militaire : le combat devient « la tempête du Très-Haut » et la broigne, « les habits du vacillant » ; Odin est surnommé Hnikarr (« Frappeur »), Herjann (« Chef de l’armée »), Sigföðr (« Père de la victoire »), Gunnblindi (« Aveugle du combat »), Biflindi (« Secoueur de bouclier »), Herteitr (« Joyeux parmi les guerriers »), Hjàlmberi (« Porte-heaume »), etc.  

Dieu du Destin des hommes, où pouvait-il mieux que sur le champ de bataille jouer leur fortune ou leur infortune ? Car Odin aime la guerre comme on aime le jeu. Lors des batailles, il aime surprendre, au risque de se montrer comme un arbitre qui est tout sauf impartial. 

En tant que souverain des dieux, le Borgne rusé s’intéresse d’abord spontanément au destin des rois de la terre, puis lorsque des rois chrétiens commencent à monter sur le trône de Norvège, plusieurs sagas le montrent, sous un nom d’emprunt, venir à la rencontre d’Ólàfr Tryggvason, puis du futur saint Ólàfr, et s’adresser à eux d’égal à égal.

Rien d’étonnant à ce que les récits fassent d’Odin l’ancêtre de plusieurs dynasties scandinaves — ainsi selon Bède le Vénérable, les rois de Kent descendent de « Uoden« . Mais se prévaloir d’une telle ascendance n’est pas sans danger : si Odin élève les rois, il prend aussi plaisir à les défaire… Pour prix de son intervention, le dieu peut demander à une reine sa progéniture… Et un roi mythique d’Uppland lui sacrifie successivement ses neuf fils afin de retarder l’heure de sa propre mort. Ailleurs, le dieu intervient directement dans le combat : il brise l’épée du roi adverse, symbolisant par là le verdict divin. Odin se plaît même à semer la discorde, déclenchant des luttes fratricides : en témoignent ces vers de la Helgakviða Hundingsbana (le second « Chant de Helgi, meurtrier de Hundingr ») :  

« Odin seul provoque

Toute infortune,

Car entre parents par alliance 

C’est lui qui porte runes de combat. »

D’ailleurs Odin aime les morts violentes : « Un guerrier frappé par le fer, Yggr [Odin] à présent va l’avoir. » Odin est un dieu « preneur » — Fengr (« Celui qui capture ») — insatiable amateur de proies humaines, fournies par la guerre qu’il se plaît à attiser : « La guerre est une opération religieuse qu’il inspire et dont il recueille le fruit. » (Pierre Renauld-Krantz.) 

L’expression « être l’hôte d’Odin » signifie « être tué ». Massacrer des hommes, c’est « accroître l’armée d’Odin ». En ce sens, l’activité guerrière constitue bien la première « source » de sélection pour Odin. Même si quelques textes établissent d’autres « partages », puisque selon ces témoignages une partie des guerriers occis serait accueillie par Freyja : « Elle choisit chaque jour la moitié du valr, Odin possède l’autre moitié. » Au bout du compte, cela revient au même.  

Les einherjar sont désignés aux valkyries qui les emportent, car Odin choisit avec soin les guerriers nobles, tombés au combat, qu’il indique du bout de sa lance. Les guerriers évitent de regarder le ciel non par peur, mais pour éviter peut-être de hâter par trop le destin. « Regarder en l’air, tu ne dois pas dans la bataille », car les messagères d’Odin survolent les combats, promptes à saisir ceux qui conviennent. 

Dans nombre de sagas, les guerriers s’insurgent. Ils accusent le dieu de trahisons, de revirements injustes : « Mais à Odin nous devons en vouloir qui à tel roi a ravi la victoire », « Pourquoi changes-tu ainsi… le combat, Geirskögull [une valkyrie, représentante d’Odin] ? Nous avions pourtant mérité des dieux la victoire ! » Loki se fait l’écho de ces griefs, lorsqu’il dénonce l’influence néfaste d’Odin dans l’issue de certaines batailles : il lui reproche de trop souvent laisser les lâches l’emporter. 

Dieu des rois et des chefs, Odin est, si l’on peut dire, consubstantiel aux batailles. Il ne se jette pas pour autant dans la mêlée, ni ne frappe directement. C’est un stratège : il pense la règle du jeu sans y jouer lui-même. Odin, par exemple, invente de nouveaux dispositifs, tels que la disposition des troupes en coin (fylkja hamalt) : « Ceux-là ont la victoire qui savent voir devant soi, prompts au jeu des glaives, ou disposer les troupes en coin. » C’était d’ailleurs la formation favorite des troupes du Nord, au début de notre ère. Tacite témoigne déjà de cette pratique. De même, Odin apprend-il au cavalier le choix du bon cheval ; au héros la lutte contre le dragon ; au chef l’art de sélectionner les meilleurs guerriers pour composer une troupe invincible… 

thor,odin,wodan,loki,edda,berserkrAu banquet des valkyries et au bonheur des dises

Les einherjar résident à la Valhöll et passent leurs journées à combattre. L’issue de cette guerre divine, cependant, reste fraîche et joyeuse : au soir, les blessés guérissent et les morts reviennent à la vie. Tous participent au banquet donné par Odin. Menu invariable, mais délectable : sanglier préparé par le cuisinier Andhrímnir (« Exposé à la suie »), hydromel servi par les valkyries. La halle d’Odin, en tant que lieu des festivités, souligne la place éminente réservée aux guerriers. Ce « centre du monde héroïque », cet endroit « où les hommes boivent » correspond à la définition de la halle telle qu’on la trouve également dans Beowulf, le célèbre poème anglo-saxon du VIIIe siècle : dans la société des dieux comme dans le monde viking, un festin donné dans une halle aristocratique représente un « lieu d’harmonie et d’abondance où les communautés se définissent et se retrempent », comme l’exprime Alban Gautier dans le Festin dans l’Angleterre anglo-saxonne.

Odin trône en majesté, ne buvant que du vin et laissant la viande à ses loups. Lors du Ragnarök, les einherjar sortiront de la Valhöll par rangs de 960 guerriers à la fois pour aller affronter les forces du chaos. Être choisi par Odin est un honneur. Le Viking qui tombe au combat rejoint la Valhöll, tandis que ceux qui meurent dans leur lit, de vieillesse ou de maladie, sont condamnés à errer dans Hel, où, chose effrayante, rien ne se passe. A contrario, retrouver les camarades de combat, banqueter avant de se jeter dans la bataille finale, voilà qui constitue un « horizon d’attente » théoriquement bien plus appréciable – encore que peu d’einherjar soient nommément immortalisés par les scaldes en ce monde. 

Les valkyries (valkyriur) sont exclusivement au service d’Odin. Si le dieu souverain possède ses « corbeaux-espions », Huginn et Muninn, les valkyries portent et exécutent ses ordres. Leur mission consiste à « choisir le vair » (comme leur nom l’indique), puis à convoyer les guerriers morts jusqu’à la Valhöll. Cette milice guerrière féminine suit une règle rigoureuse, qui contraste avec les mille et une libertés que s’autorisent dieux et déesses. Odin réprime sévèrement les tentations amoureuses. Sigrdrífa (« Celle qui donne la victoire ») désobéit à Odin en refusant la victoire au champion désigné par le dieu. Pour avoir « abattu un autre homme que celui qu’il voulait avoir », il la plonge dans un sommeil magique derrière un rideau de flammes. C’est Sigurðr qui l’éveillera, après avoir tué le dragon Fáfnir (« Celui qui enlace »). Épisode rendu célèbre par la version qu’en donne Wagner dans Die Walküre (« La Walkyrie »), puis Siegfried

On a vu que les guerrières doivent aussi se faire servantes. Mais dans les Dits de Grimnir, où sont citées treize d’entre elles occupées à servir les cornes à boire, les noms de ces « filles d’Odin » sont sans équivoque : Hildr (« Bataille »), Göll (« Vacarme »), Geirölul (« Lance pointée »), Skögul (« Combat »)… Les scaldes brossent vigoureusement leur portrait : casquées, revêtant la broigne, maniant parfois des armes. 

Le Darrađarljóð (« Lai de Dörruðr » ou « Lai de la lance »), composé au XIe siècle, présente douze valkyries avec une délectation macabre. La distinction entre valkyries et nornes est ici à peine marquée. Les voici réunies dans une salle, autour d’un métier à tisser – image fréquente pour désigner la destinée humaine, qui ne tient qu’à un fil : 

« Il y avait des têtes d’hommes en guise de poids de tension,

des intestins en guise de trame et de chaîne,

une épée comme fouloir et une flèche pour navette. »

[Elles chantent et le sang coule :] 

« Vaste est montée

Pour la mort des hommes La toile à tisser.

Le sang pleut. 

Le tissu gris des hommes 

Est monté maintenant 

Sur l’avant de la lance. »

Ce sort qu’elles tissent, au service d’Odin, est celui des batailles. Une valkyrie porte par ailleurs le nom de Herfjötur (« Liens de l’armée »), qui annonce la fonction magico-religieuse du « liage », dans laquelle Odin est passé maître. Nous y reviendrons. 

Il faut aussi noter l’existence d’autres femmes fatales — mais plus obscures : les dises (dísir). Parmi elles, les « dises du combat » (imundísir) se confondent aux valkyries. Les scaldes les appellent les « dises d’Odin », tirant ainsi les conclusions qui s’imposent lorsqu’on constate leur perfidie. Bon sang ne saurait mentir. 

À la différence des valkyries, toutefois, les dises semblent aussi chargées de tâches plus heureuses : on les invoque lors des accouchements. Elles sont associées à la naissance et au destin des hommes, et peut-être apparentées à de très anciennes divinités de la fécondité indo-européennes. Aux dísir scandinaves, correspondraient les dhisinas du sanskrit. Les dises, divinités de la Fécondité et du Combat, faisaient l’objet d’un culte et de sacrifices (dísablót), ce qui n’était pas le cas pour les valkyries et les nornes. Mais elles ne sont guère dissociées. Freyja, surnommée Vanadis, est sans doute en quelque sorte leur patronne, ou leur est analogue, sans appartenir à leur famille. Il est vraisemblable que les Vikings — et leurs ancêtres avant eux — n’avaient plus une conscience claire de leur nature, ni de leur rôle. 

 

Les fureurs du sire des Loups

Odin et les siens sont décidément de « fabrication » complexe. Les multiples visages du grand dieu témoignent d’anciennes traditions que des générations de scaldes s’efforcèrent d’harmoniser — avant que les érudits médiévaux tentent eux-mêmes d’y mettre de l’ordre. Ce passage de l’oral à l’écrit est d’autant moins simple que bien des usages ou des rituels paraissaient désormais obscurs. 

On trouve les traces de ces harmonisations difficiles dans la « sauvagerie » qui, brusquement, semble entacher le haut prestige du dieu. Sur terre, Odin ne se contente pas de choisir du bout de sa lance ses serviteurs. Il « possède » des guerriers d’exception. Ce sont les berserkir et les úlfheðnar, les guerriers-fauves — berserkr signifie littéralement « chemise d’ours », úlfheðinn « fourrure de loup ». Tous, directement inspirés par Odin, se jettent dans la mêlée sans autre cuirasse qu’une protection magique liée à leurs animaux totémiques. En proie à la furor si redoutée des Romains, rien ne peut les blesser : « Ses hommes à lui allaient sans broigne, enragés comme des chiens ou des loups, mordant leurs boucliers, forts comme des ours ou des taureaux. Ils tuaient les gens mais eux, ni fer ni feu ne les navrait. C’est ce que l’on appelle la fureur des berserkir. »

Cette fureur (berserksgangr) est une forme de « possession », un état passager, ultra violent, concentré sur la guerre. On songe aux débordements qu’inspire Dionysos à ses fidèles déchaînés — étripant, émasculant, lacérant — voire à la transe chamanique. 

À partir du XIe siècle, dans toute l’Europe, des écrits (monastiques le plus souvent) relatent l’apparition dans le ciel nocturne d’une troupe sauvage, comme celle des démons de la mesnie Hellequin. C’est aussi « l’Armée furieuse », la « Chasse sauvage », à la tête de laquelle se trouvent, selon les cas, Wotan, Odin, Arthur… Le surgissement des morts, le cortège des revenants — croyances bien ancrées dans le monde nordique — sont réinterprétés dans un sens chrétien et moral. Chez les Scandinaves, cette « Chasse » ne représente pas l’entière légion des damnés, comme finirent par le penser les chrétiens, mais la seule armée des einherjar, en route vers la Valhöll menée par Odin, lors du solstice d’hiver (jól). 

La présence du vieil Arthur celtique est éclairante. Arthur, dans les récits anciens, est « l’Arth [Ours] de l’armée ». On retrouve cet animal dans plusieurs heiti d’Odin, et il se rattache à une longue aventure européenne, avant que le lion propre aux traditions méditerranéennes n’entre en concurrence. Odin apparaît souvent devant ses champions sous la forme d’un ours qui va leur transférer sa force. 

Existait-il vraiment, dans les mondes germanique et scandinave, de tels combattants d’exception ? Il est sûr qu’on trouve dans l’aire indo-européenne une tradition de groupes initiatiques guerriers : les Phocéens, le visage et les armes couverts de plâtre, se lançaient la nuit contre les Thessaliens ; ou les Arii, décrits par Tacite. L’auteur latin évoque peut-être des guerriers fauves, lorsqu’il cite les qualités redoutables de ces Arii, dont le nom provient peut-être de herjar (« guerriers »). Surpassant les autres tribus : « […] leurs boucliers et leurs corps sont teints en noir ; ils choisissent pour combattre les nuits sombres, et par l’aspect formidable et la couleur lugubre de leur armée, ils répandent l’épouvante dans les rangs ennemis. Nul ne peut soutenir un spectacle si étrange et pour ainsi dire infernal ; car dans tous les combats, les yeux sont les premiers vaincus. »

La description littéraire que donne Snorri des guerriers scandinaves offre, de fait, quelques parallèles avec le récit de La Germanie. Le Lai de Hárbarðr évoque même des « guerrières-louves », aussi féroces que leurs équivalents masculins. Odin, déguisé, raille Thor qui s’est battu contre des femmes, mais pas n’importe lesquelles puisque le dieu au marteau précise :

« Des femmes berserkir

Je molestais à Hlésey,

[…] Des louves, c’étaient,

À peine des femmes,

Fracassèrent mon bateau […] 

Me menacèrent de gourdins de fer.« 

Difficile, toutefois, d’établir s’il s’agit d’une création fantasmatique, destinée à faire symétrie — à tout masculin un homologue féminin — ou d’une réalité. On sait, dans un tout autre contexte, ce qu’il en est des amazones. 

Plus important reste sûrement le thème de la pulsion « animale ». Dans une cabane en forêt, deux protagonistes de la Saga des Völsungar, découvrent deux hommes endormis, leurs « formes » de loups (úlfhamir) suspendues au-dessus d’eux : entrer dans le hamr d’un loup, c’est faire bien plus que passer un vêtement, c’est pénétrer la nature même de l’animal, c’est devenir loup… Ce que nos deux curieux expérimentent puisque, une fois endossées, ils ne réussiront à s’en défaire que plusieurs jours plus tard. 

Malgré l’aide apportée par ces fidèles guerriers-fauves, malgré ses hautes compétences stratégiques, Odin — redisons-le — n’apparaît guère au cœur de la mêlée. On ne lui connaît que deux combats dans le monde des dieux : le premier lors du conflit qui oppose les Ases aux Vanes — mais y combat-il ? — et le second, lors du Ragnarök, toujours armé de sa lance. Odin « consacre » plutôt le conflit, en ouvrant les hostilités de manière magique, en jetant sa lance Gungnir au-dessus de l’armée adverse. Dans un cas comme dans l’autre, Gungnir n’est d’ailleurs pas véritablement une arme. Odin l’emploie comme un objet magique et religieux : ce geste du « Maître de l’épieu » est reproduit par tout chef qui veut s’assurer de la victoire. Gungnir souligne l’appartenance d’Odin à une catégorie Spécifique de dieux : les dieux magiciens, les « dieux lieurs » que l’on rencontre aussi bien en Inde qu’à Rome. Les sagas, nous l’avons vu, qualifient ce lancer magique « d’ancienne coutume ». 

Vaincre au cœur d’une mêlée ne repose pas seulement sur l’adresse ou la vaillance, mais aussi sur le contrôle, par le héros, de forces magiques. Il s’agit d’avoir le « don ». 

« Quand il était à l’armée », écrit Snorri, « Odin apparaissait terrible à ses ennemis. Et cela venait de ce qu’il avait le talent de changer de visage et de corps en telle manière qu’il lui plaisait. […] Il pouvait aussi dans la bataille rendre ses ennemis aveugles ou sourds ou pleins d’effroi, et leurs armes ne coupaient pas plus que des bâtons. »

Pourtant, quand il s’agit de s’opposer aux géants, l’Ase suprême rechigne aux « combats de contact », à la différence de Thor, coutumier de ces joutes. Bien souvent, Odin choisit la ruse ou l’indifférence, là où Thor brandit son marteau. Ainsi, nous l’avons vu, quand Odin provoque Hrungnir, il tolère mal les foucades du géant, mais c’est à Thor que revient la tâche d’éliminer l’importun. De même, lorsque Loki agonit d’injures les dieux attablés, seules les menaces de Thor font taire le gêneur :

« Mais devant toi seul

Je sortirai 

Car je sais que tu frapperas. »

  

Thor, dernier recours des païens

Les mythes consacrés à Thor mettent tous en avant sa force physique. Prompt à la lutte, le dieu aime se battre. La poésie scaldique énumère, personnages de récits désormais perdus, les géants tués par son marteau : Keila (« Passe étroite »), Lùtr (« Courbé »), Bùseyra (« Grandes Oreilles »), Hengjankapta (« Mâchoire pendante »), etc. Les fragments d’un mythe, mentionné par Snorri, opposent Thor au géant Privaldi (« Trois fois puissant »), dont il tranche les neuf têtes. Une saga évoque Starkaar (« Puissant »), un géant à 8 bras, capable de manier quatre épées à la fois, et que Thor extermine parce qu’il a violé la fille d’un roi… Seul dieu d’Ásgarðr à pratiquer le corps à corps, Thor apparaît peu sur les champs de bataille : il se bat en solitaire. Les kenningar qui désignent les batailles ou la force des armes demeurent, paradoxalement, l’apanage d’Odin. Thor, pourtant toujours sur la brèche, toujours combattant, n’appartient pas au monde militaire : rien chez lui n’évoque le guerrier de son temps, ni broigne, ni casque. Dieu protecteur des hommes menacés par les géants, il est rarement invoqué par l’élite guerrière viking. À l’inverse d’Odin, Thor demeure le dieu du peuple, l’homme de main par lequel la survie reste possible. La littérature norroise se fait l’écho de la lutte spirituelle qui déchira la Scandinavie à la fin du Xe siècle. Dès lors, Thor devient le rempart des dieux face au Dieu chrétien. Face aux géants comme au Christ, Thor se consacre à la défense de la communauté païenne, hommes et dieux confondus. Ainsi, dans la ÓLáfs saga helga (« Saga de saint Óláfr »), on fait de Thor le champion d’Ásgarðr contre le Christ : « Si nous tirons de notre temple Thor qui se tient ici à cette place et nous a toujours aidés et s’il voit cet Óláfr et ses gens, alors je crois que son dieu [celui d’Óláfr] sera confondu et que lui et ses gens seront réduits à rien. »

Dans ce heurt des cultures, peut-on faire confiance à Odin ? On a vu que le Borgne était capable de tenter transactions et transitions pour rester l’ancêtre ou le protecteur des dynasties… Tandis que Thor y va franchement. La magie ne lui fait pas peur. Et, pour les anciens Scandinaves, l’affrontement avec le Dieu des chrétiens fut d’abord vécu comme une concurrence de pouvoirs magiques. 

On voyait donc en Thor une force de résistance déjà mentionnée dans bien d’autres récits, notamment dans l’un des plus populaires d’entre eux : celui de la visite de Thor à Útgarða-Loki (« Loki d’Útgarðr », en fait l’équivalent de Loki dans le monde des géants), longuement raconté par Snorri – visite à laquelle d’autres textes font également allusion.

Accompagné de þjálfi – son fidèle serviteur, autre lui-même – et du versatile Loki, Thor parcourt les forêts de l’Est. Alors que le soir tombe, une vaste maison apparaît devant eux. L’occasion de passer une nuit au sec ne se refuse pas ; franchissant une porte monumentale, le trio pénètre dans la demeure, s’installe et ne tarde pas à plonger dans le sommeil. Au cours de la nuit, des secousses énormes se font sentir. Thor saisit son marteau. Il se réfugie avec ses compagnons dans une petite pièce… Au matin, tout redevient calme, Thor peut enfin sortir de la halle, et se trouve devant un géant endormi sous un arbre, à côté de la maison. L’Ase, fidèle à sa nature, passe sa ceinture de force et s’apprête à lever son marteau quand le géant bondit comme un ressort et se dresse : « […] pour une fois, Thor fut saisi de Stupeur et hésita à le frapper ». Or il n’est pas au bout de ses surprises. Ce qu’il pensait être une maison n’était que le gant du géant. C’est là que le trio s’était assoupi, avant d’être éveillé – et secoué – par ses ronflements. 

Après leur avoir proposé de faire route ensemble, le géant, qui dit s’appeler Skrymir (« Colossal », ou peut-être « Vantard »), laisse les dieux disposer de son sac pour y mettre leurs provisions, et les contraint à marcher à grands pas jusqu’au soir. Le géant s’allonge alors sous un chêne et s’endort. Thor prend le sac, mais il ne parvient pas à en dénouer les cordons et, fou de rage, frappe Skrýmir à la tête à trois reprises avec son marteau. À chaque coup, le géant se réveille : il demande d’abord si une feuille lui est tombée sur la tête, puis s’il s’agit d’un gland. La troisième fois, Thor utilise toute sa force d’Ase : il « brandit le marteau de toutes ses forces et lui asséna un coup sur la tempe qui lui faisait face : le marteau s’y enfonça jusqu’au manche ». Mais c’est peine perdue, car Skrýmir demande alors si quelques brindilles lui sont tombées dessus. 

Enfin le trio se sépare de leur étrange compagnon de voyage et arrive en vue d’une forteresse si haute qu’ils ont peine à en apercevoir le sommet. Après s’être glissés tant bien que mal à l’intérieur, car Thor ne réussit pas à ouvrir la grille, ils rencontrent le maître des lieux, Útgarða-Loki, dans sa halle. Le géant, qui traite Thor de « petit », les convie à une série d’épreuves qui se solderont toutes par des échecs cuisants. Chacun des trois voyageurs doit exceller dans la discipline qu’il estime le mieux maîtriser, requête qui n’est pas sans évoquer la joute scandinave du mannjafnaðr, où chaque orateur compare ses exploits à ceux des autres convives – joute verbale qui souvent dégénère… 

Loki prétend donc manger plus vite qu’un certain Logi qu’on lui oppose. Logi et Loki s’installent de part et d’autre d’une auge remplie de viande. Si Loki mange à pleines dents, Logi dévore non seulement la viande, mais aussi les os et l’auge. Premier échec. Puis þjálfi affirme qu’il est capable de courir plus vite que n’importe qui. Néanmoins, un certain Hugi le bat par trois fois à plate couture. Vient le tour de Thor. Celui-ci propose une épreuve dans un domaine qu’il affectionne particulièrement : la boisson. Útgarða-Loki lui tend une corne en déclarant qu’un excellent buveur la vide d’un seul trait. Mais bien qu’il s’y prenne à trois fois, Thor ne parvient pas à la vider. Alors le géant lui propose de manière fort humiliante deux autres épreuves :  « Maintenant, il est manifeste que ta force n’est pas aussi grande que nous le pensions. […] Les jeunes garçons se livrent ici à un jeu qui doit paraître insignifiant : ils soulèvent de terre mon chat. Je n’aurais pas osé en parler à Àsaþórr si je n’avais constaté auparavant que tu étais beaucoup moins puissant que je ne le croyais. »

Thor s’empare vigoureusement de l’animal, dont l’échine s’étire à tel point que seule une de ses pattes ne touche plus le sol… Échec et colère de Thor qui subit une dernière vexation, celle d’être battu à la lutte par la vieille nourrice du géant. Il ne reste plus qu’à passer la nuit à banqueter, et le lendemain matin le géant les accompagne hors de sa forteresse. L’heure n’est pas à la fête pour Thor : « […] je sais que vous allez me qualifier de minable, et cela me déplaît ». 

La déconvenue de Thor répond parfaitement à ce que nous connaissons des Vikings, qui prônent l’honneur et la réputation. Ainsi, une strophe des Dits du Très-Haut scande : 

« Meurent les biens,

Meurent les parents,

Et toi, tu mourras de même ;

Mais la réputation

Ne meurt jamais,

Celle que bonne l’on s’est acquise. »

Odin lui-même, dans son combat d’injures avec Thor, se complaira à lui rappeler la nuit passée dans le gant du géant : 

« Tu n’avais plus alors le courage,

En raison de ta terreur,

D’éternuer ni de péter,

De peur que [Útgarða-Loki] n’entendît. » 

Avant de prendre congé d’eux, Útgarða-Loki passe aux aveux. Fameux magicien, il leur révèle qu’ils ont été victimes d’un sortilège. Il était lui-même Skrýmir : il avait lié son sac avec des liens de fer ensorcelés, placé une montagne invisible entre sa tête et les coups de marteau portés par Thor – qui apparemment ne produisaient aucun effet —, mais Mjöllnir y avait creusé trois profondes vallées. Lors des épreuves, Loki a affronté Logi (« Flamme ») : c’était le feu qui dévore tout ; et þjálfi n’a pu courir aussi vite que Hugi (« Pensée ») : la pensée est plus rapide que tout. La corne proposée à Thor avait, quant à elle, son extrémité plongée dans la mer, que le dieu ne pouvait évidemment pas vider. Mais les longs traits qu’il a bu ont suffi à provoquer une marée basse ! Enfin, le chat n’était autre que l’éternel adversaire, le serpent de Miðgarðr, et la vieille nourrice Elli (« Vieillesse »), l’âge auquel personne ne peut résister. En guise d’adieu, le géant, qui avoue s’être senti durant leur séjour à « deux doigts du désastre », conseille à Thor d’éviter de revenir car la magie sera toujours la plus forte. L’Ase brandit son marteau et « se retourna alors vers le fort avec l’intention de le détruire, mais il ne vit là qu’une belle et vaste plaine, et point de fort ».  

Ce récit rompt avec le cycle habituel. Pour Pierre Renauld-Krantz, il ne relève plus de la mythologie, mais du conte allégorique où tout n’est qu’illusion. Des mondes apparaissent et disparaissent par enchantement, ce qui ne va pas sans rappeler les aventures de Gylfi dans la Mystification de Gylfi : le roi se rend — incognito, pense-t-il — chez les Ases, qui n’ignorant rien de son projet, mobilisent leur magie et préparent « à son endroit des illusions visuelles ». 

Néanmoins la rudesse de Thor et sa promptitude à jouer du marteau peuvent occasionnellement laisser place à une attitude plus… réfléchie. C’est ce que suggère la lecture des Alvíssmál (« Dits d’Alvíss »), dans lequel Thor engage une joute verbale avec le nain Alvíss (« Omniscient »). Le poème procède par questions et réponses : Thor met ainsi à l’épreuve le nain, qui désire épouser la fille du dieu et s’en vient chercher la fiancée. Thor décide naturellement de se débarrasser du prétendant. Mais au lieu d’utiliser son marteau, il pose une série interminable de questions au nain, qui se prend au jeu et en oublie l’aurore qui s’annonce. Or le soleil pétrifie les nains. Et c’est avec satisfaction — sa ruse ayant réussi — que Thor fait preuve d’un cynisme comparable à celui d’Odin : 

« Onques n’ai vu

Plus d’antique science.

Grand fourbe,

Je le déclare, t’a abusé.

Sur toi, nain, l’aube point.

Voici que le soleil scintille dans la salle. »

 

La popularité du dieu au marteau 

L’un des moyens les plus sûrs pour mesurer la popula­rité d’un dieu consiste à recenser les noms de lieux qui lui sont dédiés. Un toponyme renfermant le nom d’une divinité suivi d’un appellatif tel que -vé (« sanctuaire »), -hof (« temple »), -hörgr (« tertre, autel »), témoigne d’un culte rendu à cet endroit. Mais le nom de la divinité peut également s’accoler à des termes désignant des lieux naturels, comme -lundr (« bosquet »), -bekkr (« ruisseau »), -ey (« île »), etc.

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Le résultat est très contrasté. Si Odin exerce une suprématie imposante dans les sources littéraires, si ses exploits sont largement diffusés par les scaldes, qui en ont fait en quelque sorte leur « patron », en revanche, il n’est guère représenté dans la toponymie scandinave (pas plus que dans l’anthroponymie) : peu de sites, peu de noms. C’est le domaine de Thor, omniprésent dans la désignation des hommes et des lieux. Les Vikings — matois et prudents — semblent avoir voulu tenir à distance de leur vie quotidienne Odin, l’inquiétant souverain.

L’Islande — pourtant haut lieu de la poésie scaldique — ne recèle aucun lieu-dit composé à partir du nom d’Odin. Pour découvrir quelques rares toponymes « odiniques », il faut se rendre dans le reste de la Scandinavie. On trouve entre autres Odense (*Óðinsvé, « sanctuaire d’Odin ») au Danemark, Onslunda (*Óðinslundr, « bosquet d’Odin ») en Suède, ou encore Onsøy (*Óðinsey, « île d’Odin ») en Norvège. La description du temple d’Uppsalir en Suède par Adam de Brême, qui mentionne une statue d’Odin (Wodan) aux côtés de son fils, demeure un fait isolé. La littérature islandaise, pourtant si riche de détails, ne décrit nulle part une statue ou un temple consacré au dieu. Il existe quelques représentations gravées du dieu, peu nombreuses. La pierre de Tjängvide (sur l’île de Gotland en Suède), qui le montre chevauchant Sleipnir, demeure l’une des plus connues, ainsi que la stèle de Kirk Andreas (sur l’île de Man en Écosse), où l’on voit le loup Fenrir dévorer Odin, un de ses corbeaux sur l’épaule.

Les Scandinaves rechignent avec la même constance à porter le nom d’Odin. Odinkar, au Danemark, en fournit l’un des rares exemples. Mais le dieu borgne donne tout de même son nom au mercredi norrois : Óðinsdagr (le « jour d’Odin »), qui subsiste aujourd’hui sous la forme onsdag en Scandinavie. 

Il ne faut évidemment pas en conclure qu’Odin est absent de la vie courante des sociétés scandinaves, au contraire, mais c’est un dieu qui ne rassure pas. Snorri le nomme « gouverneur du ciel et de la terre ». Tous constatent — redoutent — ses interventions, souvent ambiguës. On lui offre des sacrifices, on craint ses colères. La puissance d’Odin, par trop liée à la mort, suscite une angoisse certaine. Divinité élitiste, cérébrale et pleine de détours, Odin est heureusement complété par son fils, Thor, qui apporte aux hommes sa force et sa rugueuse simplicité. 

À la fin de l’époque païenne, Thor est sans conteste le dieu le plus honoré de Scandinavie. Outre les nombreux toponymes composés autour de son nom, son culte est attesté en de nombreux endroits. En Islande, une vingtaine de lieux conservent la trace du dieu : þórsmörk (« forêt de Thor »), þórsà (« rivière de Thor »), etc. Le dieu a également donné son nom à des caps, des ports… En Norvège, au moins trente toponymes sont recensés : þorsæter (*þórssetr, « abri de Thor »), Torshov (« þórshof, « temple de Thor »), etc. Même chose en Suède, avec Torsvi (« þórsvé, « sanctuaire de Thor »), Torstuna (*þórstún, « ferme de Thor »), etc. Et presque autant au Danemark : Torsager (*þórsakr, « champ de Thor »), Torslund (*þórslundr, « bosquet de Thor »), etc. Des sources irlandaises surnomment les Norvégiens du royaume de Dublin le « peuple de Thor ». À Kiev, une chronique slave atteste en 1046 de l’existence d’un temple dédié au dieu Thor. Plus près de nous, la Normandie conserve des traces ténues, mais remarquables, de la toponymie norroise. Dans les annales médiévales, par exemple, l’île Sainte-Catherine se trouve mentionnée sous la forme Thorhulmus, transcription latine du « þórshólmr scandinave (« îlot de Thor »). Même si aucun lieu de culte n’a été retrouvé, on sait que cette île de la Seine, proche de Rouen, abritait un camp viking. 

Le mouvement est aussi net s’agissant des noms de personnes. Rappelons que le solide buveur et lanceur de foudre figure encore jusqu’en France dans les familles normandes : Toutain (þorsteinn), Turgis (þorgisl), Turgot (þorgautr), Thouroude (þorvaldr), etc.

En Islande, nous connaissons, notamment grâce au Landnámabók (« Livre de la colonisation »), le nom des colons venus s’implanter sur l’île. Leur généalogie y est consignée, ce qui équivaut à plus de trois mille cinq cents personnes : un quart d’entre eux portent un nom formé sur celui de Thor, soit plus de mille individus ! L’Eyrbyggja saga (« Saga des gens d’Eyrr ») ne rapporte-t-elle pas, par exemple, toujours en Islande, le bannissement de þorleifr kimbi (le « Gouailleur »), fils de þorbrandr, et frère de þóroddr, þorfinnr et þormóðr. Une telle diffusion ne signifie cependant pas l’existence d’une dévotion profonde. Chaque individu n’entretenait pas nécessairement une relation étroite avec la divinité. Mais on y voit la marque d’une sympathie ancienne : la valeur propitiatoire du nom de Thor était ancrée dans les mentalités scandinaves. 

Le Livre de la colonisation raconte comment les colons s’en remettaient souvent à Thor à l’approche des côtes islandaises : l’un d’eux, þórólfr Mostrarskegg, jeta pardessus bord, en arrivant dans un large fjord, les montants de son haut siège, sur lesquels l’image de Thor était sculptée, afin que le dieu lui désigne l’endroit le plus propice où s’installer. Il nomma du nom de Thor le cap où les montants s’étaient échoués (þórsnes, « cap de Thor »), ainsi que la rivière voisine (þórsá), avant d’élever un temple qu’il consacra au dieu. 

L’île étant restée païenne plus d’un siècle après sa colonisation, le culte de Thor s’y enracina profondément. Thor courageux, fort, droit et bon vivant, offre l’image d’un dieu conforme à l’idéal des premiers colons islandais. Ils se vouent volontiers au fils d’Odin, un dieu proche, vigoureux et simple, qui fait en quelque sorte figure de protecteur de la colonisation de l’Islande. 

D’autres textes suggèrent que la figure de proue de certains navires était à l’effigie du dieu. Sa fonction protectrice est aussi clairement attestée par les nombreuses pierres runiques scandinaves gravées de formules comme « Que Thor consacre ces runes » (þur uiki þasi runaR) : il est le seul dieu dont le nom soit explicitement mentionné dans ce type d’inscriptions. 

Sa popularité explique par conséquent la large diffusion de son culte, dans toutes les couches de la société. Deux descriptions de temples norvégiens qui nous sont parvenues montrent que Thor était élevé au rang de dieu suprême : dans celui de Mœrin, dans le Trøndelag, « Thor siégeait au milieu et il était le plus honoré. » Il en allait de même dans le temple des Dalar (l’actuelle vallée du Gudbrandsdal). 

Adam de Brême donne une description précise — à défaut d’être exacte, puisqu’il n’y est jamais allé — du temple d’Uppsalir consacré à la triade divine, Thor, Odin et Freyr : « Dans ce temple, qui est tout recouvert d’or, on vénère les statues des trois dieux. Thor, qui est le plus puissant des trois, siège au milieu de la salle, Wodan siège à côté de lui et Fricco de l’autre côté. » L’intérêt du texte réside dans cette indication ; les sources mentionnent rarement les dieux qui accompagnent Thor. Ici, l’Ase au marteau siège en majesté, malgré la présence d’Odin, le dieu habituellement souverain, et de Freyr, le dieu topique d’Uppsalir. Le temple, édifié dans une cuvette, comme l’explique Adam de Brême, est ceinturé d’une chaîne d’or, spectacle certainement merveilleux pour les fidèles qui l’observent du haut des collines avoisinantes. Enfin, un arbre sacré toujours vert s’élève à proximité du lieu de culte — à l’image d’Yggdrasill à Ásgarðr —, ainsi qu’un bourbier, destiné à l’immolation des victimes, parfois humaines… L’ensemble du site évoque le monde d’Ásgarðr avec ses édifices et sa richesse. 

Dans les mentions de triades divines rédigées par les chroniqueurs ou les auteurs de sagas, les dieux vanes sont interchangeables. En revanche, Odin et Thor représentent toujours les deux principaux dieux scandinaves. Paul Diacre, érudit du ville siècle, alors qu’il évoque la guerre engagée par Charlemagne contre le roi des Danois qui sera abandonné par ses dieux, écrit : « Thonar [Thor] et Waten [Odin] ne lui seront d’aucun secours. » Et l’auteur de la Laxdæla saga (« Saga des gens de Laxdalr ») fait dire au roi Ôlâfr Tryggvason à propos d’un jeune Islandais : « On voit à l’allure de Kjartan qu’il estime avoir plus confiance en sa force et en ses armes qu’en Thor et Odin. » 

Honorait-on les dieux d’Ásgarðr par des sacrifices humains ? À l’époque viking, de telles immolations sont encore attestées par les textes et par l’archéologie. La description des rites funéraires dans la Risala d’Ahmad ibn Fadlan (ambassadeur du calife de Bagdad qui fait le récit de l’enterrement d’un chef scandinave sur les bords de la Volga en 922) fait état du sacrifice d’une jeune esclave, allongée ensuite à côté du défunt. Et dans certaines tombes, aux ossements calcinés du guerrier mort s’ajoutent ceux d’une esclave : c’est le cas sur l’île de Man ou aux Orcades, et même en Bretagne, sur l’île de Groix, où un chef viking a été inhumé avec soin, accompagné dans l’au-delà par un cheval et (vraisemblablement) une esclave. Cette sépulture à bateau, datée grâce au matériel découvert, remonterait à la fin du IXe siècle. 

Les textes, quant à eux, ont marqué des générations de chercheurs… effarés par la description du sacrifice, dit de « l’aigle de sang » (blóðörn), consacrant une victime à Odin : le dos de la victime est excisé afin d’extraire les poumons, qui sont ensuite déployés comme des ailes. Des gravures sur roche protohistoriques représentent déjà cette « pratique ». À l’époque viking, il ne s’agit peut-être plus que d’une image littéraire qu’on retrouve dans deux sagas : dans l’Orkneyinga saga (« Saga des Orcadiens ») — le jarl Einarr venge la mort de son père en torturant ainsi un des fils du roi de Norvège vers 895 — et la Ragnars saga loðbrókar (« Saga de Ragnarr aux Braies velues ») rapporte ce même supplice infligé par des Vikings danois au roi Ella de Northumbrie en 867. 

C’est à Thor, qu’ils appellent Harðvéurr (« Fort protecteur »), que les Vikings sacrifient, en cas de famine ou d’épidémie. Dudon de Saint-Quentin décrit en ces termes, au début du XIe siècle, les sacrifices humains qu’ils effectuent en l’honneur de leur dieu « Thur » avant de partir en expédition : « Quand le prêtre-devin choisissait les victimes, elles étaient cruellement frappées à la tête, d’un seul coup, à l’aide d’un joug de bœuf, et dès que l’une d’elles, tirée au sort, avait eu le crâne brisé […] on recherchait la fibre de son cœur, c’est-à-dire la veine. Après avoir recueilli le sang, ils en enduisaient leur tête et celle de leurs compagnons conformément à leurs habitudes, puis ils se hâtaient d’offrir aux vents les voiles de leurs navires. »

Malgré les récits de Dudon et d’Adam de Brême — à prendre avec la plus grande précaution : rappelons qu’ils étaient clercs — la pratique de sacrifices humains, si elle existe encore durant la période viking, va diminuant. Il en est de même en Islande où les sources — pourtant fort riches — ne mentionnent aucune victime humaine immolée aux dieux. En revanche, on sacrifiait des animaux. 

La popularité de Thor méritait, par ailleurs, qu’un jour de la semaine lui soit dédié, et on l’a assimilé à Jupiter pour le jeudi : en norrois þórsdagr (« jour de Thor ») et, dans les langues scandinaves modernes, torsdag. En islandais moderne ce « jour de Thor » est devenu le « cinquième jour » (fimmtudagur), tout comme le « jour d’Odin » est devenu celui du « milieu de semaine » (miðvikudagur). On s’est demandé pourquoi le « jour de Jupiter » n’avait pas été dédié à Odin, ce que la « hiérarchie » suggérerait, la fonction de père lui étant réservée. Mais Thor possède aussi des points communs avec Zeus — du moins le « jeune » Zeus, pas encore Zeus Pater. Avant d’être père, le fils d’Ouranos maîtrise, comme Thor, la foudre, par laquelle il détruit les géants et autres titans. Adam de Brême rapporte d’ailleurs que le Thor d’Uppsalir : « avec le sceptre, paraît figurer Jupiter ». Le genius jupitérien pourrait avoir donné naissance, dans la mythologie gréco-latine, à la figure d’Hercule. Lui-même fils de Zeus, il partage avec Thor un certain nombre de traits, relevés par Tacite : ennemi, dès le berceau, des serpents, courageux et viril. Hercule — qui fut très populaire — et Thor sont bâtis sur le même modèle indo-européen du dieu guerrier et victorieux.

 

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Quand Odin met Thor à l’épreuve

 

La religion scandinave, très individualisée — contrairement à la religion juridique impériale romaine — était l’affaire des personnes : il n’y avait pas de clergé Spécialisé. Le choix du dieu auprès de qui sacrifier relevait sans doute de l’empathie personnelle. Les Vikings, de ce fait, s’en remettaient prudemment à Thor pour la vie ordinaire, laissant à Odin les faits extraordinaires, notamment tout ce qui concernait la vie guerrière. Seuls les rois ou les chefs s’en remettaient pleinement à la majesté d’Odin.

C’est le cas du roi norvégien Haraldr hárfagri (« Aux beaux cheveux ») en l’honneur duquel le scalde þorbjörn hornklofi compose ses Hrafnsmál (« Dits du corbeau »), sous la forme d’un dialogue entre une valkyrie et un corbeau. Dans son enfance, dit le scalde, Haraldr avait été l’invité d’Odin. Une génération plus tard, son fils, Eiríkr blóðox (« à la hache sanglante ») était reçu à la Valhöll par le dieu en personne, si l’on en croit les Eiríksmál (« Dits d’Eirikr ») — faveurs dues au fait qu’Odin lui-même était réputé l’ancêtre des princes norvégiens, tout comme il l’était de la dynastie danoise des Skjöldungar. Pour son plus grand plaisir, il rappelle que seule l’élite est digne d’être accueillie chez le dieu : « À Odin reviennent les jarls qui tombent au combat, mais à Thor la race des esclaves. » 

Peut-on, cependant, parler d’une réelle opposition entre Thor et Odin ? D’autres sociétés — pensons aux querelles, jalousies et trahisons de l’Olympe — mettent en scène les rivalités divines. Deux récits évoquent, en des termes très différents, non pas une querelle entre les deux dieux, mais plutôt une mise à l’épreuve, souvent facétieuse, parfois cruelle, du fils par un père, qui n’aime rien tant que surprendre ! 

Le Lai de Hárbarðr relate l’une de ces provocations d’Odin, bien décidé à se payer la tête de son fils. Déguisé en passeur (dont la verdeur des propos compose un thème classique dans la littérature scandinave), il attend que Thor, de retour du pays des géants, le hèle pour franchir la rivière. Odin-Hárbarðr (« Barbe grise ») refuse de s’exécuter. Une discussion s’engage alors… Les insultes ne tardent pas à fuser des deux côtés de la berge. Habillé comme un vagabond, sentant le gruau et le hareng, Thor est traité par Odin de voleur, « la pire insulte que connaisse le monde scandinave » (Régis Boyer). Les propos « rustiques » et violents de l’Ase au marteau ne font pas le poids face aux persiflages d’Odin. Thor décrit ses exploits. Odin les tourne en dérision. 

Ce combat d’injures, combat de réputation, s’inscrit dans une tradition que l’on retrouve chez les aèdes, comme lors du combat d’Achille et d’Énée dans l’Iliade : « Faut-il que nous luttions d’injures et d’outrages, comme des femmes furieuses qui combattent sur une place publique à coups de mensonges et de vérités, car la colère les mène ? » Au bord du fleuve nordique, la joute se conclut avec le départ de Thor. Le dieu tourne les talons, ébahi par la tournure des événements, alors qu’Odin, toujours sur la berge opposée, émet à présent des doutes sur la fidélité de Sif, l’épouse de son fils… 

Une saga légendaire, la Gautreks saga (« Saga de Gautrekr ») relate un autre désaccord entre Odin et Thor, lors d’une assemblée des dieux. Ils s’opposent sur le destin à attribuer à Starkaðr, d’ascendance monstrueuse. Odin s’affiche comme son protecteur, au grand mécontentement de Thor. À tour de rôle, ils s’affrontent en lançant à Starkaðr des sorts, les uns bénéfiques, les autres néfastes : Thor annonce qu’il n’aura pas d’enfants, Odin lui accorde trois vies ; il aura le don d’improviser des vers… mais il ne s’en souviendra d’aucun, rétorque Thor, etc. 

Les différences marquées entre le père, aristocrate, souverain, magicien et le fils, guerrier solitaire, tueur de géants, ne sauraient masquer leur solidarité. Combattant les forces du chaos, ils sont complémentaires lors de la bataille finale. Loin de s’affronter, Odin et Thor s’unissent pour affirmer la grandeur des dieux.


Jean RENAUD

Professeur de langues, littérature et civilisation scandinaves à l’université de Caen

Alexis CHARNIGUET

Archéologue, médiéviste de formation et journaliste

In Odin et Thor, dieux des Vikings ; Éditions Larousse 2008.

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