samedi 15 février 2025

Pourvu que l’arrière tienne ! (CMF – Dossier 31)

Le cœur humain est le point de départ de toute chose à la guerre.

Maréchal de Saxe

1696-1750

La guerre implique la mobilisation de toute une Nation qui ne saurait se reposer que sur ses seuls combattants. C’est ce que nous rappelle ici le GCA (2S) Jean-Tristan Verna qui propose quelques pistes pour en obtenir l’adhésion. N’oublions jamais que pour une défense crédible le facteur humain sonne toujours en premier…

 * * *

La présentation par l’armée de Terre de son nouveau Commandement du combat futur fait la part belle aux innovations techniques, comme vecteur principal des transformations dans l’emploi des forces rendues nécessaires par l’observation des conflits actuels, notamment à l’Est de l’Europe[1]. Certes, les aspects sociétaux ne sont pas absents du champ d’action de ce Commandement, mais il ne fait guère de doute que l’écosystème qui construit les capacités de l’armée de Terre aura toujours tendance à se concentrer sur les équipements plus que sur les « facteurs humains ». Or, en réalité, ces derniers ne déterminent-ils pas l’aptitude effective à s’engager dans des combats que l’on nous promet « de haute intensité » ?

De tout temps, la préparation des soldats a visé à ce que les chefs puissent s’élancer vers l’avant sans avoir à se retourner pour être sûrs qu’ils étaient suivis ; mais à titre de précaution, les sergents serre-file veillaient au grain ! Comment faire pour que le soldat résiste au choc du combat ? Chaque grande innovation technique ou sociale de la guerre a posé à nouveau cette question, comme le faisait le colonel Ardant du Picq dans ses « Études sur le combat », au retour des campagnes européennes du Second Empire[2]. Il y soulignait que l’apparition du tir rapide à répétition et à longue distance, l’efficacité accrue des feux d’artillerie, etc. imposaient de ne plus compter seulement sur la vaillance du soldat pour l’entraîner dans la bataille. La guerre franco-prussienne, où il trouva la mort en août 1870 à la tête du 10e régiment d’infanterie, lui donna amèrement raison.

Être « sûr que la troupe suivra » ne concerne cependant pas seulement le lieutenant ou la capitaine à la pointe de l’engagement physique, et ne s’applique pas seulement à « l’homme ou la femme de troupe » qui doit exposer sa vie « sur le front ». Cela concerne en fait l’ensemble du corps social de la Nation dès lors que celle-ci a décidé d’ouvrir la boite de Pandore de la guerre, sous quelque forme que ce soit. Le présupposé de ces réflexions est en effet que tout partirait de l’acceptation politique d’un conflit ouvert, entraînant des opérations militaires intenses et compliquées, certes loin de nos frontières mais sans pour autant que le risque soit nul pour le territoire national et sa population.

Penser et préparer le combat futur, c’est donc aussi prendre en considération le souci que doivent avoir les chefs militaires de l’importance du consentement, individuel et collectif, aux dures réalités de la guerre.

 

Violence, technologie et transparence

Des conflits contemporains qui nous entourent et de ceux que l’on nous annonce, il est possible de donner trois caractéristiques de ce que pourrait être le contexte général du « combat futur » : violence, technologie, transparence.

La violence n’est pas une nouveauté et les combats récents l’ont bien enregistré. Des engagements face aux talibans afghans sont allés jusqu’au corps à corps, et au Mali des attaques djihadistes ont été repoussées jusqu’à l’arme de poing. Cependant, l’emploi massif des feux dans la profondeur, la menace permanente portée par les pièges et mines, les drones et munitions rôdeuses, la durée des combats en zone urbaine, donnent à cette violence une nouvelle connotation : celle de l’omniprésence de la mort postée en embuscade, la mort que l’on risque comme la mort qu’il faut donner avec des précautions vite réduites au minimum… Cette violence s’applique également « à l’arrière » ; nous le savions depuis les tirs des obusiers dénommés collectivement par erreur « la grosse Bertha[3] » sur Paris en 1918 ; les attentats de 2015 l’ont inscrite dans les esprits.

Pour éloigner le risque mortel, individuel, mais surtout collectif qui serait signe de défaite, la solution est donc, comme toujours, de recourir à la technologie. Plus que les plateformes robotisées dans les trois milieux physiques, qui garnissent les allées des salons d’armement, la solution technologique s’appuie aujourd’hui sur la fiabilité désormais acquise de la numérisation du combat et la capacité de calcul quasiment infinie de « l’intelligence artificielle ». Elle permet de rêver à une « foudroyance » qui évitera l’exposition systématique des combattants[4]. Mais en suggérant l’automatisation de la décision tactique, la technologie tend ainsi à la déshumaniser. C’est du moins l’image qui pourrait en être retenue.

Or l’image de la guerre ne peut plus être maîtrisée, comme au temps du contrôle postal et de la censure de la presse, d’autant que les engagements probables de nos armées, quels qu’ils soient, ne justifieront jamais de telles restrictions des libertés fondamentales. L’obligation de transparence exigée des responsables politiques et militaires s’intensifie à l’heure des réseaux sociaux, des organismes privés et des ONG scrutant les champs de bataille depuis le ciel comme au sol, des experts militaires plus ou moins légitimes et bien intentionnés abonnés aux chaînes d’information. Il est certain que l’implication de nos armées dans un conflit majeur se déroulerait sous le choc permanent des images, et des émotions et commentaires qu’elles suscitent.

Dans ces conditions, qui faut-il « entraîner derrière soi », et comment ?

 

Les combattants d’abord, évidemment !

Il est bien connu que, au-delà des envolées lyriques et patriotiques, le soldat confronté à la violence physique et psychologique de la guerre, se bat dans une dynamique de groupe reposant autant sur la solidarité pour ce groupe que sur la crainte « de ne pas être à la hauteur ». Pour autant, avant d’être emporté par l’hubris collectif dans le fracas de la bataille, il lui faut intérioriser et surmonter le blocage que provoque « la mort comme hypothèse de travail »[5]. Désormais, l’image et le récit de la guerre revenue sur le continent donne à cette hypothèse une probabilité d’occurrence que ne présentaient pas les opérations antérieures. Or, ne combat bien que le soldat persuadé qu’il s’en sortira vivant…

Tout doit donc être fait pour donner au soldat, dès « le temps de paix », cette confiance dont Ardant du Picq faisait le pilier de son acceptation du risque[6]. L’armée de Terre met régulièrement au goût du jour le corpus éthique qui fonde la confiance du soldat en ses chefs. Elle dispose d’un document de référence qui aujourd’hui encore est bien adapté aux contours incertains de ce que pourraient être son ou ses combats futurs[7]. Les technologies de la numérisation associées à la violence des combats éloignent facilement le soldat du chef qui l’envoie vers la victoire au risque de sa vie. Quel commandant en chef pourrait encore dire comme Napoléon à un de ses grenadiers « Je t’ai vu à Marengo », sans crainte de passer pour un menteur ? Or plus que jamais, le rêve d’une troupe soudée autour de ses chefs sur les terrains de manœuvre et en garnison avant de partir groupée au combat ne résiste pas aux réalités de la modernité et de la violence : l’éclatement des unités pour constituer des groupements de circonstance adaptés aux missions successives, l’imbrication avec des alliés, les pertes de toutes sortes en opération, dont celles qui frappent les cadres de contact, tout cela se conjugue pour rechercher les conditions d’une confiance immédiate accordée au « chef inconnu », comme celui parachuté en renfort à Diên Biên Phu en pleine bataille. C’est tout l’enjeu de la priorité à donner à la qualité de l’exercice du commandement, et en conséquence à la lutte impitoyable à mener contre toutes les dérives.

Cette confiance dans « ses chefs » rejoint celle que le soldat doit mettre dans la qualité et la quantité de ses équipements, le réalisme de son instruction et de l’entraînement collectif, l’assurance que la « logistique » suivra en opérations. Elle lui permet d’envisager avec optimisme sa capacité à vaincre et à survivre. Tout mettre en œuvre pour éviter aux soldats les pertes et les souffrances inutiles ou excessives devient primordial, et doit s’apprendre dès le temps de paix. Or, l’expérience des opérations récentes laisse une trace profonde dans le mental de l’armée de Terre : impact des cérémonies d’hommage national, campagne permanente de solidarité envers les blessés, maintien en service dans leur unité des blessés graves réhabilités, place donnée dans la formation individuelle au « secourisme de combat », tout contribue aujourd’hui à indiquer au soldat qu’il pourrait être « le prochain sur la liste » ! Tout autant que sa contribution à un rapport de forces favorable, le recours massif à la technologie doit donc aussi avoir pour objectif de préserver au mieux le soldat des risques qu’étalent parfois complaisamment les images de la guerre.

Cependant si rassurer est important, motiver l’est tout autant. On peut compter sur la dynamique de groupe pour faire face à la sidération du baptême du feu… Mais sur la durée, face à la profusion de souffrances, d’images et de polémiques qui saturent l’environnement de chacun, doit s’imposer la certitude d’être du bon côté de l’histoire, de combattre pour « le bien », la certitude de savoir que l’on ne meurt jamais « pour rien » même sur une terre lointaine dans un combat qui sera vite oublié. Les jeunes GI’s du Midwest qui débarquèrent le 6 juin 1944 sur les plages d’une Normandie inconnue se savaient dans le camp du bien et de la justice. Le document sur « L’exercice du métier des armes dans l’armée de Terre »[8] vise précisément à donner ce sens à toutes les situations auxquelles pourront être confrontés ses soldats, rappelant ainsi le cadre moral dans lequel s’inscrit l’engagement collectif, bien avant que ne soit inventé dans le monde économique la notion « d’entreprise à mission ». Il souligne surtout à quel point la préservation de la spécificité militaire sera la pierre d’angle de la capacité des armées à faire face aux défis guerriers du futur. Cette spécificité militaire s’exprime par les valeurs de discipline, de courage et de solidarité sans conditions. Ce sont ces valeurs qu’il faut désormais porter haut vis-à-vis de notre société occidentale qui tend à s’en éloigner.

 

Faire en sorte que « l’arrière tienne »…

Les soldats de l’armée de Terre, cadres compris, viennent de la société française contemporaine et lui appartiennent. Ils en portent les forces et les faiblesses. Ce sont ces dernières que les caisses de résonance collectives, médias, réseaux sociaux, intellectuels, influenceurs, se plaisent à mettre en évidence pour décrire et fustiger un certain « effondrement moral » ou, à l’opposé, le célébrer au nom du dépassement des valeurs aliénantes du passé que seraient l’endurcissement, la résistance à l’effort et à la souffrance. Sans parler du soin mis par les sociologues à découper, segmenter, catégoriser les différentes « îles de l’archipel français », pour en déduire que les rapports de forces communautaires potentiellement violents en seraient devenus la caractéristique principale.

Préparer « des combats futurs » engage alors sur un terrain bien éloigné de ce qui semble être devenu l’air du temps collectif. Comment annoncer le risque de la guerre dans une heureuse culture de paix construite depuis 1945 ? Que répondre à ceux qui affirment que la sanctification du soldat-victime vaut désormais plus que la célébration du soldat-héros[9] ? Comment interpréter le reproche fait aux armées d’être un monde décalé de « virilisme », autrefois condition même de leur efficacité ? Comment affronter les aléas du « brouillard de la guerre » avec le handicap d’une culture du principe de précaution ?

Cependant, que nous enseignent les crises que nous avons traversées depuis une dizaine d’années ? Que dans sa grande majorité le peuple français a tenu bon sous le choc des attentats islamistes et a soutenu la lutte antiterroriste qui s’en est suivie, qu’il n’a pas écouté les antivax et les comploteurs de la crise sanitaire, que l’aide à l’Ukraine lui a paru normale, même si cela semble encore bien lointain, un peu comme le ressentait le peuple américain dans les années 1939-1940… Et, les Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris n’ont-ils pas donné l’occasion de célébrer à travers tous les sportifs les valeurs de la discipline individuelle et collective, du courage physique et moral, de la solidarité dans l’épreuve ?

« La guerre » dont le retour est sur toutes les lèvres et dans bien des écrits, ne serait plus simplement une interposition plus ou moins claire « entre les parties » comme nous l’avons connue pendant des décennies. Elle serait la « prise de partie » pour permettre la victoire de l’une sur l’autre, dans un rapport de forces précaire qui laisse augurer un affrontement violent et destructeur, auquel le recours à la technologie donnerait une teinte déshumanisée[10], dans un flux permanent d’images désordonnées, de commentaires contradictoires et de menaces perlées sur la population, car depuis les attentats islamistes de 2015 et la multiplication des cyberattaques russes nous avons appris que « l’arrière » n’existe plus vraiment[11] !

Même engagée dans une guerre légitime, même assurée d’être « du bon côté de l’Histoire », même attentive à ne franchir aucune ligne rouge morale ou éthique, l’armée française doit s’attendre à voir le soutien initial de la population s’éroder sous le coup des images de destructions et des pertes, des interrogations sur les techniques de combat, de la désinformation permanente, qu’elle vienne de l’adversaire ou de ses supporteurs au sein de la Nation, car prendre parti pour « une partie » ne peut qu’échauffer les débats internes.

Alors que faire encore dès « le temps de paix » pour éviter la distanciation possible entre l’armée qui combat et la population qui l’observe ?

Une piste serait de mettre plus à profit la prolongation sans fin visible de son engagement sur le territoire national en appui des forces de sécurité intérieure (Vigipirate, Sentinelle, grands événements…). Ce qui est parfois considéré par les militaires comme une mission fastidieuse, consommatrice de temps, d’énergie et potentiellement risquée en termes de moral, est en réalité une opportunité à exploiter dans de multiples directions.

Ainsi, ne serait-il pas possible de considérer ces opérations qui placent principalement l’armée de Terre au contact permanent de la population[12] comme une opération parallèle de « lien armée-Nation », avec des objectifs multiples[13] : faire découvrir la réalité de la composition sociologique des armées, seules institutions réellement intégrantes de la société, multiplier les contacts avec les corps intermédiaires locaux et la jeunesse, sans viser exclusivement un objectif de recrutement[14], faire valoir le corpus éthique de l’engagement du soldat, donner confiance dans les capacités opérationnelles à travers la présentation des savoir-faire, des matériels. Il ne s’agit pas d’aller vers la militarisation des esprits comme la pratique aujourd’hui la Russie, mais de faire en sorte que « le soldat » soit considéré comme une composante normale et indispensable de la vie en collectivité. Les moyens existent, ne serait-ce que par les réserves opérationnelle et citoyenne, voire les associations, sous réserve qu’elles ne soient pas seulement tournées vers un passé plus ou moins lointain.

Cette finalité complémentaire des opérations sur le territoire national conserverait en outre son intérêt en cas de conflit ouvert et « du retour de la guerre », car il ne fait aucun doute que les menaces sur « les arrières » s’intensifieraient et réclameraient un dispositif militaire significatif. Tout en assurant ses missions de sécurité et de protection, ce déploiement maintiendrait un lien entre « le front de l’avant » et le « front intérieur », ce dernier recouvrant également la lassitude ou le rejet qui pourrait progressivement naître dans la population[15], sous le coup des pertes humaines, de la désinformation et des commentaires de toutes sortes. Faire des soldats de l’intérieur les relais de ceux de l’avant nécessite quelques moyens et des méthodes propres qui ont fait leur preuve aux États-Unis lors de la Seconde guerre mondiale. Pourquoi ne pas y réfléchir, et anticiper dès à présent comment maintenir le soutien d’une société « segmentarisée », prompte aux réactions passionnées et exacerbées, comme l’a montré le spectacle des universités au printemps 2024, en réaction à une actualité qui ne touchait notre pays que de loin. C’est aussi l’enjeu de l’engagement des dirigeants politiques et de leur environnement proche.

 

Il faut pouvoir compter sur « les maîtres politiques »…

Dans les démocraties modernes, les guerres ne sont pas déclenchées par les militaires, mais par leurs « maîtres politiques ». Aujourd’hui, apparaît un paradoxe : les mots de la guerre modèlent les discours d’acteurs politiques qui ne l’ont pas connue comme « matrice de leur formation », contrairement à leurs prédécesseurs marqués par la Seconde guerre mondiale et la décolonisation ; même le conflit en ex-Yougoslavie – remontant seulement à une trentaine d’années – est désormais une « guerre oubliée »[16]. Le rajeunissement que l’on constate de l’écosystème de la décision politique (élus et responsables politiques, conseillers de toutes natures, chercheurs, experts…) accentue encore ce phénomène et place dans ces positions des représentants typiques de la société actuelle[17]. Eux-mêmes bâtis dans une culture de l’émotion, voire de la passion (les actions des étudiants de Sciences Po en 2024 en donnent une indication), ils doivent ensuite agir en permanence en tenant compte d’émotions collectives versatiles. La rationalité de la décision politique s’en trouve facilement mise en question ; la conduite politique de la guerre française en Afghanistan entre 2008 et 2013 fournit un bon exemple. Préparer « les combats futurs » impose donc également de penser la relation entre des chefs militaires qui savent par formation, si ce n’est par expérience, que la « vraie guerre » est un enchaînement incertain dont la maîtrise n’est jamais assurée, et des décideurs politiques contraints par les contingences du court terme.

Une relation se bâtissant avec des personnes, les armées, l’armée de Terre pour ce qui la concerne, ont investi de longue date dans la préparation des meilleurs de leurs officiers à jouer efficacement leur rôle de conseiller, mais également de possible modérateur, de la décision politique. Ce mouvement doit accompagner le changement de génération et de culture des élites politiques, accompagnement d’autant plus facile que ce changement de génération concerne également les officiers. Des passerelles possibles entre les formations doivent être encore plus imaginées et utilisées, les échanges de compétences également, en veillant – pour les militaires – à ce qu’ils ne soient pas pénalisants pour leurs parcours de carrière parfois excessivement « normés »[18].

À ces liens que l’on peut qualifier de « personnels » doit également se superposer une « connivence systémique » entre tous les acteurs de l’écosystème de la défense, dont les potentiels décideurs politiques peu tournés vers les questions de défense[19].

Pour des raisons diverses, il a été mis fin en 2017 aux Universités d’été de la Défense. Pourtant, au-delà des quelques jours de réunion plénière, cette démarche permettait de faire se rencontrer et réfléchir ensemble parlementaires, militaires, chercheurs, universitaires et industriels. Sans doute trop coûteux pour ces derniers et consommateur de temps pour les plus engagés des autres, ce format de niveau national n’en avait pas moins créé une véritable communauté de vue, et permis aux militaires de s’y faire reconnaître dans toutes leurs compétences. Quelques initiatives des armées (portées pour l’armée de Terre par son Pôle rayonnement) ont pris le relais ; la « préparation des combats futurs » justifie leur déploiement en direction de la nouvelle génération de responsables politiques, en les mettant au contact de la génération de jeunes officiers qui auront à porter sur le terrain opérationnel le poids des décisions politiques.

Reste enfin la question du soutien moral et, surtout juridique, que la Nation et ses responsables doivent garantir à leurs soldats et à leurs chefs. La guerre dont nous parlons ici n’a rien d’un phénomène rationnel et parfaitement organisé. On y voit des soldats mourir faute d’avoir pu disposer à temps du renseignement et des soutiens qui leur auraient été nécessaires, on en voit d’autres tomber sous les coups mal ajustés de leurs propres camarades[20] ; malgré toutes les précautions prises on y enregistre des pertes de civils pris dans les combats, des destructions de biens civils et d’infrastructures vitales. Toutes choses inimaginables dans le monde rationnel que nous avons bâti ou pensons avoir bâti dans notre vie quotidienne, où le retard d’un livreur de sushis ou une mauvaise connexion internet tournent vite au drame !

Qu’ils soient glorieux ou malheureux, les « faits d’armes » de cette guerre violente conduite et commentée en direct pourront toujours faire l’objet d’analyses d’autant plus polémiques et passionnées que les notions de « règles d’engagement nationales » et de cadre du droit international et humanitaire sont – et c’est normal – mal connues et comprises par la majorité de la population. Face à l’imagination juridique d’un nombre croissant d’acteurs[21], il est donc capital que la protection juridique du soldat français soit bien assurée, à partir du moment où son action a été conforme au cadre d’engagement décidé au niveau politique[22].

* * *

Ces réflexions sur l’incidence des facteurs humains, individuels comme collectifs, sur la préparation du combat futur de l’armée de Terre peuvent donner l’impression d’un « inventaire à la Prévert ». Elles visent à donner une image large – et sans doute incomplète – de ce que pourrait être la complexité du « front intérieur » dans un contexte de guerre « violente, technologique et transparente » qui impliquerait l’ensemble de la Nation, à une échelle que n’ont pas connue les trois dernières générations de citoyens, soldats et responsables politiques français. Imaginons donc dès maintenant les bons « sergents serre-file » des combats futurs !


NOTES :

 

  1. Lettre du CEMAT n°3, juin 2024.
  2. Charles Ardant du Picq, « Études sur le combat » (Éditions Champ libre, 1978)
  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Grosse_Bertha
  4. Fussent-ils « augmentés », ce qui ouvre un autre débat éthique…
  5. « Sous le feu », Michel Goya, Tallandier 2019.
  6. « Études sur le combat », p. 53 : « Et voici apparaître la confiance. Non point cette confiance enthousiaste et irréfléchie des armées tumultuaires ou improvisées qui va jusqu’au danger et s’évanouit si rapidement pour faire place au sentiment contraire, lequel voit partout la trahison ; mais cette confiance intime, ferme, consciente, qui ne s’oublie pas au moment de l’action et seule fait de vrais combattants ».
  7. Livre Bleu sur l’exercice du commandement dans l’armée de Terre, « Commandement et Fraternité », État-major de l’armée de Terre, Paris 2016.
  8. Livre Vert, « L’alliance du sens et de la force », État-major de l’armée de Terre, Paris 2019 (également disponible sur le site du ministère des Armées).
  9. Deux livres parus en 2024 abordent le sujet de la culture de la victimisation. Si l’essai de Pascal Bruckner, « Je souffre donc je suis : portrait de la victime en héros », (Grasset) en donne des illustrations très ancrées dans l’actualité sociale et géopolitique, celui de François Azouvi, « Du héros à la victime : la métamorphose contemporaine du sacré » (Gallimard), permet de mesurer à quel point les valeurs individuelles et collectives portées par la spécificité militaire peuvent paraître anachroniques.
  10. L’émoi provoqué par l’utilisation par l’armée israélienne d’une « intelligence artificielle » pour préparer ses frappes sur Gaza est symptomatique, alors que ce n’est qu’une nouvelle évolution technologique de ce que l’on appelait autrefois la « recherche opérationnelle » appliquée à l’optimisation des frappes de toutes natures, dès la Seconde Guerre mondiale.
  11. Sans aborder ici le sujet de la fragilité numérique des infrastructures vitales dont dépendent la vie quotidienne, la santé et la sécurité collective de toute la population.
  12. Population des grands centres urbains certes, mais celle-ci représente une grande part des 81,51% de la population recensée en 2022 comme étant « urbaine » (fr.statista.com)
  13. Sur le modèle de ce qui se fait habituellement lors des grands exercices « en terrain libre ».
  14. Les armées, notamment l’armée de Terre, forment tous leurs cadres de contact à la conduite de séances d’éducation physique et sportive selon des méthodes progressives et adaptées aux jeunes. Cette compétence ne pourrait-elle être plus mise à contribution pour renforcer les liens avec le monde éducatif ?
  15. En Ukraine, où l’on voit désormais plus de 50 % de la population pencher pour une issue négociée, c’est dans les régions de l’Ouest, éloignées du front actif, que ce phénomène est le plus marqué.
  16. C’est ainsi que Jean-Christophe Rufin le définissait dès 2015 dans la postface de son livre « Check point » (Gallimard).
  17. Quelle que soit leur orientation politique.
  18. Notamment, l’affectation de généraux et de colonels dans des emplois interministériels de haut niveau qui a fait l’objet d’une directive présidentielle suite au rapport du Haut comité d’évaluation de la condition militaire (HCECM) sur « Les officiers », en 2023.
  19. À ce titre, la composition de la commission de la défense et des forces armées de l’Assemblée nationale est éclairante. Elle accueille systématiquement un nombre important de députés qui viennent y chercher le calme d’une commission peu soumise au travail législatif, afin de pouvoir se consacrer à leurs activités politiques plus larges. La 17e législature débutée en juillet 2024 ne déroge pas à cette pratique…
  20. Les tirs fratricides sont la cause de 20 % des tués dans les rangs israéliens à Gaza.
  21. Cf. les demandes de poursuites à l’encontre des binationaux franco-israéliens combattant à Gaza, souvent comme simples soldats.
  22. Ceci n’exonère pas les chefs dépassés par les événements ou simplement « malchanceux » d’être relevés de leur commandement, comme cela se pratique – avec une grande dureté – dans certaines armées occidentales.

CERCLE MARÉCHAL FOCH
CERCLE MARÉCHAL FOCH
Le Cercle Maréchal Foch est une association d’officiers généraux en 2e section de l'armée de Terre, fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. Le CMF est partenaire du site THEATRUM BELLI depuis 2017. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).
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3 Commentaires

  1. Au-delà de l’inquiétude légitime sur les habitudes populaires et répandues de consommation, d’usage des principes de précaution, et du travail des propagandes, la nécessité de tout simplement accepter les absurdités et les drames inévitables des “brouillards” inhérents à toute guerre est sans doute le point essentiel de la préoccupation exprimée légitimement ici.

    Néanmoins, on se permettra de proposer que la condition essentielle de toute motivation guerrière est la volonté exprimée par les chefs (politiques et militaires) qui doivent se montrer souverains, et décidés à vaincre.

    Hélas toute l’actualité récente mentionnée en passant ici démontre le contraire:
    1) Interventions en Afrique sans fin ni objectif, au service de fausses démocraties incapables et corrompues et surtout ingrates et menaçantes.
    2) Soumission absurde aux narratifs anticolonialistes de pouvoirs corrompus et agressifs (les “reconnaissances” mémorielles bidons sans contreparties faites à l’Algérie)
    3) Incapacité de mobiliser les professionnels de santé dans une lutte technocratique ruineuse (confinement et vaccination inutiles) contre une pandémie douteuse en imitant servilement des décisions prises ailleurs.
    4) Pour finir, la volonté affichée et pire idéaliste (cela sans et cela bien au contraire, le soutien du peuple qui manifesta ses doutes sur la question) de soumettre la Nation à un pouvoir extérieur collectif (l’Europe), manifestement incapable voire corrompu.
    5) Cela au risque de la défaite géopolitique inévitable de l'”allié” et instigateur (les USA) d’une guerre en Ukraine inutile et évitable qui démontrera la faiblesse et l’incompétence d’une “union” paniquée par ce qui ne la menace en rien (la Russie).
    6) Et qui surtout a pris l’habitude de payer une paix précaire et menaçante, voire déjà remise en cause, à son véritable ennemi, la Turquie, exemple même d’ingérence (les frères musulmans à la manoeuvre au sein même de nos universités), et de menace hybride: de subversion par ses diasporas, de submersion migratoire organisée, d’action militaire directe à notre encontre et celui de nos alliés, grecs ou kurdes.

    L’isolement et l’impuissance manifeste de la Nation française face à de faux défis relevés à tort et à de véritables laissés lâchement dans l’ombre est une source d’inquiétude profonde. Pourvu que les hasards de l’histoire ne frappent pas alors que nous sommes dirigés par ces gens-là.

  2. L’arrière tiendra dans la mesure où ne seront pas instillés les éléments de diversion et de division comme l’appartenance à une communauté religieuse plutôt qu’à une autre…. et que seront rappelés et défendus les éléments de cohésion citoyenne républicaine et laïque. La UNE de ce jour ne manque pas de laisser perplexe.
    DLF

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