samedi 20 juillet 2024

Quid d’une économie de guerre en temps de paix ?

Un des attendus de cette loi de programmation militaire est de pouvoir s’appuyer sur un outil industriel capable de s’adapter pour éventuellement basculer dans une économie de guerre. Mais, pour le général (2S) Bertrand Boyard cette volonté affichée va se heurter à plusieurs difficultés et limites. Comment l’État, sous très forte contrainte budgétaire et notre tissu industriel terrestre, dépendant d’approvisionnements en flux, fragile, disposant d’une capacité d’autofinancement limitée, ayant du mal à recruter, peuvent-ils relever ensemble ce défi ?

 ***

La LPM ayant été votée un an après l’introduction de l’expression « économie de guerre » dans le débat public, il est intéressant de s’arrêter sur l’articulation entre la formule et la loi qui doit, entre autres, permettre de lui donner corps. Cette question se pose d’autant plus que l’expression n’est reprise que deux fois dans la LPM en son rapport annexé, d’une part pour indiquer les possibilités de s’affranchir du droit des marchés publics européens en cas de guerre, et d’autre part pour signifier que les délais de production des munitions seront réduits significativement, dès maintenant, afin de recompléter les stocks. L’emploi du même concept aux deux extrémités du spectre peut laisser présager de son élasticité. Quant à la plaquette de présentation de la LPM d’avril 2023, elle décrit en un paragraphe l’économie de guerre comme étant une étape préparatoire, avec en particulier des mesures renforçant les prérogatives de l’État sur l’industrie[1].

Qui dit « économie de guerre » sous-entend « produire plus vite, davantage et moins cher ». Nous avons tous en tête les photos des usines Citroën ou Renault reconverties pour la production massive de munitions ou de véhicules à partir de 1916. Or il est assez évident que, contrairement au « Warfare State » de 1916, nous sommes toujours en « Welfare State[2] », et que ce n’est donc pas cette économie de guerre-là que notre LPM envisage. Indépendamment de premières livraisons accélérées, très médiatisées, mais qui sont liées à la guerre en Ukraine, l’ambition est de réorganiser un certain nombre de paramètres, afin que le jour où il y en aurait besoin, l’industrie puisse monter ses cadences sans délais. On comprend donc qu’il s’agit schématiquement de monter ou conserver l’outil industriel à un certain niveau, plancher à partir duquel une éventuelle accélération pourrait avoir lieu et, en parallèle, de disposer de quantités seuils de fournitures à injecter sur très court préavis au démarrage d’une telle accélération, ainsi que d’un vivier de main d’œuvre pour augmenter les cadences.

Au-delà des déclarations d’intention se présentent donc trois grandes difficultés dans le cycle de production, si on veut se placer dans une telle optique, et être capable d’accélérer à n’importe quel moment :

  • Premièrement, la nécessité de commandes suffisantes pour initier le processus ;
  • Ensuite le maintien d’un niveau de production plancher permettant de conserver l’outil en mesure de réagir ;
  • Enfin, la question de l’approvisionnement immédiat des pièces et composants nécessaires.

Même si elle n’a manifestement pas été conçue en suivant cette logique, la LPM répond en partie à ces difficultés, tout en restant insuffisante, voire non pertinente dans certains cas.

Tout d’abord, monter l’outil industriel nécessite des commandes d’un certain niveau, afin d’organiser la production (outillages, lignes, processus, vie série) et d’initier les flux (approvisionnements en pièces et composants, main d’œuvre). Dans ce domaine, force est de constater que la LPM devrait permettre en partie d’amorcer la manœuvre, cf. son rapport annexé : Caesar Nouvelle Génération (NG), VBAE[3], EGC[4], Camions logistiques terrestres, SYFRALL[5], lanceurs frappes longue portée, quantifiés à horizon 2030 puis 2035 ; missiles Mistral, Missiles moyenne portée (MMP), munitions de 155 mm[6]. Dans le domaine des munitions, notamment d’artillerie, cette constatation est étayée par la mention du recours à de nouveaux schémas contractuels, en particulier des contrats pluriannuels, qui chercheront aussi une articulation avec les ventes à l’exportation.

En revanche, il faut noter que la confirmation des volumes (Scorpion par exemple) ne constitue pas une aide en la matière, car l’outil industriel était déjà calibré pour ces volumes et ces cadences. Au contraire, les décalages de 20 % (Griffon et Jaguar) à 30 % (Serval) au-delà de 2030 vont se traduire par un moindre besoin de main d’œuvre à partir de 2025. La LPM demande donc ici factuellement une moindre capacité de production des lignes, à l’opposé du but recherché pour l’économie de guerre.

On voit donc que pour ceux des équipements qui font l’objet d’un effort particulier, effort qui n’avait pas été prévu contractuellement jusqu’alors, la LPM devrait faciliter la mise en place des éléments nécessaires à une économie de guerre.

Une fois la production lancée, la difficulté suivante est de rester en économie de guerre. Il faut idéalement définir un niveau plancher de production qui soit pertinent et corresponde à un modèle économique solide, puisqu’une entreprise ne peut pas se permettre d’entretenir dans la durée des surcapacités. Par ailleurs, compte tenu des évolutions de normes, de la complexité des approvisionnements et de la volatilité des fournisseurs, il est très compliqué de refabriquer à l’identique des équipements déjà en service une fois la ligne fermée. Une des façons de se mettre en position de monter rapidement la production dans le cadre d’une économie de guerre peut donc être d’étaler au maximum les livraisons des programmes en cours, afin de conserver les lignes actives le plus longtemps possible. Même si ce ne sont manifestement pas ce genre de considérations qui y ont conduit, ce sera paradoxalement l’effet positif de l’étalement de Scorpion dans cette LPM : contrairement au VBCI aujourd’hui, les lignes industrielles seront toujours en mesure de produire très rapidement davantage de Griffon, Jaguar et Serval jusqu’à horizon 2035, si le besoin s’en faisait sentir et si les composants sont disponibles, comme on le verra plus loin.

Mais le problème réapparaît, une fois terminé le programme national, qu’il ait été étalé ou non. Se pose alors indubitablement la question de l’export, pour laquelle cette LPM ne prévoit rien en dehors des procédures et responsabilités de contrôle. Il est vrai également qu’avec une focale en matière d’influence souvent réduite aux seules opérations, et une certaine forme de naïveté vis-à-vis des alliés, le soutien de l’État aux exportations du secteur terrestre a du mal à s’articuler de manière cohérente et efficace. On peut aussi réfléchir à tout autre dispositif qui permettrait de maintenir les lignes tièdes, comme le FMS (Foreign Military Sales) américain par exemple, dont l’un des volets est l’achat constant de petites quantités d’équipements, par le département de la défense, pour stockage avant cession. Si on veut bénéficier durablement de la volonté de cette LPM de passer en économie de guerre, il faudra qu’au plus tard la LPM suivante s’intéresse à cette question. C’est un vœu certes pieux, qui demande des ressources financières, mais qui n’est pas dénué de sens dans le monde dans lequel nous vivons, tant il est probable que la France continuera encore longtemps à équiper des armées partenaires de la « ligne de front ».

La question d’un niveau plancher de l’appareil de production reste donc posée dans le segment terrestre[7]. Dans ces conditions, on comprend bien que, par exemple, la seule programmation de 109 Caesar NG sur 2024-2030 ne suffira pas à ancrer la capacité de production de systèmes d’artillerie dans une logique d’économie de guerre, surtout si on maintient le rythme des Caesar Mk1, à savoir 6 par mois, soit 66 en un an (11 mois), et donc une production nationale terminée en un peu plus d’un an et demi.

Enfin, une dernière grande difficulté a trait aux approvisionnements : ils se font en flux tendu, certains sont longs, pouvant aller jusqu’à 18 mois dans les systèmes et munitions terrestres. Dans ces conditions, on comprend bien qu’il ne serait pas possible de monter rapidement en cadence sans avoir constitué des stocks. Il faut noter que tous les industriels ont des stocks de précaution, mais pour la production de quelques équipements seulement, et insuffisants en l’état pour passer rapidement à l’échelle de l’économie de guerre. L’exemple de la montée en cadence de la production des Caesar est très éclairant : compte tenu des volumes réduits à portion congrue du parc d’artillerie dans les forces à la suite des cessions à l’Ukraine, des nombreux prospects en cours, de l’impressionnant succès opérationnel du Caesar en Ukraine[8] et de la situation internationale, les industriels ont pris leurs risques et lancé les approvisionnements longs avant même la commande de l’État. Mais quand les chances de réalisation d’un contrat ne sont pas fortes, l’industrie a du mal à faire des stocks, car ils entrent à l’actif des entreprises, mais se déprécient dans le temps, et entament la trésorerie. Pour cette raison, des stocks trop importants provoquent l’ire des actionnaires.

La LPM s’est intéressé à cette question des stocks, dans son article 49 qui modifie le code de la défense[9] : il sera désormais permis à « l’autorité administrative d’ordonner par arrêté, après consultation de l’entreprise concernée, la constitution d’un stock minimal » (i.e. < 24 mois) de « matières, de composants, de rechanges ou de produits semi-finis stratégiques dont elle est tenue d’assurer le réapprovisionnement continu au fur et à mesure de leur utilisation pour les besoins de ses activités ». Il précise que « Les entreprises concernées ne peuvent être indemnisées des préjudices relatifs aux coûts de la constitution et de l’entretien des stocks prescrits ».

Cette LPM va donc très probablement voir le complètement et la constitution de stocks, mais au-delà de la capacité juridique donnée à l’État vis-à-vis des entreprises, il faudra trouver les modalités et le point d’équilibre qui permettent à l’industrie de s’acquitter de cette mission. Le traitement sera sûrement différencié entre les composants qui sont souvent appelés, et ceux qui ne tournent pas, ainsi que les munitions. Les réflexions sont en cours sur le partage du portage de ces stocks, dont on peut dissocier d’ailleurs possession, détention et gestion

En conclusion, la mise en œuvre de cette LPM devrait permettre de bien mesurer l’effectivité (et les limites) du passage de notre industrie de défense terrestre en économie de guerre dès le temps de paix.


NOTES : 

  1. « Préparer notre outil militaire aux conflits futurs et à tenir dans la durée », trouver « un équilibre entre rusticité et hyper-technologie, tout en conciliant supériorité opérationnelle, délais de production rapide et coût de possession pour l’État ». Suit l’annonce de nouvelles possibilités de réquisitions, priorisations et imposition de stocks stratégiques.
  2. État-providence, redistribution du bien-être vers la population, par opposition au système qui prévaut quand l’État prélève toutes les ressources nécessaires pour faire la guerre (Warfare)
  3. Véhicule blindé d’aide à l’engagement
  4. Engin d’appui du Génie au Combat de contact
  5. Système de franchissement lourd-léger
  6. NB : les quantités des munitions ne sont pas indiquées, le § 2.3. sur les Efforts prioritaires, dans sa partie Munitions (16 G€ sur la période) stipule simplement « La consolidation des stocks de munitions […] notamment pour […] la trame antichar (ACCP, MMP). […] (notamment sur les munitions de 155 mm, de 40 mm ainsi que sur les missiles Mistral, Aster et MMP) et se traduiront concrètement par le recomplètement des stocks, la modernisation des missiles, […]. »
  7. Le seul programme pour lequel un niveau plancher avait été pris en compte d’emblée dans les LPM précédentes est le Rafale (étalement sur trois décennies, avec un pari export impliquant une dépriorisation de notre propre armée de l’air), ce qui n’a cependant pas permis de doubler la ligne de production malgré un afflux de commandes export, tant l’amortissement des outillages industriels nécessite une très longue durée.
  8. À noter que le Caesar est le matériel le moins détruit malgré son fort niveau d’engagement, proportionnellement trois fois moins que les K9 coréens achetés par la Pologne et revendus à l’Ukraine.
  9. L’autre volet important est la faculté d’imposer aux entreprises, par décret et après consultation, une priorisation du besoin national sur les contrats d’exportations en vigueur, moyennant toutefois indemnisation. À noter que le gouvernement devra rendre compte de ces deux mesures chaque année aux commissions permanentes de l’Assemblée nationale et du Sénat.
CERCLE MARÉCHAL FOCH
CERCLE MARÉCHAL FOCH
Le G2S change de nom pour prendre celui de Cercle Maréchal Foch, tout en demeurant une association d’anciens officiers généraux fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. En effet, plutôt qu’un acronyme pas toujours compréhensible par un large public, nous souhaitons inscrire nos réflexions sous le parrainage de ce glorieux chef militaire, artisan de la victoire de 1918 et penseur militaire à l’origine des armées modernes. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).
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1 COMMENTAIRE

  1. Bonjour,

    D’abord, je dirais que c’est une excellente réflexion à mener dans le contexte actuel. J’aurais quelques points de vue sur le sujet (sans avoir spécialement de compétence en matière industriel, mais, étant français, ça ne m’empêchera pas de donner mon opinion^^).

    1) Sur l’idée qu’une entreprise ne peut se permettre d’entretenir de manière durable une surcapacité : oui. Les entreprises sont par nature soumises au besoin de faire plaisir aux investisseurs, ce qui implique des objectifs trimestriels, annuels dans le meilleur des cas. Or, un Etat doit penser sa politique étrangère sur 10 ans, voire même 50 ou 100 dans le meilleur des cas. De là à dire que certains secteurs industriels hautement stratégiques ne devraient pas être dirigés par le privé, il n’y a qu’un pas. La capacité octroyée à l’Etat d’ordonner la constitution de stocks est donc un pas dans la bonne direction.

    2) Le fond du problème est la disproportion entre les besoins en temps de paix, et les besoins en temps de guerre de haute intensité. La variation n’est pas du simple au double… Elle est du simple au décuple, voire même au centuple si on parle des conflits mondiaux du siècle passé. Du coup, la création d’un système industriel qui ne soit pas absurdement surdimensionné en temps de paix et/ou dramatiquement insuffisant en temps de guerre semble acrobatique et forcément relever d’un compromis qui n’est que modérément satisfaisant.

    3) Même si le problème ne se pose sans doute pas immédiatement, la préoccupation de « maintenir les lignes tièdes » peut être problématique dans le long terme et la réflexion mérite d’être posée. Le besoin de produire des armes pour maintenir les lignes de production crée des pressions dont on peut sans peine imaginer qu’elles puissent,à terme, avoir un impact sur la doctrine voire la politique étrangère.

    2) Il me semble que l’article omet une composante importante, qui est la composante énergétique. L’industrie et notamment le fait de faire fondre du métal consomment énormément d’énergie. Ce qui est un gros débat qui nous ramène aux vulnérabilités stratégiques de la France lorsqu’il s’agit d’énergies fossiles. Est-ce un oubli, un choix délibéré de cibler le sujet sur autre chose, ou le fruit d’une analyse en amont selon laquelle ce problème ne ferait pas partie des facteurs limitants dans une économie de guerre ?

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