Napoléon donna l’ordre aux cuirassiers de Milhaud d’enlever le plateau de Mont-Saint-Jean.
Ils étaient trois mille cinq cents. Ils faisaient un front d’un quart de lieue. C’étaient des hommes géants sur des chevaux colosses. Ils étaient vingt-six escadrons. Ils portaient le casque sans crins et la cuirasse de fer battu, avec des pistolets d’arçon dans les fontes et le long sabre épée. Le matin, les clairons sonnent, toutes les musiques chantant : « Veillons au salut de l’Empire », ils étaient venus, colonne épaisse, une de leurs batteries à leur flanc, l’autre à leur centre, se déployer sur deux rangs entre la chaussée de Genappe et de Frischemont, et prendre leur place de bataille dans cette puissante deuxième ligne si savamment composée par Napoléon, laquelle ayant à son extrémité de gauche les cuirassiers de Kellermann et à son extrémité droite les cuirassiers de Milhaud, avait pour ainsi dire, deux ailes de fer.
L’aide de camp Bernard leur porta l’ordre de l’empereur. Ney tira son épée et prit la tête. Les escadrons énormes s’ébranlèrent.
Alors on vit un spectacle formidable.
Toute cette cavalerie, sabres levés, étendards et trompettes au vent, formée en colonne par division, descendit d’un même mouvement et comme un seul homme, avec la précision d’un bélier de bronze qui ouvre une brèche, la colline de la Belle-Alliance, s’enfonça dans le fond redoutable où tant d’hommes déjà étaient tombés, y disparut dans la fumée, puis sortant de cette ombre, reparut de l’autre côté du vallon, toujours compacte et serrée, montant au grand trot, à travers un nuage de mitraille crevant sur elle, l’épouvantable pente de boue du plateau de Mont-Saint-Jean. Ils montaient, graves, menaçant, imperturbables ; dans les intervalles de la mousqueterie et de l’artillerie, on entendait ce piétinement colossal. Étant deux divisions, ils étaient deux colonnes ; la division Wathier avait la droite, la division Delort avait la gauche. On croyait voir de loin s’allonger vers la crête du plateau deux immenses couleuvres d’acier. Cela traversa la bataille comme un prodige…
Derrière la crête du plateau, à l’ombre de la batterie masquée, l’infanterie anglaise, formée en treize carrés, deux bataillons par carré, et sur deux lignes, sept sur la première, six sur la seconde, la crosse à l’épaule, couchant en joue ce qui allait venir, calme, muette, immobile, attendait. Elle ne voyait pas les cuirassiers et les cuirassiers ne la voyaient pas. Elle écoutait monter cette marée d’hommes. Elle entendait le grossissement du bruit des trois mille chevaux, le frappement alternatif et symétrique des sabots au grand trot, le froissement des cuirasses, le cliquetis des sabres, et une sorte de grand souffle farouche. Il y eut un silence redoutable, puis subitement une longue file de bras levés brandissant des sabres apparut au-dessus de la crête, et les casques, et les trompettes, et les étendards, et trois mille têtes à moustaches grises criant : Vive l’Empereur ! toute cette cavalerie déboucha sur le plateau, et ce fut comme l’entrée d’un tremblement de terre…
Toutes les faces des carrés anglais furent attaquées à la fois. Un tournoiement frénétique les enveloppa. Cette froide infanterie demeura impassible. Le premier rang, genou en terre, recevait les cuirassiers sur les baïonnettes ; le second rang les fusillait ; derrière le second rang, les canonniers chargeaient leurs pièces, le front du carré s’ouvrait, laissait passer une éruption de mitraille et se refermait. Les cuirassiers répondaient par l’écrasement. Leurs grands chevaux se cabraient, enjambaient les rangs, sautaient par-dessus les baïonnettes et tombaient gigantesques au milieu de ces quatre murs vivants. Les boulets faisaient des brèches dans les carrés… La figure de ce combat était monstrueuses. Ces carrés n’étaient plus des bataillons, c’étaient des cratères ; ces cuirassiers n’étaient plus une cavalerie, c’étaient une tempête.
Victor HUGO / Les Misérables