dimanche 21 juillet 2024

Témoignages de soldats et transmission de l’engagement

Deux ouvrages ont attiré mon attention. L’un et l’autre, à des époques différentes, témoignent de campagnes militaires, vécues loin de France à travers les lettres personnelles d’officiers français et adressées de l’autre bout du monde à leurs proches.

Pourquoi évoquer ces témoignages ? En premier lieu je me suis rendu compte que j’ignorais, tout autant qu’une grande partie de mes concitoyens, l’histoire anonyme de ceux qui ont grandement servi la France. Ces lettres expriment leur vie quotidienne, leurs doutes, leurs difficultés, leur manière de faire la guerre aussi.

En second lieu, ces deux carrières d’officier font référence aussi bien à l’engagement d’une famille à la longue tradition du service de la France par les armes qu’à l’engagement individuel de circonstance comme cela arrive souvent dans notre armée. Les deux officiers sont aussi profondément catholiques ce qui contribue sans aucun doute à leur force morale.

En troisième lieu, malgré les différences d’époque, je retrouve les mêmes interrogations ou difficultés rencontrées à un moment ou à autre de ma carrière militaire.

Enfin, outre un devoir de mémoire qui me semblent encore plus nécessaire aujourd’hui qu’hier, ces témoignages contribuent à transmettre le sens de l’engagement du soldat qui ne faiblit pas à travers les siècles et que beaucoup ont tendance à regarder de haut, sinon à parfois mépriser.

La campagne de Chine et de Cochinchine (1859-1861)

Le premier ouvrage de 320 pages, paru fin 2013 aux Editions du Poutan (www.poutan.fr), fait la narration de la seconde campagne de l’opium en Chine, de la prise de Pékin au sac du Palais d’été en octobre 1860 en passant par la bataille de Palikao (Cf. Wikipédia, la seconde guerre de l’opium) pour se poursuivre en Cochinchine en 1861.

Intitulé « Lettres de Chine 1859-1861 : campagne de Chine et de Cochinchine », l’ouvrage est constitué d’un ensemble de lettres du sous-lieutenant Ludovic de Garnier des Garets rassemblées par sa famille et accompagnées de photos de l’époque (12 photos de Felice Beato) ainsi que par de nombreuses autres illustrations.

Cet ouvrage rappelle la dure condition des campagnes d’hier mais aussi les questions que se pose tout jeune officier quel que soit l’époque (issue de la bataille, gloire, souffrances mais aussi reconnaissance attendue, avancement…), dans une aventure militaire qui commencera le 17 décembre 1859 au départ de Brest et s’achèvera en juillet 1861 à Toulon.

En effet, le 7 novembre 1859, le ministre de la guerre demande des volontaires pour intervenir en Chine au sein d’une alliance franco-anglaise. Devant le nombre, la sélection est sévère. 8 000 hommes sont retenus dont 5 600 combattants mais aucun cavalier, la cavalerie étant fournie par les Anglais. Une vingtaine de navires de guerre accompagne 140 navires de transport affrétés.

Volontaire, Ludovic fait partie du corps expéditionnaire. Né en 1838, il est saint-cyrien (promotion 1855-1857, 40ème promotion, « Du prince impérial »). Il a 22 ans et est sous-lieutenant de chasseurs à pied. Sans détailler sa carrière, il sera nommé général de brigade en 1887 et créera les troupes alpines (les campagnes en Asie mènent à tout !). Quittant l’Armée comme général de division en 1903, il sera président de 1904 à 1927 de la Saint-cyrienne, association d’entraide des saint-cyriens.

A travers ses lettres, je soulignerai quelques points particuliers qui peuvent encore faire réfléchir.

  • Le corps expéditionnaire franco-britannique est en rivalité et les relations peu chaleureuses, « chaque Anglais a au cœur l’honneur de l’Angleterre, voit l’intérêt de son pays avant le sien » (P258). Le commandement interarmées qu’il soit britannique ou français, pose de grandes difficultés entre forces terrestres et forces navales.
  • L’attente du soldat avant l’action (137 jours de traversée par exemple entre Brest et Hong-Kong), les difficultés de la vie en campagne et l’incompréhension de la situation militaire générale sont fortement présentes. La patience, la force morale et la rusticité restent des qualités militaires.
  • Les officiers au moins s’équipaient personnellement, étant peu satisfaits des équipements qui leur étaient donnés par l’intendance.
  • Les lettres mettaient deux à quatre mois pour arriver mais elles arrivaient. Le vaguemestre est facteur du moral. Ce qui est surprenant est cette facilité à transmettre le courrier à tout navire qui passait et qui transmettait. C’est aussi son importance pour le soldat loin de chez lui comme aujourd’hui d’ailleurs… avec internet presque chaque jour. C’est tout à la fois le souci de faire partager à sa famille cette aventure mais aussi en retour de connaître l’évolution de la politique française et bien sûr de Napoléon III en Europe. Les relations avec la papauté sont tendues. Ludovic attend aussi la revue d’information militaire « le Moniteur de l’Armée » pour savoir ce qui se passe dans l’Armée.
  • Les camps installés, l’Armée en campagne emploie de nombreux employés locaux et contribue comme aujourd’hui à faire fonctionner l’économie locale.
  • Le soutien prend une place importante. Le corps expéditionnaire entrant en campagne comprendra seulement « 7 000 baïonnettes » sur une force de 18 000 hommes, marine comprise.
  • Comme sous les campagnes précédentes, on mange peu et quand on a le temps : un morceau de pain et un verre d’eau pour le petit déjeuner, le biscuit dans le vin pour le déjeuner et le diner.
  • Les soldats méritants sont décorés dans la foulée pour que leur exemplarité au combat immédiatement fasse école et leur valeur reconnue.

L’expédition en Cochinchine début février 1861 qui a suivi la seconde guerre de l’opium vise à désengager les forces franco-espagnoles encerclées à Saigon. Déjà le savoir-militaire vietnamien est souligné par Ludovic : « Les cochinchinois sont de véritables fourmis pour travailler la terre ». Saigon est encerclée. La population refuse de coopérer. Les actions de guérillas, les pièges fréquents (Cf. Mon billet du 24 novembre 2013 et sa partie consacrée à l’art de la guerre vietnamien), mettent à rude épreuve les soldats déjà déployés. Cela sera cependant le début de la conquête de la Cochinchine (Cf. Wikipédia).

Un clin d’œil pour finir sur cet ouvrage. En janvier 2014, la France et la Chine ont commémoré 50 ans d’amitiés. La lecture des lettres de Ludovic montre un autre aspect de ces relations. La Chine décrite est aussi bien différente de celle d’aujourd’hui y compris dans ses traditions. Ludovic exprime, déjà, une très grande admiration pour les Chinois : « quel dommage que ce peuple ne soit pas sous une puissante direction, quel parti on pourrait en tirer ! ». Son admiration s’exprime plus fortement pour la Cochinchine et les Vietnamiens : « les amanites sont infiniment supérieurs aux Chinois comme bravoure et comme art (de la guerre) » … en appelant la jeunesse de France à s’expatrier en Cochinchine « pour cesser de se morfondre en France ».

« Elevé à la Dignité – Mémoires 1923-1954 »

Les « Lettres de Chine 1859-1861 sur les campagnes de Chine et de Cochinchine » de Ludovic de Garnier des Garets ont un prolongement naturel avec les mémoires du général Lucien Le Boudec, « Elevé à la Dignité – Mémoires 1923-1954 » paru aux Editions Lavauzelle (543 pages) en février 2013.

Richement accompagné de photos et de documents reproduits y compris administratifs dont je n’aurai pas soupçonné l’existence, il recevra le 18 mars 2014 le prix Jacques-Chabannes décerné par l’Association des Ecrivains Combattants. Il sera remis à sa famille. En effet, le général Le Boudec est décédé à 90 ans le 19 août 2013. Ses obsèques ont eu lieu aux Invalides le 26 août. On en a peu parlé, les vacances sans doute.

A la lecture de cet ouvrage, je me suis rendu compte à ma grande confusion que je ne connaissais pas ce grand soldat. Certes il était d’une autre génération. Certes je ne fais pas partie de la communauté des parachutistes coloniaux qui entretient une mémoire spécifique. Cependant, la lecture de cet ouvrage me donne l’impression que l’institution militaire mais aussi la société civile sont parfois bien amnésiques des faits d’armes des soldats ayant servi la France. L’histoire militaire doit nous apprendre les faits d’armes de nos Anciens et cela est peu le cas aujourd’hui.

Il est vrai qu’ayant accompli « beaucoup », ces soldats comme « ceux de 14 » ou ceux d’autres conflits parlent peu et je crois que cela est valable pour toutes les guerres. Comme le général l’écrit à son retour de sa première campagne en 1951, alors que l’on s’attend à une forme d’estime après avoir vu ses camarades tués, l’indifférence subie au retour conduit à l’isolement et « le retour à l’uniforme est parfois un soulagement » (P268). Hier comme aujourd’hui, une histoire personnelle se crée en temps de guerre. Elle ne peut être partagée que par ceux qui l’ont vécue et non avec une société civile bien éloignée des réalités de la guerre. C’est ce qui rend la société militaire si spécifique. Essayons cependant de parler pour eux.

Ses mémoires s’appuient comme Ludovic sur les lettres qu’il adressait régulièrement d’Indochine à sa mère. Il débarque comme Ludovic à Saïgon mais le 28 juillet 1949, seulement après 30 jours de traversée depuis Marseille. Cependant sa carrière militaire ne se limite pas à cette période. Inapte au service militaire durant la seconde guerre mondiale, il rejoint le maquis et la Résistance au 8ème bataillon FFI du Morbihan. Il est engagé volontaire en août 1944, intègre l’École Militaire Interarmes de Saint-Cyr Coëtquidan en 1946.

Il effectue un premier séjour en Indochine de 1949 à 1951, comme chef de commando. Il y est blessé par balle et cité à trois reprises. De retour en Indochine en 1952 au sein du bataillon Bigeard (6ème bataillon de parachutistes coloniaux formé à 60% de soldats vietnamiens), il s’illustre au Tonkin et au Laos avant d’être parachuté sur Diên Biên Phù où il est blessé quatre fois. Il sera cité cinq fois durant ce second séjour. Il commandera plus tard le 2ème Rpima de la Réunion. Il achèvera sa carrière comme adjoint du général commandant la 2ème division blindée (division Leclerc) à Versailles et sera nommé général de brigade le 19 janvier 1980. Ses nombreuses décorations ci-dessous (légende dans l’ouvrage) témoignent de son passé militaire.

Ouvrage consacré à ses souvenirs d’Indochine, il me paraît utile de souligner plus particulièrement cette période d’emprisonnement par le Vietminh après la chute de Diên Biên Phù le 7 mai 1954. Les conditions épouvantables imposées par un ennemi cruel ont créé une solidarité sans faille entre les officiers prisonniers dans la marche vers les camps mouroirs. Je reprendrai cette phrase du général Le Boudec qui exprime sobrement ce que nos soldats ont subi : « (…) quant à moi, j’avais un éclat dans le mollet, un bout de fer dans le poumon et un avant-bras qui n’était qu’un bout de viande à vif qui commençait déjà à faisander » (P450).

Sur 10 863 prisonniers de l’Union française faits à Diên Biên Phù, un tiers sont blessés mais 858 seulement sont évacués par la Croix-Rouge. Quatre mois plus tard, seulement 3 290 sont relâchés. Les autres « sont morts dans les camps, de malnutrition ou de tortures physiques ou morales ». Nous verrons comment sera commémoré cette année le soixantième anniversaire de cette bataille et des accords de Genève du 24 juillet 1954 terminant la guerre d’Indochine.

Cet ouvrage m’a cependant surtout frappé par le souvenir porté par le général Le Boudec à tous ceux qui avaient combattu avec lui. Beaucoup sont morts au combat et il s’est rappelé les noms de nombre d’entre eux.

Pour conclure

Outre la vie du soldat de chacune de ces époques, ce qu’il ressort de ces lectures que je recommande est cette incompréhension du conflit dans lequel ils étaient engagés l’un et l’autre, d’autant plus qu’ils sentaient parfois le doute de leur famille face à cet engagement. La longueur des campagnes,  d’un an et demi à deux ans dans des conditions difficiles, est à comparer avec nos engagements de quatre, parfois six mois aujourd’hui. Combattre en nomadisation avec le strict minimum sur le dos pendant huit semaines en jungle indochinoise serait-il encore possible aujourd’hui ? Les méthodes de guerre ont aussi évolué allant aujourd’hui jusqu’au rejet du simple recours à la force.

Cependant ces témoignages expriment des valeurs similaires à travers les siècles. L’engagement du soldat n’a pas varié. Ces hommes ont porté le drapeau de la France bien souvent anonymement et bien souvent la France a oublié leurs noms et leurs faits d’armes. Pourtant, cette « petite histoire » de la guerre a fait la grande histoire et l’histoire de France. Cela pose bien évidemment la question de l’estime ou de la reconnaissance que la nation doit leur porter alors que la lecture de ces ouvrages, comme d’autres, montrent qu’il est difficile de faire comprendre le sens de l’engagement par les armes avec tout ce que cela implique.

Les nombreuses associations patriotiques ont aussi un rôle à jouer pour être non seulement l’expression publique et commune des vétérans des conflits, y compris récents, mais aussi la passerelle pour transmettre au sein de la société civile les valeurs de l’engagement ultime. S’engager par les armes signifie la défense de la patrie, de la nation, de ses symboles. Ainsi la réaction récente des associations patriotiques à travers le comité national d’entente (Cf. communiqué du 13 mars 2014) est à ce titre totalement compréhensible face à la décision de faire entrer Jean Zay au Panthéon (Cf. mon billet du 24 février 2014). Cependant, loin de tout engagement politique, elles sont dans leur rôle de lanceurs d’alerte face à la confusion des mémoires.

Elles ont donc reçu rapidement une réponse du ministre délégué aux anciens combattants (Cf. l’Opinion du 15 mars 2014), qui met en avant la jeunesse de Jean Zay pour justifier son pamphlet de 1924 contre le drapeau français et ce qu’il représentait. J’avais souligné cette circonstance « atténuante » dans mon billet du 24 février. Pourtant aujourd’hui, tout acte commis dans sa jeunesse est mis sans vergogne et à charge sur la place publique notamment dans le domaine politique. Pourquoi faire une exception pour une position aussi radicale même si elle a été reniée tardivement le 1er février 1936 devant la Chambre par son auteur ?

J’invite néanmoins chacun à lire l’article d’Olivier Loubes (Cf. Persee, 2001) non seulement pour comprendre le contexte de la polémique à l’époque mais aussi pour réfléchir sur la problématique du drapeau et de l’identité nationale d’hier et d’aujourd’hui.

Général (2S) François CHAUVANCY
Général (2S) François CHAUVANCY
Saint-cyrien, breveté de l’École de guerre, docteur en sciences de l’information et de la communication (CELSA), titulaire d’un troisième cycle en relations internationales de la faculté de droit de Sceaux, le général (2S) François CHAUVANCY a servi dans l’armée de Terre au sein des unités blindées des troupes de marine. Il a quitté le service actif en 2014. Consultant géopolitique sur LCI depuis mars 2022 notamment sur l'Ukraine et sur la guerre à Gaza (octobre 2023), il est expert sur les questions de doctrine ayant trait à l’emploi des forces, les fonctions ayant trait à la formation des armées étrangères, la contre-insurrection et les opérations sur l’information. A ce titre, il a été responsable national de la France auprès de l’OTAN dans les groupes de travail sur la communication stratégique, les opérations sur l’information et les opérations psychologiques de 2005 à 2012. Depuis juillet 2023, il est rédacteur en chef de la revue trimestrielle Défense de l'Union des associations des auditeurs de l'Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale (IHEDN). Il a servi au Kosovo, en Albanie, en ex-Yougoslavie, au Kosovo, aux Émirats arabes unis, au Liban et à plusieurs reprises en République de Côte d’Ivoire où, sous l’uniforme ivoirien, il a notamment formé pendant deux ans dans ce cadre une partie des officiers de l’Afrique de l’ouest francophone. Il est chargé de cours sur les questions de défense et sur la stratégie d’influence et de propagande dans plusieurs universités. Il est l’auteur depuis 1988 de nombreux articles sur l’influence, la politique de défense, la stratégie, le militaire et la société civile. Coauteur ou auteur de différents ouvrages de stratégie et géopolitique., son dernier ouvrage traduit en anglais et en arabe a été publié en septembre 2018 sous le titre : « Blocus du Qatar : l’offensive manquée. Guerre de l’information, jeux d'influence, affrontement économique ». Il a reçu le Prix 2010 de la fondation Maréchal Leclerc pour l’ensemble des articles réalisés à cette époque. Il est consultant régulier depuis 2016 sur les questions militaires au Moyen-Orient auprès de Radio Méditerranée Internationale. Animateur du blog « Défense et Sécurité » sur le site du Monde à compter d'août 2011, il a rejoint en mai 2019 l’équipe de Theatrum Belli.
ARTICLES CONNEXES

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Merci de nous soutenir !

Dernières notes

COMMENTAIRES RÉCENTS

ARCHIVES TB