mardi 5 novembre 2024

A quoi servent les musiques militaires ?, par Thierry BOUZARD

Les musiciens militaires sont des soldats non-combattants. Ils ne sont qu’administrativement militaires, leur fonction principale est de jouer de la musique dont une bonne partie n’est pas militaire. L’armée est le premier employeur de musiciens en France et en ces temps de restriction budgétaire, la tentation est grande de demander leur réduction, et cette requête n’est pas nouvelle. La mission de l’armée est de protéger le pays, alors pourquoi donc lui confier la gestion d’orchestres ?

Une expression publique musicale

A l’origine, c’est Louis XIV qui fait composer les premières marches militaires par Lully. Si les monarques ont pu se faire accompagner à la guerre par les musiciens de leur cour, il faut voir dans l’organisation de la musique de la Grande Écurie, l’éclosion de la musique militaire moderne – il ne s’agit pas ici de la céleustique (musique d’ordonnance), ces instrumentistes étant chargés de la transmission sonore des ordres et non du cérémonial, du prestige et du divertissement. A l’exemple de Louis XIV, les autres cours européennes vont aussi créer leurs orchestres militaires. Ainsi au XVIIIe, puis surtout au XIXe siècle, les orchestres militaires vont jouer un rôle majeur dans la vie culturelle française et européenne. Dans son Dictionnaire de musique, J-J Rousseau faisait remarquer que la musique était capable d’agir physiquement sur les corps. A cette époque d’émergence de l’opinion publique, ce moyen d’action va être expérimenté par les ordonnateurs des grandes fêtes révolutionnaires sur le Champ de Mars, l’objectif étant d’amener le peuple à adhérer aux idées nouvelles. En grande partie du fait que les instruments de musique existants ne sont pas adaptés à l’exécution en plein air, ces festivités ne rencontrent pas le succès escompté. Il faut attendre 1845 et l’adoption des instruments d’Adolphe Sax pour trouver une solution définitive à l’organisation de ces orchestres. Mais dès la Restauration par la décision du 1er janvier 1827, le pouvoir politique confie à l’armée la gestion d’orchestres de plein air. L’effectif des musiques existantes est porté à 27 musiciens qui dorénavant ne sont plus financés par une retenue sur la solde des officiers, mais directement par le budget de la Guerre. Ainsi d’un rôle de prestige et de divertissement des officiers, les musiques passent sous le contrôle de l’Etat qui les utilise pour le cérémonial public, le divertissement des populations et veille de très près à l’amélioration de son outil de communication. Formation et statut des musiciens, sélection de chefs et sous-chefs de musique, qualité des instruments, élaboration des répertoires, l’opinion publique par l’intermédiaire de la presse et des compositeurs suit cette progression et ne manque pas d’intervenir. La Belle Epoque avec les kiosques à musique marque l’apogée de cette forme de manifestation d’une adhésion de la population à un projet de société commun.

Un cérémonial au profit de la société

A travers le divertissement collectif gratuit qu’offrent les programmes de musique de plein air dispensés par les formations militaires s’exprime la cohésion sociétale. Car les programmes musicaux offrent majoritairement des compositions civiles, essentiellement des transpositions d’œuvres tirées de l’opéra, de l’opéra-comique, de l’opérette et du café-concert, les compositions militaires étant réservées pour le cérémonial. Par ces orchestres, s’élabore un répertoire collectif partagé par l’ensemble de la société. Il existe plus de 170 formations musicales militaires à la déclaration de guerre de 1914 qui servent de modèle à de nombreuses formations civiles, assurant la diffusion et l’enracinement de ce répertoire dans la mémoire musicale et culturelle française. Quand il est déployé sous la présidence d’autorités civiles et en présence du public, le cérémonial n’est plus seulement militaire, mais participe d’une forme de liturgie collective qui engage toute la population. Ces cérémonies sont autant d’occasions d’exprimer publiquement une communauté de destin. Un espace est délimité par les positions respectives des participants, mettant à jour une hiérarchie. Le lieu où se déroulent les évolutions des troupes et des autorités devient un espace réservé. Le cantonnement des spectateurs manifeste leur adhésion au protocole. La musique intervient dans cette liturgie à deux niveaux. Tout d’abord elle sacralise le temps de la cérémonie par les repères sonores que constituent les sonneries et les batteries d’ordonnance. Leur exécution indique aux spectateurs l’entrée dans le temps collectif de l’événement et ses différentes étapes. Le silence de l’assistance atteste là encore de sa participation. Ces signaux conventionnels d’ordonnance appartiennent au répertoire collectif constitutif d’une identité propre. D’une ancienneté immémoriale même s’ils peuvent être datés (les batteries remontent au moins au XVIIe siècle et les sonneries ont été composées sous la Restauration), ces signaux ne constituent pas des références idéologiques, mais des repères identitaires.

Un répertoire collectif

Cette signalétique sonore s’articule avec un choix de compositions musicales institutionnelles. Le principal est l’hymne national, la Marseillaise, indispensable à toute cérémonie officielle militaire ou civile. Il exprime l’adhésion à une histoire et un modèle politique dont les détails sont lissés pour en faire une référence susceptible d’être adoptée par le plus grand nombre. Suivant l’importance de la cérémonie et les circonstances (commémoration, inauguration, funérailles…), une ou plusieurs autres compositions peuvent être sélectionnées. Les morceaux sont plutôt choisis dans le répertoire militaire officiel, mais cette règle n’est pas impérative. L’armée a constitué et entretien un répertoire officiel (circulaire n° 42839/MA/CM/K fixant le répertoire national des marches militaires, du 15 novembre 1961 et ses modificatifs), plus ou moins tenu à jour qui ne constitue qu’un repère n’excluant pas d’autres œuvres. Tous les morceaux qui y figurent ne sont pas parmi les plus connus, mais certains aux mélodies célèbres appartiennent à la mémoire collective française : Alsace Lorraine, Les Allobroges, Hymne de l’infanterie de marine, Quand Madelon, Saint-Cyr, Salut au 85e, Sambre et Meuse, Marche de la garde consulaire, les Africains, Marche de la 2e DB, Marche de la Légion étrangère, Sidi-Brahim…, pour ne citer que les plus emblématiques. Face à la diversité des modes musicales accentuée par l’individualisme de nos sociétés et la dématérialisation des moyens de transmission, ce répertoire cérémoniel reste un repère culturel collectif propre à l’identité française. C’est pour son expression, son maintien et son entretien que des orchestres d’harmonie ont été confiés à l’armée française dans le cadre de ce qui s’apparente à une véritable mission de service public.

« … Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre,

Dont les soldats parfois inondent nos jardins,

Et qui, par ces soirs d’or où l’on se sent revivre,

Versent quelque héroïsme au cœur des citadins… »

Charles Baudelaire, Les Petites Vieilles, dans Les Fleurs du mal, 1857

Une expression vivante et non artificielle

La dissolution de nombreux orchestres militaires du fait des réductions budgétaires – il n’existe plus que neuf musiques d’armes et une douzaine de fanfares dans l’Armée de terre – a amené les autorités militaires et civiles à tenter l’usage de musiques enregistrées. Elles sont déjà utilisées dans des cérémonies à caractère local du fait de la disparition de nombreuses musiques d’harmonie municipales. En effet, ces compositions appartenant à des répertoires normalisés, des enregistrements pourraient apporter une alternative économique à l’entretien d’orchestres professionnels. Mais le manque de spontanéité, de souplesse et de naturel de ce type de prestation artificielle affecte la solennité de la cérémonie diminuant sa portée symbolique et affaiblissant l’expression du lien sociétal. L’expression périodique des liens unissant les individus appartenant à une même communauté est d’autant plus importante que les occasions de manifester cette unité sont rares. Une musique enregistrée est artificielle, les participants comme les observateurs perçoivent cette substitution qui relègue alors la musique quasiment au niveau des musiques d’ambiance pour lieux publics. Le lien qui unit les individus est charnel, il ne peut se contenter de musique artificielle.

Exploiter et démultiplier l’effet de l’outil musical

Nous avons vu le rôle de ces répertoires dans le cérémonial public et son mode opératoire par des orchestres d’harmonie administrés par l’armée. Conçus à l’origine comme des orchestres de plein air destinés à distraire les foules, ils ont diffusé et entretenu dans la mémoire populaire un répertoire de compositions dont l’origine militaire a été dépassée par leur dimension institutionnelle. De plus, ces musiques de plein air sont devenues de formidable outil de création et d’entretien du lien sociétal. Le regroupement des populations, toutes origines, âges et groupes sociaux confondus, s’opère autour de l’orchestre le temps du concert. Ce pouvoir d’intégration musical qui fonctionne si bien en extérieur, pourrait être prolongé en tirant profit des nouveaux moyens de transmission des fichiers sonores par internet. L’effet ne sera pas aussi efficace qu’en présence de l’orchestre, néanmoins il pourra entretenir le souvenir du concert et de la cérémonie collective. L’effet du concert en plein air se limite à l’auditoire, par la mise en ligne, il peut toucher un plus grand nombre de personnes donnant même accès à un moyen de gestion dans la durée de ce répertoire, par sa présence en continu sur la Toile, qu’il serait contre-productif de négliger.

A notre époque d’éclatement de nos sociétés par exacerbation des individualismes, les orchestres d’harmonie militaires constituent toujours de très efficaces moyens d’intégration des individus à la collectivité nationale pour autant que l’on préserve l’outil et qu’une réflexion soit menée sur les profits à tirer de son adaptation aux nouvelles technologies.

Thierry BOUZARD

Thierry BOUZARD
Thierry BOUZARD
Docteur en Histoire, spécialiste reconnu des musiques et des chants militaires. Il a publié plusieurs ouvrages et recueils de chants. Il a également participé à la réalisation de nombreux CD.
ARTICLES CONNEXES

1 COMMENTAIRE

  1. Madame, Monsieur,
    Très intéressé par les musiques militaires néerlandaises et leur structure, je souhaiterais entrer en contact avec Monsieur Thierry Bouzard. Pourriez-vous me communiquer une adresse mail ou une adresse postale où je pourrais le joindre.
    Je vous remercie pour votre aide.
    Dr honoraire Georges Wauthy
    Rue de la Cornaille 10
    B-5140 Ligny (Belgique)
    Tél. : 00 32 71 818 670

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Merci de nous soutenir !

Dernières notes

COMMENTAIRES RÉCENTS

ARCHIVES TB