BITDE : Stratégie européenne industrielle de défense (rapport parlementaire)

Le rapport analyse en profondeur la manière dont la France et l’Union européenne peuvent organiser, financer et gouverner la montée en puissance de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) à l’horizon 2030, dans un contexte de guerre en Ukraine, de pivot américain vers l’Asie et de menace russe durable. Il propose à la fois un diagnostic stratégique, une lecture politique des initiatives européennes récentes (FEDef, ASAP, EDIRPA, EDIP, Livre blanc, futur CFP) et un agenda d’actions pour renforcer l’autonomie stratégique européenne en assumant un rôle moteur français, notamment via un « colbertisme 2.0 » et un continuum de financement public-privé.​

10 POINTS CLÉS

L’URGENCE EXISTENTIELLE : UNE FENÊTRE DE VULNÉRABILITÉ À L’HORIZON 2030

L’Europe fait face à une menace multiforme (russe, hybride, à 360°) dans un contexte de pivot américain vers l’Indo-Pacifique. Les services de renseignement identifient une « fenêtre de vulnérabilité » vers 2030, période où la Russie pourrait tester la solidité de l’OTAN, notamment dans les Pays baltes. Cette échéance impose un tempo rapide pour le réarmement européen, même si les solutions sont coûteuses. Le conflit en Ukraine démontre que la guerre de haute intensité peut frapper le continent, et que les Européens pourraient devoir l’affronter seuls.

LA FRANCE, MOTEUR HISTORIQUE MAIS ISOLÉ DE L’EUROPE DE LA DÉFENSE

Depuis les plans Fouchet (1961) jusqu’au discours de la Sorbonne (2017), la France prône une Europe de défense alliant souveraineté nationale et coopération. Cette constante l’a conduite à impulser la CSP (Coopération Structurée Permanente) et le FEDef (Fonds Européen de Défense). Cependant, sur la préférence européenne, la France se retrouve isolée face à la majorité des États membres qui, sous pression de l’urgence ukrainienne, acceptent des critères d’éligibilité ouverts aux productions sous licence étrangère, risquant de compromettre l’autonomie stratégique de long terme.

LA MULTIPLICATION DES INSTRUMENTS EUROPÉENS POST-2022

L’invasion de l’Ukraine a provoqué une accélération sans précédent : ASAP (500 M€ pour les capacités de production de munitions), EDIRPA (310 M€ pour acquisitions conjointes), EDIP (1,5 Md€, instrument pilote), Livre blanc fixant l’objectif « préparation 2030 », et plan ReArm EU visant à libérer 800 Md€ via flexibilités budgétaires, prêts SAFE, fonds européens et BEI. Le prochain cadre financier pluriannuel (2028-2034) prévoit 125 Md€ pour défense/espace/résilience, quadruplant les montants précédents.

LES TENSIONS SUR LA GOUVERNANCE : COMMISSION VS ÉTATS MEMBRES

La Commission européenne cherche à s’octroyer des prérogatives sur le processus capacitaire, traditionnellement domaine réservé des États. Tentatives de création d’un DIRB (Defence Industrial Readiness Board) rejetées, projet de marché unique de défense menaçant les spécificités du secteur, communautarisation rampante du contrôle export via révision de la directive TIC et exploitation de l’arrêt Neves de la CJUE. Le rapport recommande de réaffirmer le rôle central des États, revitaliser la CSP et l’AED, créer un Conseil Défense annuel au niveau ministériel.

LA SOUS-CAPITALISATION STRUCTURELLE DE LA BITD

L’étude DGA-DG Trésor (2016-2021) révèle un déficit de capitaux propres : besoin de 4,1 à 5,8 Md€ de fonds propres sur 2026-2030, plus 10 à 13 Md€ de dette conditionnée au renforcement préalable des fonds propres. Causes : délais de paiement plus longs que dans le civil, marges serrées, héritage de problématiques bancaires (sur-conformité Sapin 2, pressions ESG/ONG). Bien que la situation bancaire se soit améliorée depuis 2022, les problématiques de fonds propres persistent et menacent la capacité de la BITD à répondre à la montée en puissance nécessaire.

LES VERROUS ESG ET RÉGLEMENTAIRES À LEVER

Plusieurs textes freinent le financement de la BITD : Solvabilité II (charges en capital élevées pour assureurs investissant en equity non coté), SFDR (contraintes de transparence ESG pour produits financiers), taxonomie européenne (risque d’exclusion de la défense des investissements « durables »). L’omnibus défense 2025 clarifie la notion « d’armes interdites » (vs « controversées ») et propose une guidance ESG pour la défense. La BEI a révisé sa doctrine (enveloppe de 1 à 3,5 Md€) mais manque de clarté opérationnelle. Agences de notation extra-financières et fournisseurs de données ESG restent opaques et majoritairement extra-européens.

LE « COLBERTISME 2.0 » : UN CONTINUUM D’INVESTISSEMENT PUBLIC-PRIVÉ

Le rapport propose un modèle original articulant Bpifrance (phase amorçage via FID/Definvest), CDC (phase développement, investisseur de long terme générateur de levier), et APE (phase maturité, participations directes financées par cessions d’actifs « moins stratégiques »). Ce continuum doit prévenir le passage sous pavillon étranger de champions stratégiques faute de capitaux français/européens. Le dispositif FAST (garantie communautaire) et la coordination européenne (accord Varsovie 2025 : CDC + homologues + BEI) doivent favoriser l’émergence de fonds de taille critique pour séries D/E. Création recommandée d’un délégué interministériel au financement de la BITD.

MOBILISER L’ÉPARGNE PRIVÉE PAR DES INITIATIVES CIBLÉES

Le recours aux livrets réglementés (Livret A) est jugé inadapté : créerait une poche de financement par dette (22 Md€ potentiels) alors que le besoin est en fonds propres, et pèserait sur les obligations de financement du logement social. Le rapport privilégie les initiatives privées : fonds retail Bpifrance (450 M€), réseau Defence Angels (3 M€ investis, 120 membres), fonds sectoriels (Tikehau, Weinberg Capital, Wind Capital), plateformes de crowdfunding (SouvTech Invest), ETF défense, unités de compte en assurance-vie, néo-bourse LISE pour PME/ETI. L’État doit valoriser ces outils sans inciter directement aux placements risqués.

RÉFORMER LES RELATIONS ÉTAT-INDUSTRIE POUR L’EXPORT ET L’INNOVATION

Trois axes majeurs :

  • Dynamiser l’offre export en intégrant les industriels français dans la chaîne de valeur européenne (sous-traitance, consolidation d’ETI européennes via partage de cartographies BITD), en prenant davantage en compte l’exportabilité dans les spécifications (exemple terrestre : roues vs chenilles), et en créant des stocks stratégiques via SEAP pour livraisons rapides ;
  • Favoriser l’innovation portée par l’industrie via nouveaux modes d’acquisition (achats sur étagère, licences logicielles), valorisation de l’autofinancement, et réduction des barrières techniques (architectures ouvertes comme PENDRAGON, propriété État sur toutes les données) ;
  • Encourager la prise de risque des industriels tout en les poussant vers l’Europe et l’autofinancement.

FINANCER LE RÉARMEMENT MALGRÉ LA CONTRAINTE BUDGÉTAIRE

Dans un contexte budgétaire contraint, trois recommandations pour le P146 : supprimer la réserve de précaution (rigidité exceptionnelle de ce programme d’investissement), limiter les annulations au profit d’autres programmes, créer une réserve excédentaire pour acquisitions urgentes. Explorer deux mécanismes innovants :

  • Le leasing via sociétés de projets (étalement des paiements sur durée de vie de l’équipement plutôt que du programme), adapté aux matériels non engagés au combat (logistique, entraînement) ; le surcoût doit être mis en balance avec l’urgence et l’impact sur le tissu industriel ;
  • Les SPV (Special Purpose Vehicles) pour financer les stocks, sur le modèle américain (Apollo/US Army, 5 Md$), avec possibilité d’ouverture à l’épargne populaire (obligations patriotiques). Nécessite une réforme législative pour autoriser détention privée sous contrôle étatique.

 

Stéphane GAUDIN
Stéphane GAUDINhttp://www.theatrum-belli.com/
Créateur et directeur du site THEATRUM BELLI depuis 2006. Officier de réserve citoyenne Terre depuis 2018, rattaché au 35e régiment d'artillerie parachutiste de Tarbes. Officier de réserve citoyenne Marine de 2012 à 2018, rattaché au CESM puis au SIRPA. Membre du conseil d'administration de l'Amicale du 35e RAP. Membre associé de l'Union IHEDN AR7 (région Centre Val-de-Loire). Chevalier de l'Ordre National du Mérite.
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