André Beaufre, le stratège méconnu

Le général d’armée André Beaufre (1902-1975) est l’un des plus grands penseurs militaires du XXe siècle. En 2025, pour le 50e anniversaire de sa disparition, le général Hervé Pierre lui consacre une biographie, après avoir fait de l’étude de sa pensée le motif d’une thèse de doctorat soutenue en 2020. Célèbre à l’étranger, redécouvert en France depuis une trentaine d’années, il est couramment cité à l’appui des analyses les plus en vue sur la conflictualité contemporaine. Traduit dans plus d’une vingtaine de langues, son livre phare – Introduction à la stratégie – est une référence dans le monde entier.

La pensée est indissociable de celui qui la porte. Si celle du général Beaufre mérite d’être redécouverte, le livre se veut d’abord être une biographie grand public, la première. C’est donc au travers du parcours de l’homme engagé dans son siècle que seront abordés — pour mieux les comprendre —  les traits les plus saillants de sa pensée.

Le soldat

André Beaufre suit sa scolarité au collège Sainte-Barbe sous la menace des canons allemands. Contre l’avis de son père, le jeune bachelier entre à Saint-Cyr. Débute alors pour lui une carrière militaire dont les grandes étapes se confondent avec l’histoire militaire de la France jusqu’à la fin de la Guerre d’Algérie. Lieutenant dans le Rif où il est grièvement blessé en 1925, il est capitaine de tirailleurs marocains dix ans plus tard, avant d’assister à l’effondrement de juin 1940. Compagnon de fuite du général Giraud en 1942, il participe à la libération de la France. En Indochine à la tête d’une demi-brigade, il est général commandant une division en Algérie et prend enfin la tête des forces terrestres engagées à Suez en 1956.

Le stratège.

Cette trajectoire de soldat vient très tôt en rencontrer une autre, de penseur s’intéressant aux formes prises par la conflictualité. Les années 1930 sont d’abord pour le jeune officier des années de formation, à l’Ecole de guerre mais également à l’Ecole libre des sciences politiques dont il suit les cours en auditeur libre. Elles sont aussi celles d’une rencontre aussi fortuite que stimulante avec Liddell Hart qui trouve un public de choix en la personne de ce jeune turc effaré par l’incapacité collective à questionner le dogme de 1918. Incité à écrire par son ami d’outre-Manche, le capitaine rédige entre 1938 et 1942 quatre textes restés inédits mais qui constituent le socle de ses réflexions ultérieures.

Le stratégiste.

A son départ de l’Armée en 1962, Beaufre se voit confier la charge de créer un think tank, l’Institut français d’études stratégiques. Véritable laboratoire de production d’idées, l’IFDES connaît une pleine notoriété jusqu’au milieu des années 1960. Son président-fondateur, boulimique d’activités, cumule les casquettes de chercheur, d’enseignant, de consultant et journaliste, notamment pour le Figaro et RTL. Après trois alertes cardiaques sérieuses, il est emporté par une quatrième attaque en février 1975 alors qu’il se trouve en Yougoslavie pour y prononcer une conférence.

A la lumière de ce parcours, marqué par le drame de 1940 puis par la crise de Suez en 1956, nourri des influences combinées de Liddell Hart et de de Lattre, Beaufre stratégiste ne fait rien de moins que de redessiner l’espace de la stratégie.

Sa première proposition, formulée dès 1939, est de dépasser les catégories juridiques de « paix et de  guerre » pour penser « paix-guerre », c’est-à-dire pour jauger les situations à une certaine « allure » entre les deux polarités que sont la paix et la guerre. Non pas pour s’affranchir de ces catégories du droit, mais pour accepter qu’il puisse exister en pratique un tiers et que ce tiers s’impose comme le cas d’usage le plus fréquent. Le modèle, qui s’appliquait assez bien au cas particulier de la Guerre froide, reste aujourd’hui particulièrement pertinent, en témoignent les appellations qui fleurissent « de demi paix », « paix imparfaite », « guerre larvée » ou « guerre cancer ». Voilà qui pose aussi, de facto, la question de savoir comment et surtout quand « finir » une guerre… A défaut de victoire pour distinguer l’état de paix de l’état de guerre, c’est en conséquence un certain niveau, » acceptable », de conflictualité en-deçà duquel il faudra estimer que l’engagement ne se justifie plus ou qu’il peut progressivement se réduire.

Sa seconde proposition est la réponse à apporter à ce diagnostic. En situation de paix-guerre, l’approche ne peut-être que globale : la solution militaire n’est qu’une partie du problème et pas toujours, voire très peu souvent, la plus importante. Dans l’esprit du penseur ce caractère « menant » ou « concourant » de la dimension militaire est ce qui distingue à un niveau macro « stratégie directe » et « stratégie indirecte ». La très mal-nommée « stratégie totale » que propose Beaufre, en utilisant un qualificatif emprunté à Ludendorff (ce qui lui sera longtemps reproché), n’est finalement pas si éloignée de la comprehensive approach développée par l’OTAN au début des années 2000. Beaufre est sans doute l’un des premiers « intégralistes », de ceux qui pensent très tôt que face à la complexité des situations (au sens étymologique de « tissé ensemble »), il faut mobiliser, hiérarchiser et coordonner tous les outils disponibles, diplomatique, économique, informationnel, militaire…. et la liste n’est pas close. De fait, il traduit ce remède — la stratégie totale — en posologies pouvant couvrir un large spectre des maux, de l’arme nucléaire au combat de partisans en passant par la guerre classique. Mais ce créole stratégique n’a rien de figé ; il est une praxis qui se transforme dans le temps : une tournure d’esprit plutôt qu’un livre de recettes. Anticipant au maximum, elle est idéalement ce qui permet d’avoir toujours un coup d’avance pour gagner la guerre avant la guerre.

Enfin, au-delà des propositions concrètes formulées à une époque où elles étaient inaudibles, le principal apport du général réside peut-être dans sa méthode, une méthode d’assemblage, qui dépassant les querelles de chapelle, propose de combiner des outils d’horizons très différents, jusqu’à chercher à réconcilier Clausewitz et Liddell Hart. « J’ai essayé de (…) rationaliser les diverses conceptions de la stratégie » écrivait Beaufre à Liddell Hart en janvier 1963. Sa pensée, jugée parfois trop conceptuelle, s’exprime en réalité en un véritable créole stratégique offrant les mots pour penser une très grande variété de situations. Et la stratégie se fait alors méthode en marche, manière d’être au monde, et non pas livre de recettes. De ce point de vue, plus encore qu’hier et certainement moins que demain, il est grand temps de (re)lire Beaufre.


Pour prolonger la lecture et commander les ouvrages :

Stratégie pour demain – Les problèmes militaires de la guerre moderne ; Général Beaufre. Présenté et annoté par le général Hervé Pierre, Éditions de l’École de guerre

Écrits de combat 1939-1942 ; André Beaufre. Présenté et annoté par le général Hervé Pierre.

Le général Beaufre – Père de la stratégie française ; Général Hervé Pierre.

Le drame de 1940, Général André Beaufre. Préface et notesk du général Nicolas Le Nen.

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