Depuis quelques jours, des médias (Cf. Le Monde du 5 février 2015, Cf. L’Opinion du 6 février 2015) se sont faits l’écho d’actions de contre-propagande de l’Armée française contre les djihadistes à travers les réseaux sociaux. Le Monde expliquait ces actions. L’Opinion les démentait peu après en citant le porte-parole de l’état-major des armées. Ce n’est pas surprenant. Intéressants échanges donc pour lesquels il me semble utile de préciser quelques points. Après quelque quinze ans de contribution à la réflexion sur la guerre de l’information et sur la stratégie d’influence que doit mener une démocratie dans des conflits non déclarés, asymétriques et subversifs, je peux sans doute apporter un éclairage positif, du moins je l’espère.
Genèse des actions d’influence et un peu d’histoire de la doctrine
En 2012, le centre interarmées d’actions sur les perceptions (CIAE) était créé à Lyon suite à mes propositions. Il regroupait le groupement d’actions civilo-militaires (dont j’avais proposé la création en 1999, créé en 2002), et le groupement d’information opérationnelle de Lille (dont j’avais proposé aussi la création en 1999) pour mener des opérations psychologiques (je sais, le terme fait frémir… même parmi les jeunes générations).
Sa création répondait à plusieurs années de travaux doctrinaux et à la signature d’un document socle diffusé en 2012, largement repris dans « l’infosphère », le concept de l’influence en appui à un engagement opérationnel (Cf. Concept interarmées 3.10). Il est devenu curieusement une réflexion doctrinale en 2014, tout en gardant les mêmes objectifs mais sans être prescriptif, preuve sans aucun doute d’une rare « perspicacité » doctrinale. Manière curieuse aussi de valider des documents doctrinaux décrédibilisant le processus de leur élaboration alors qu’il s’agit quand même de l’emploi des forces.
En vue de démultiplier les effets d’influence et rationaliser le soutien, j’avais proposé par ailleurs le regroupement avec le CIAE d’une unité spécialisée dans la cyberguerre, de l’École militaire de spécialisation de l’outre-mer et de l’étranger (Cf. EMSOME) pour faire acquérir la connaissance socio-culturelle des théâtres d’opération en cours ou à venir, la création d’une capacité d’influence à travers les réseaux sociaux en appui notamment aux opérations en Afghanistan et sur les autres théâtres.
Une capacité de communication opérationnelle (traduire par « relation avec les médias », avec structures et personnels) devait y être adjointe en phase avec la doctrine de la communication opérationnelle. Je l’avais rédigée en 2007 et tâchais de la faire évoluer en 2011 en raison du développement de la « communication stratégique » de l’OTAN, action sans succès en raison de fortes oppositions des communicants.
Hormis la capacité « actions civilo-militaires » et « informations opérationnelles », celles-ci devenues « opérations militaires d’influence » (suite à une proposition faite en 2006, incluse dans la doctrine que j’avais aussi rédigée en 2008), les propositions supra n’ont pas abouti : ressources humaines insuffisantes, l’armée de terre devant fournir la majorité des effectifs, désintérêt des autres armées, ce que l’on peut comprendre avec des effectifs de plus en plus restreints, peu d’intérêt de l’état-major des armées voyant cela comme une fonction « exotique », moins excitante que la capacité cyber plus « porteuse » notamment dans le domaine industriel.
Et surtout dangereuse, « Il ne faut pas associer la communication et l’influence ! », « Vous vous rendez compte, influencer mais ce n’est pas acceptable », « Nous communiquons mais nous n’influençons pas ». Communiquer n’a effectivement pas vocation à influencer, seulement à informer… La classe politique devrait s’esclaffer. Il suffit de lire l’article sur la nouvelle équipe du président de la République (Cf. Le Monde du 5 février 2015). Son nouveau conseiller en communication, Gaspard Gantzer, ne fait que communiquer. Il n’influence pas et n’a effectivement aucun rôle dans la prise de décision.
Cela me rappelle cette anecdote sur le colonel Lachéroy, chef du cinquième bureau en Algérie regroupant les fonctions « médias » et « actions psychologiques ». Lors des réunions de commandement, il concluait le tour de table, non parce que sa fonction était la moins considérée mais parce qu’il remettait en perspective, sinon en cause, le schéma opérationnel proposé par les autres responsables militaires. L’influence était comme dans toute guerre au cœur des opérations.
Je suis désolé d’affirmer que la guerre de l’information existe, qu’elle ne se limite pas à des points de presse ni à des communiqués comme cela est pratiqué depuis 1990. Nous sommes face à une nouvelle forme de guerre qui met aux prises la propagande djihadiste et la contre-propagande. Il serait donc temps d’évoluer, de s’adapter et d’accepter la nouvelle réalité en évitant de se référer à des schémas certes confortables mais bien anciens et inadaptés à la menace.
La guerre des Anciens et des Modernes
Sans négliger le conservatisme et la prudence des états-majors, la principale cause de ces entraves à la création d’une capacité de contre-propagande sinon de contre-influence est à attribuer à la fonction « communication ». En effet, la guerre doctrinale entre « communicants » et « influenceurs » est réelle. Elle est aujourd’hui « gagnée » par les communicants car ils sont proches des centres de décision, ce qui, au sein d’une hiérarchie militaire, n’est pas un vain mot.
L’histoire moderne peut aider à comprendre cette situation. Lors de la Première guerre du Golfe en 1990, les armées ont redécouvert les médias et le besoin d‘une communication dite opérationnelle, c’est-à-dire en appui des opérations pour gagner le soutien des opinions publiques en les informant, sans être soupçonnées de faire de la propagande. L’objectif n’était pas de combattre la propagande adverse.
La fonction est montée en puissance (Cf. Rapport de la Cour des comptes, octobre 2011, 1200 communicants dans les armées… contre une cinquantaine « d’influenceurs ») et a fait du militaire communicant un membre du cabinet du général en opération, lui donnant un pouvoir réel y compris face à son état-major. Cette situation est devenue une situation de rente qui porte désormais préjudice au succès opérationnel.
De fait, les Anciens et les Modernes ne sont pas ceux que vous croyez. Y compris dans les jeunes générations d’officiers, il faut rester dans la tradition, la convention, éviter l’évolution des doctrines, laminer les idées nouvelles et ce n’est pas le fait des officier les plus anciens.
Le débat existe aussi au sein de l’OTAN. J’y ai participé durant plusieurs années. Les communicants agissent dans une logique de pouvoir et influent en interne sur les opérations (Cf. le débat « violent » entre la fonction « communication stratégique » (ou « Strat-Com), « communication opérationnelle » et « Opérations dites d’information »).
Pourtant, enseignements d’Afghanistan mais aussi d’Irak, un certain nombre de grandes unités européennes et les états-majors notamment de l’OTAN ont modifié leur structures pour mettre les communicants au même niveau que les autres fonctions opérationnelles, notamment sous l’autorité du conseiller en communication stratégique (traduit dans le concept français par … stratégie militaire d’influence).
La communication de « papa » est dépassée. Je comprends que cela chagrine et bouleverse les « ayatollahs » du moment mais la communication n’est plus qu’une partie de la stratégie d’influence avec cependant un mode de fonctionnement préservé : transmission d’une information aux médias qui la traitent comme ils l’entendent. En démocratie, les militaires ne manipulent pas les médias. Cela n’a jamais été remis en question.
Une stratégie d’influence en revanche intègre tous les facteurs des effets à obtenir dans le champ des perceptions. Elle inclue aussi l’action physique de la destruction qui prend en compte le critère du « moins de pertes civiles ou militaires » et privilégie les actions d’influence et de persuasion plutôt que le recours à la force. Le but n’est pas de tuer l’ennemi. Le but est qu’il renonce à l’action violente et accepte les conditions de paix.
De la doctrine et de la pensée militaire : surtout ne pensez pas différemment
Ce débat pose la question de la doctrine militaire qui, tout en s’adaptant et en restant cohérente, doit être conforme à une époque, à une société, à la manière de conduire des opérations militaires en fonction des normes internationales et nationales. Même si les officier supérieurs écrivent la doctrine, la validation est donnée par les officiers généraux en fonction dans la chaîne d’approbation.
Ayant été dans la fonction doctrinale directement ou associé pendant 15 ans – je dois être le seul –je constaterai qu’il existe globalement trois types d’officiers généraux : les opérationnels accumulant les opérations, qui finiront rarement à la tête des armées, trop opérationnels et pas assez politiques ; les généraux avec aujourd’hui tous une expérience opérationnelle mais restreinte dans le temps, plus politiques qui aboutiront aux plus hautes fonctions ; les officiers généraux techniciens (mais rarement experts, être général, donc généraliste, et être général expert semble incompatible).
Cependant, sauf erreur, aucun d’entre eux ne sera associé dans la durée et directement à la réflexion doctrinale selon le principe que chacun doit être capable de rédiger une doctrine. Quel est l’officier général ayant poursuivi une longue carrière dans l’élaboration de la pensée militaire ? Je n’en connais pas.
Surtout, c’est dangereux. La doctrine conduit à la définition de capacités : budget, équipements, organisations, ressources humaines, mais aussi postes de décideurs à redistribuer, modification des périmètres de responsabilité.
Un cas concret ? Sur le départ et donc pas pour moi, j’avais proposé il y a trois ans, conclusion de plusieurs années de travaux doctrinaux sur l’influence en opération, la création d’un poste d’officier général chargé de coordonner la stratégie militaire d’influence au sein de l’état-major des armées. Sans succès. N’avez-vous pas l’impression que la menace djihadiste d’aujourd’hui, la lutte contre sa propagande et finalement contre le recrutement djihadiste auraient pu être anticipées si ce poste avait été créé ? Il a fallu le 7 janvier pour que d’aucuns découvrent qu’il faille lutter contre la propagande djihadiste.
Un document doctrinal ne peut aboutir et donc définir des capacités que lorsque le commandement au plus niveau le soutient. Cela signifie l’avoir lu, l’avoir débattu avec les « pilotes », en évitant les « petits marquis ». Or, aujourd’hui la pensée doctrinale est soumise au laminage, à l’influence du « proche » qui filtre, et finalement à la pensée unique.
Il est vrai qu’il vaut mieux s’orienter vers la composante militaro-industrielle. Agir par l’influence est moins dimensionnant en terme de capacités militaires. Une stratégie d’influence fait appel à l’intelligence, aux sciences sociales, bien sinistrées au sein des armées, à des ressources humaines formées et instruites. La guerre est une affaire d’hommes, d’affrontement des volontés, donc de persuasion et de bataille des perceptions, non de machines.
Malgré les avertissements opérationnels identifiés sur les théâtres d’opération concernant l’emploi des réseaux sociaux par l’ennemi, les états-majors, du moins les échelons de transmission, n’ont pas été convaincus et seuls les engagements de quelques officiers, sans doute des marginaux, ont permis que la montée en puissance puisse se poursuivre.
Je ne sais pas si le CIAE a mené ou mène des actions de contre-propagande. En revanche, sa création répondait à l’anticipation de la menace. Il est temps de lui donner sans restriction les effectifs nécessaires, le budget, et bien sûr les missions. Cette guerre de l’information et de l’influence réclame peu de ressources et est bien moins coûteuse que d’autres armes, sans toutefois les exclure. Penser la guerre avec intelligence et en s’en servant est une exigence du XXIe siècle.
Pour conclure
je reprendrai bien volontiers en la commentant une phrase qui circule sur Internet. Lors d’une interview, il est demandé au général Schwartzkopf, commandant en chef de la coalition de l’opération « Desert Storm » en Irak en 1990 : « Le pardon est-il envisageable pour ceux qui ont aidé les terroristes ayant perpétré l’attaque contre les États-Unis le 11 septembre 2001?». Il répondait « Je crois que c’est le rôle de Dieu de leur pardonner… Notre boulot, c’est d’organiser la rencontre ». Suite aux attentats de janvier 2015, une stratégie d’influence vise quant à elle soit à « dissuader » pour éviter cette rencontre soit à faire comprendre dans le cas contraire que cette rencontre sera inéluctable.