M. le président Jean-Jacques Bridey. Mon général, je vous souhaite la bienvenue devant cette commission qui, comme vous avez pu le constater, a été largement renouvelée.
Comme je l’ai rappelé tout à l’heure devant le bureau, l’une des premières règles que nous nous sommes fixées est que lorsque nous recevons Mme la ministre ou MM. les chefs d’état-major, leur audition se fait à huis clos.
« Huis clos », cela ne veut pas dire « secret ». Cela veut dire que lorsque la personnalité qu’on auditionne souhaite que certains de ses propos ne figurent pas au compte rendu, les propos en question restent à « huis clos ». Il n’est alors nullement question que, d’une manière ou d’une autre, de tels propos se retrouvent dans la presse, dans les médias, sur Tweeter ou les réseaux sociaux. C’était la règle de l’audition qui s’est tenue la semaine dernière, mercredi matin. Cette règle n’a pas été respectée, et vous avez pu constater les dégâts collatéraux dus à cette fuite, dégâts collatéraux dont on ne mesure pas encore les conséquences ce matin.
Je souhaite donc que lorsque le général Bosser le demandera, ses propos n’apparaissent nulle part, ni sur les réseaux sociaux, ni dans vos proses ni dans la presse.
Sinon, les relations de confiance que nous avons établies avec nos interlocuteurs n’existeront plus, et ceux-ci s’en tiendront à un discours tout à fait banal. Ce serait dommage pour la qualité des échanges et des informations qui peuvent passer entre nous. J’en appelle à votre sens de la responsabilité – voire de la discipline.
Général Jean-Pierre Bosser, chef d’état-major de l’armée de terre. Mesdames et Messieurs les députés, je souscris pleinement à ce que vient de dire M. le président.
Les comptes rendus d’auditions sont lus par nos soldats bien sûr, mais ils peuvent également l’être par nos adversaires. Quand je m’exprime ici, vous avez le droit et le devoir de tout savoir, et je vous dirai toujours la vérité. Mais dès lors qu’une information pourrait être utilisée contre nous par quelqu’un d’autre, je souhaite qu’elle ne figure pas au compte rendu. C’est une règle somme toute assez simple que vous comprendrez tous ici.
Cela dit, je suis ravi d’intervenir ce matin devant une commission presque totalement renouvelée. Je connais assez peu d’entre vous. Il est très intéressant pour moi de vous rencontrer ici, mais aussi dans les semaines et les mois à venir « sur vos terres », dans vos circonscriptions, car la relation n’est pas toujours la même au niveau central et au niveau local. Lors de mes visites fréquentes dans les régiments, j’invite systématiquement les élus et les parlementaires à déjeuner. Si vous l’acceptez, vous serez bien évidemment les bienvenus à cette occasion. Et les portes de l’armée de terre vous sont évidemment toujours ouvertes.
De plus, nous avons imaginé à votre intention une journée de rencontre le 19 septembre, à Satory, où nous vous présenterons l’armée de terre de façon un peu plus détaillée que ce que je vais pouvoir faire ce matin en quelques minutes. Je vous encourage à venir nombreux ce jour-là.
Je commencerai ma présentation par une petite introduction. Étant le premier chef d’état-major d’armée à passer devant votre commission, je me suis octroyé la possibilité de vous préciser ce que représente cette fonction. Le chef d’état-major des armées est très présent mais derrière lui, d’autres personnes œuvrent à l’engagement des forces. C’est notre métier majeur.
Dans une première partie, je vous donnerai quelques chiffres sur l’armée de terre aujourd’hui, et je vous dirai comment je la perçois. Dans une deuxième partie, je vous dirai en quoi cette armée de terre est nouvelle, c’est-à-dire quelles sont les ruptures auxquelles nous avons dû faire face les deux dernières années, et qui influent largement sur son organisation, son état d’esprit et son emploi. Et je terminerai, dans une dernière partie, par nos ambitions et les défis qui se posent à nous.
Je ne développerai pas forcément dans le détail chacune de ces parties, mais j’espère vous donner, au travers de cette courte présentation, les premières bases de compréhension d’une armée qui représente à elle seule 50 % des personnels en tenue du ministère des Armées. C’est donc une armée qui pèse dans les armées.
La mission du chef d’état-major de l’armée de terre est de fournir au chef d’état-major des armées des hommes bien équipés, bien entraînés, bien commandés, pour pouvoir remplir toutes les missions décidées par le président de la République. À cette fin, chaque armée doit s’appuyer sur une organisation ; pour l’armée de terre, c’est le modèle « Au contact » que nous avons mis en œuvre depuis maintenant deux ans.
Pour remplir cette mission, il lui faut des ressources humaines, dont le périmètre de responsabilité va du recrutement à la reconversion, en passant par la gestion ; des cycles de préparation opérationnelle – je m’entraîne, j’interviens, je récupère ; des équipements suffisants, en quantité comme en qualité ; et puis, un exercice du commandement marqué. En effet, le chef d’état-major est responsable à la fois des sanctions et des récompenses, et donc de la discipline d’une manière générale, et c’est lui qui est regardé dès lors que, dans une armée, un événement difficile se produit.
Depuis deux ans, l’armée de terre est revenue sur un point fondamental de l’ordonnance de 1959 portant organisation générale de la défense, à savoir que « la défense a pour objet d’assurer en tout temps, en toutes circonstances et contre toutes les formes d’agression, la sécurité et l’intégrité du territoire, ainsi que la vie de la population ».
C’est vrai que jusque-là les Français voyaient leur armée de terre d’assez loin. Ils la voyaient souvent en Afrique, aux informations nationales. Ils la percevaient difficilement. Bien sûr ils la voyaient au cours des prises d’armes, mais c’est une vision partielle, on voit des militaires sur les rangs, ils partent en chantant… Aujourd’hui, l’armée de terre est déployée dans nos rues, sur le territoire national, elle est « au contact ».
Le retour au premier plan de cette mission de protection du territoire national et des Français est important culturellement parlant, par rapport aux vingt années pendant lesquelles l’armée professionnelle s’est construite autour des opérations extérieures – et moins sur le territoire national et sa défense.
En tant que chef d’état-major de l’armée de terre, j’exerce mes responsabilités sur 137 000 « terriens », dont 105 000 sont directement « chez moi », dans l’armée de terre, y compris 8 500 personnels civils ; cela représente 50 % des personnels en uniforme du ministère. Cette armée a vingt ans de professionnalisme. Vingt mille hommes sont déployés en permanence.
En 2016, plus de 15 000 hommes – certains payés à hauteur du SMIC – ont passé plus de 150 jours en dehors de la garnison. C’est une forte pression. Je précise que 100 % de nos militaires du rang sont contractuels – 75 % des personnels de l’armée de terre si l’on prend en compte les officiers et les sous-officiers de carrière.
Le recrutement se monte à environ 20 000 personnes par an : 15 000 engagés volontaires et 5 000 réservistes. Nous sommes donc un recruteur massif.
L’armée de terre, c’est 80 régiments – le régiment en étant la brique constitutive.
Nos engagés sont des gens jeunes – car nous avons un impératif de jeunesse dans l’armée de terre. Ils ont en moyenne vingt-sept ans. Ils sont volontaires, et ce n’est pas pour rien qu’on les appelle les engagés volontaires de l’armée de terre (EVAT). Ils sont courageux. Ils sont de leur génération, ils sont capables de mener des actions de combat de haute intensité dans la boucle du Niger. Dès lors qu’ils sont blessés, ils savent remonter la pente. Ils sont disponibles. Depuis 2015, l’armée de terre s’est déployée plusieurs fois dans l’urgence, à hauteur de 10 000 hommes, sur le territoire national. Ils sont également disciplinés et rustiques. Ils peuvent combiner la rusticité et la haute technologie, car ils sont très à l’aise avec tout ce qui touche à la digitalisation.
Ils combinent des savoir-faire et des savoir-être, une combinaison qui est le fruit d’une formation initiale assez longue. Je vous livre cette anecdote : lorsqu’elle est venue à Satory, la Ministre est montée dans un véhicule blindé de combat d’infanterie (VBCI). Elle a tendu la main à un garçon du 16e bataillon de chasseurs, qui fermait la rampe arrière du VBCI. Alors qu’il était en tenue de combat complète, avec son gilet et son arme, il a ôté son gant pour lui serrer la main. Je trouve que c’est une attitude remarquable, dans le monde dans lequel on vit…
De fait, nos soldats sont regardés et admirés par nos concitoyens et par les autres armées étrangères. Il est vrai qu’ils véhiculent des valeurs de courage, de discipline, d’honneur, dont nous n’avons pas le monopole et dont nous ne revendiquons pas l’exclusivité, bien sûr, mais que nous essayons de porter à un haut degré. Pour finir, ils ont des familles particulièrement dignes. Il faut souligner à cet égard que le choix de la carrière militaire est au moins autant un choix de vie que de métier.
Au-delà du soldat, il y a le régiment, la brique qui le rattache au territoire. Nous avons 80 régiments, et 80 garnisons. Par exemple, le 92e régiment d’Infanterie (RI) totalise 146 années de présence à Clermont-Ferrand. Si vous dites aux Clermontois qu’on va enlever ou déplacer le 92e RI, ce serait un très mauvais signal !
M. André Chassaigne. C’est sûr !
Général Jean-Pierre Bosser. Je savais bien que j’aurais un écho dans la salle… Vous avez apporté, Monsieur le président Chassaigne, la meilleure démonstration du fort attachement qui existe entre l’armée de terre, ses régiments et son territoire.
Mesdames et Messieurs, vous êtes les bienvenus dans ces régiments qui sont vos régiments, qu’ils se trouvent ou non dans votre circonscription. Si vous avez par exemple des interrogations sur le maintien en condition opérationnelle aéroterrestre et que vous voulez visiter un régiment d’hélicoptères, vous serez toujours bien accueillis.
Ces régiments ont été considérablement densifiés et rajeunis du fait de l’augmentation des effectifs. Prenez le 3e régiment de hussards, le régiment de cavalerie blindée de la brigade franco-allemande (BFA), qui était autrefois stationné en Allemagne, et qui a déménagé à Metz en 2011. J’y étais il y a trois mois. Il ne reste que 40 engagés volontaires qui étaient présents en Allemagne en 2011. Cela veut dire qu’aujourd’hui, le souvenir concret du stationnement en Allemagne a presque totalement disparu chez les personnels qui servent au régiment, même si cela reste un élément important de sa mémoire collective. De fait, la quasi-totalité des personnels a changé.
Je terminerai par les chefs que l’on oublie souvent. Dans l’armée de terre, les chefs sont présents à tous les échelons : le caporal-chef d’équipe, le caporal-chef ou le sergent-chef de groupe, l’officier ou le sous-officier chef de section, le capitaine commandant d’unité, le colonel chef de corps… jusqu’au général commandant une brigade, une division ou au-delà.
Nous sommes très soucieux de la relation de commandement. D’ailleurs, j’ai offert à votre président la réédition de l’ouvrage L’Exercice du commandement dans l’armée de terre, parue sous le titre Commandement et fraternité. C’est une réédition aménagée d’un document sur l’exercice du commandement qui avait été écrit au lendemain de la profonde révolution entraînée par la fin du service militaire. Ce document qui forme la base de la formation à l’exercice de l’autorité pour nos jeunes cadres suscite également beaucoup d’intérêt dans les écoles spécialisées en stratégie, management, etc.
Nous avons des chefs motivés, des chefs de qualité, qui font l’admiration, notamment des Américains, qui n’ont pas les mêmes types de recrutement ou de formation. Il faut également souligner que plus de 50 % des sous-officiers sont d’anciens EVAT, et qu’environ 50 % des officiers proviennent du corps des sous-officiers. L’armée de terre est donc un creuset, un escalier social absolument extraordinaire, qui n’existe dans aucune autre administration, et nulle part ailleurs, à mon avis, en termes de quantité.
Je vous invite aussi à rendre visite à nos écoles de formation initiale – Saint-Maixent pour les sous-officiers, et les écoles de Saint-Cyr Coëtquidan pour les officiers. Ce modèle de formation, auquel nous sommes très attachés, qui est assez long et qui a été discuté par le passé, nous permet aujourd’hui de disposer d’une armée qui tient vraiment la route.
J’en viens maintenant à ma deuxième partie. L’armée de terre est une armée nouvelle qui, depuis 2014, a connu plusieurs ruptures majeures.
La première rupture réside dans les menaces et la façon dont nous y faisons face.
Le retour des menaces sur le territoire national a entraîné un retour des armées sur le territoire national.
Nous avons vécu pendant vingt ans avec une armée plutôt tournée vers la projection, plutôt en posture offensive, et l’on se retrouve aujourd’hui avec quasiment la moitié des forces déployées – sur les 20 000, environ 10 000 sont consacrées au territoire national – dans une posture que l’on peut qualifier arithmétiquement de défensive, face à un ennemi utilisant des tactiques asymétriques.
Aujourd’hui, trois hommes avec des armes blanches terrorisent le centre d’une capitale. Autrefois, quand les armées intervenaient dans certains pays, avec deux compagnies, un état-major tactique, on arrivait à maîtriser la situation. Donc d’une certaine manière le rapport de forces s’est inversé. Nous devons rééquilibrer notre posture stratégique, en gérant une posture défensive tout en conservant une capacité d’urgence, d’intervention et donc, une posture plutôt offensive.
Nous connaissons par ailleurs une reprise d’activité opérationnelle en Europe de l’Est. Dans le cadre des mesures de réassurance de l’OTAN, nous intervenons actuellement sous commandement britannique en Estonie, où nous avons déployé un détachement. Nous redécouvrons ainsi le théâtre Centre Europe : l’hiver avec 50 centimètres de neige, des journées relativement courtes, beaucoup d’entraînement au combat de nuit, des menaces indirectes, le cyber, les réseaux sociaux, la désinformation, l’influence…
Enfin, sur le flanc Sud, nous oscillons entre la moyenne à la haute intensité, avec des menaces qui restent encore assez symétriques et qui nécessitent des savoir-faire « classiques ».
La deuxième rupture est dans l’organisation de l’armée de terre.
Quand j’ai pris le commandement de l’armée de terre, j’ai voulu changer son modèle, qui n’avait pas vraiment évolué depuis 1972, à la suite du Livre blanc. L’objectif était de mieux l’adapter au continuum paix-crise-guerre, et de résoudre le problème qui était que l’armée de terre manquait de cohérence : elle avait perdu beaucoup de régiments ; il n’y avait plus de divisions, et la lisibilité de ses fonctions opérationnelles était assez faible.
J’ai souhaité construire un nouveau modèle pour l’armée de terre, autour d’un certain nombre de piliers correspondant à de grandes fonctions stratégiques – par exemple un pilier dédié aux hélicoptères ; un pilier dédié aux forces spéciales ; un pilier dédié au territoire national ; un pilier dédié au système d’information et de commandement ; un pilier dédié au renseignement ou encore un pilier dédié à la logistique. Une construction plus verticale donc, avec, bien sûr, un besoin d’horizontalité important, qui est l’enjeu majeur de ce modèle.
Je pense qu’aujourd’hui, ce modèle est en partie « digéré » : 2015 a été l’année de la conception, et 2016 celle de la construction. Il s’agit maintenant « d’écouter le modèle tourner » et de faire les réglages. C’est quasiment terminé. Quelques sujets demeurent, qui sont la troisième dimension, la cynotechnie, l’aguerrissement et la rénovation de l’École de guerre.
La troisième rupture est celle de la remontée en puissance des effectifs.
Depuis les années soixante, les armées vivaient une décroissance permanente de leurs effectifs. Les 11 000 hommes supplémentaires octroyés par le président de la République en 2015, recrutés en deux ans, ont créé un choc qui a redonné à l’armée de terre une forme de dynamique, et qui, en même temps, nous a fait prendre conscience de certains seuils critiques en matière de recrutement, d’infrastructures, de formation, de préparation opérationnelle et d’équipements.
Comme je l’avais dit précédemment à la commission, les déflations que nous avons connues et les choix que nous avons faits dans le passé ont rendu certaines situations irréversibles, et cette remontée en puissance difficile.
Pour augmenter les effectifs de l’armée de terre de 11 000 hommes, j’ai recruté en trois ans plus de 45 000 soldats. Honnêtement, je n’aurais pas été capable d’augmenter les effectifs davantage, 15 000 au lieu de 11 000 par exemple, car je n’aurais pas pu les héberger. En effet, un certain nombre d’infrastructures ont été vendues, et nous ne disposons plus de casernes. Donc, aujourd’hui, s’il fallait recréer un régiment, beaucoup de villes en France seraient probablement volontaires pour l’héberger, mais il faudrait alors reconstruire des casernes.
Finalement, dans les années de déflation, nous n’avions pas prévu que nous pourrions un jour remonter en puissance. De ce fait, notre capacité de le faire dans des délais assez contraints est faible.
La dernière rupture concerne l’emploi et l’engagement massif sur le territoire national.
Nos jeunes s’engagent pour l’action et pour voir du pays. Quand on leur dit que leur première mission sera « Sentinelle » à la gare du Nord, cela ne les fait pas rêver. Je ne vais pas raconter des histoires : ils se sont engagés d’abord pour partir au Mali ou sur d’autres théâtres d’opérations extérieures.
Cela dit, l’engagement sur le territoire national n’est pas non plus une nouveauté. Dans le milieu terrestre, l’armée de terre a depuis longtemps mission de renforcer les moyens de l’État en cas de crise, comme c’est le cas avec la contribution des armées au plan Vigipirate depuis 1995, la mission Harpie de lutte contre l’orpaillage illégal en Guyane depuis 2008, ou encore la mission Héphaïstos, mission ancienne déployée d’ailleurs en ce moment pour lutter contre les feux de forêt. La grande différence de Sentinelle, c’est que cette opération déploie d’énormes masses – jusqu’à 10 000 hommes – sur le territoire national. Aujourd’hui, il y en a 7 000 – et 3 000 en réserve.
La question s’est posée de savoir quels seraient désormais le rôle et la place des forces armées sur le territoire national. Cela a fait l’objet de nombreux débats, qui portent sur le bien-fondé, ou non, de déployer des forces armées. Est-ce vraiment leur rôle, par rapport aux forces de sécurité intérieure ? Si oui, pour quoi faire ? Et surtout, comment le faire ? Depuis 2015, nous sommes passés d’un dispositif statique où nos soldats étaient vraiment employés comme des sentinelles, vers des dispositifs beaucoup plus dynamiques. Pour ma part, j’espère que dans le cadre de la rénovation ou de la suite de l’état d’urgence, nous serons encore amenés à faire évoluer le rôle et la place des forces armées. Mais nous pourrons en reparler.
Face à ces évolutions, je suis vigilant s’agissant de la disponibilité et de la réactivité de nos forces. Je suis également attentif au retour à la préparation opérationnelle. Globalement, les 11 000 hommes supplémentaires permettront de refaire une opération extérieure de grande envergure, s’il le fallait, à l’été 2018, pas avant.
Enfin, je ne l’ai pas encore évoqué, mais je suis bien sûr très vigilant s’agissant du moral de nos soldats. Sur l’année 2016, il était qualifié de « plutôt bon ».
J’en viens maintenant à ma troisième et dernière partie : quelles ambitions et quels défis pour l’avenir ?
Quand je vais dans les régiments, j’organise des tables rondes avec les différentes catégories de personnel. Or la question qui m’est le plus souvent posée, notamment chez les militaires du rang, est la suivante : Mon général, pensez-vous que nous allons conserver les 11 000 hommes supplémentaires, ou les effectifs vont-ils de nouveau décroître ?
Le débat peut paraître dépassé. Mais la réalité est qu’il y a encore une recherche de confiance. Cette confiance n’est pas entièrement rétablie chez nos soldats, au minimum en matière de stabilisation, et au mieux en matière de remontée en puissance supplémentaire. Il subsiste encore un doute sur ce qu’il adviendra demain de l’armée de terre.
Les signaux qui ont été donnés le 13 juillet au soir par le président de la République, en particulier à propos du projet de loi de finances pour 2018, sont plutôt positifs. Ils vont en effet dans le sens d’une remontée en puissance. Je pense que cela répondra en partie aux attentes de nos soldats.
Il restera la revue stratégique et la loi de programmation militaire, pour tracer la route d’ici à 2025. Mais je pense – et je vous le dirai la prochaine fois que nous nous rencontrerons – que globalement ce message a été perçu comme permettant un retour de la confiance.
L’autre défi est celui de la méthode employée pour assurer cette remontée en puissance.
Vous le savez, l’armée de terre dispose d’un certain nombre de matériels très modernes, des hélicoptères de nouvelle génération, des matériels de transmissions satellitaires exceptionnels, qui permettent de commander en direct sur un théâtre d’opérations très vaste. Mais nous avons aussi des matériels âgés de plus de quarante ans. Aujourd’hui, je suppose que vous n’avez pas vous-même de véhicules d’un tel âge, sauf si vous êtes collectionneur de vieilles voitures. Il faut que nous conduisions encore nos opérations avec ces matériels, et nous en avons énormément – je pense en particulier à nos véhicules de l’avant blindés (VAB).
La question qui se pose est donc désormais de savoir à quel rythme il sera possible de renouveler ces véhicules. Autrement dit, va-t-on continuer à dépenser des sommes conséquentes pour reconstruire et réparer de vieux équipements, ou va-t-on investir cet argent dans l’acquisition d’équipements de nouvelle génération ? Je pense notamment au programme Scorpion. Mais quelle sera la capacité des industriels à accélérer la cadence de livraison ? S’ils savent le faire, à périmètre financier identique, on pourra s’interroger : faut-il reconstruire et régénérer un VAB, alors que pour un coût équivalent ou à peine supérieur, nous pourrons acquérir des VBMR légers ou des Griffon neufs et bien plus performants ?
C’est une question d’agilité – un point d’attention de la ministre –, c’est-à-dire de capacité du ministère à donner de la dynamique à l’ensemble du processus d’acquisition des équipements. C’est un véritable défi pour le ministère d’améliorer notre réactivité, d’éviter le chevauchement sur une très longue durée du maintien en service d’équipements d’ancienne génération et de la mise en service progressive d’équipements de nouvelle génération.
Ce raisonnement vaut pour beaucoup d’équipements, notamment pour le remplacement du FAMAS. J’avais dit ici qu’avec le prix de quelques chargeurs de FAMAS, le chargeur étant une pièce fragile de l’arme, on peut s’acheter un nouveau fusil HK-416. Dans ces conditions, va-t-on continuer à sous-traiter avec un sous-traitant du sous-traitant la construction et le maintien en condition opérationnelle de percuteurs de FAMAS, ou va-t-on acheter un fusil neuf ? Et il en est de même pour le coût des chargeurs du FAMAS. Il faut que l’on se pose ces questions, surtout lorsque cela permet d’acquérir des matériels plus modernes et puissants, mieux adaptés au niveau d’exigence des combats actuels et qui protègent mieux nos soldats.
Cette nouvelle approche économique, que j’appelle de mes vœux, n’est pas valable pour tous les équipements. Pour les camions, aujourd’hui, son intérêt n’est pas avéré. En revanche, pour le FAMAS et pour le VAB, elle l’est.
Nous avons également un pistolet qui date des années 1950 ! Très franchement, aujourd’hui, ni les forces de sécurité intérieures, ni les soldats étrangers que j’ai rencontrés cette année ne sont dotés d’une arme de poing des années cinquante ! Nous devons donc étudier ces questions avec beaucoup d’intérêt.
Enfin, concernant le défi de l’emploi des forces, je pense que l’on peut encore améliorer la combinaison de nos forces et de nos moyens.
Dans la bande sahélo-saharienne, il faut que nous travaillions davantage encore avec les autres armées africaines, car notre stratégie est fondée sur une coopération renforcée avec les armées de la région. Il nous faut également mettre plus en avant nos capacités technologiques les plus avancées, celles qui nous confèrent une réelle supériorité opérationnelle. C’est en cours. Je suis plutôt optimiste sur ces choix d’engagement opérationnel.
Sur le territoire national, je tiens à vous dire que la coopération entre les différents acteurs existe. Vous avez sans doute entendu parler il y a un an de « frottements » avec le ministère de l’Intérieur sur des sujets comme le renseignement ou autre. D’abord, cela n’a jamais été le cas sur le terrain. Ensuite, cette situation, aujourd’hui, est entièrement dépassée. Mais il faut reconnaître que le retour de l’armée de terre sur le territoire national pouvait s’apparenter à une « intrusion ».
Il faut dire que depuis la fin des années 1990, avec une menace potentielle sur le territoire national moins présente, nous avions fait passer au second plan la doctrine et le dialogue décentralisé avec les autorités civiles présentes sur le territoire national. Il y avait des capitaines ou des colonels qui connaissaient mieux la vie africaine, le chef de village, l’attaché de défense et l’ambassadeur que la vie de leur propre pays, avec le maire, le commissaire de police, le préfet et le procureur de la République.
Ce temps est maintenant révolu, et nous sommes entrés dans une construction intelligente. Je pense qu’aujourd’hui, nous contribuons encore à rassurer la population, à la protéger en cas de besoin, et à intervenir s’il le faut en tant que primo-arrivants. L’étape d’après sera peut-être, demain, l’anticipation et l’approfondissement des scénarii de crise.
Même si je ne suis pas tout à fait objectif, je conclurai en disant que nous avons une belle armée de terre. J’ajouterai que depuis que je suis chef d’état-major, donc en deux ans et demi, j’ai visité 173 blessés physiques en opération, et que chaque visite à l’hôpital Percy est difficile. J’ai également reçu quatorze familles de soldats décédés en opération, dont une tout dernièrement. Ce sont des moments qui pèsent. Tout cela pour vous dire que nous ne faisons pas un métier exactement comme les autres, et que la sanction peut être parfois sévère. (Applaudissements.)
M. le président. Merci, Mon général, pour cet état des lieux, et pour les perspectives que vous avez développées devant la commission.
Pendant que vous vous exprimiez, nous est parvenue l’information de la démission du général Pierre de Villiers de son poste de chef d’état-major des armées. Je voulais ici rendre hommage et remercier Pierre de Villiers avec qui nous avons toujours eu – du moins tous les anciens parlementaires – des contacts francs et directs. Il ne cachait pas sa passion des armées, son engagement total au service de notre pays. Le général Pierre de Villiers était un très grand soldat et un très grand chef d’état-major.
Il y a deux jours et durant tout le week-end, j’ai été en contact avec lui pour lui dire que sa démission n’était pas envisageable. Je le lui ai dit à plusieurs reprises.
Je regrette cette décision, parce que je pense qu’au moment où débute la revue stratégique, préalable à une loi de programmation militaire très engageante, suivant les termes du président de la République, nous avions besoin de son expertise, de sa compétence et de son autorité au sein des armées pour mener ces grandes réformes auxquelles notre commission sera associée.
C’est une décision personnelle qui engage bien entendu toutes les armées, mais je voulais lui redire – et je l’appellerai plus tard – toute notre amitié, notre estime et la confiance qui demeure vis-à-vis d’un très grand soldat.
Général Jean-Pierre Bosser. Merci, Monsieur le président.
M. le président. Nous en venons aux questions, que j’espère courtes – pas plus d’une minute par question.
Mme Marianne Dubois. Général, que pensez-vous vous du projet de service national universel, en préparation ?
M. Joaquim Pueyo. Monsieur le président, au nom du groupe de la Nouvelle Gauche, je voudrais moi aussi rendre hommage au général de Villiers qui a été un excellent chef d’état-major des armées, et que l’on a fréquenté régulièrement ici. Nous perdons un des plus grands militaires.
Je voudrais dire au général Bosser que nous avons beaucoup d’admiration pour les jeunes soldats qui s’engagent. Nous étions à Gao il y a quelques mois, et nous avons pu apprécier leur état d’esprit.
Mon général, vous avez parlé du matériel, qui est essentiel. En 2014, le ministre de la Défense avait lancé le programme Scorpion. En 2018, théoriquement, on devait commander les nouveaux véhicules blindés multi-rôles Griffon, ainsi que les engins blindés de reconnaissance de combat Jaguar, et rénover le char Leclerc. Y a-t-il des avancées concrètes ? Va-t-on voir enfin arriver ces nouveaux matériels, ainsi que ce que l’on avait prévu pour protéger les militaires et les aider dans la reconnaissance du terrain à travers le système Félin ?
Ce sont des questions très pratiques. Mais sachez que nous portons une très grande attention à la condition militaire.
M. Philippe Folliot. Mon général, je voudrais vous interroger sur la préparation opérationnelle. C’est un enjeu important pour nos forces, même si elle peut être mise en difficulté à l’occasion des engagements opérationnels, qu’ils soient en OPEX ou en OPINT – par exemple Sentinelle.
Pensez-vous que les conditions de préparation opérationnelle, et notamment celles de 11e brigade parachutiste que vous connaissez bien, sont tout à fait suffisantes et adéquates ? Je pense à la disponibilité des A400M pour les entraînements de saut.
Général Jean-Pierre Bosser. Je vais répondre dans le sens inverse des questions, et garder le sujet sensible pour la fin…
Monsieur Folliot, dans le cadre du nouveau modèle, j’ai procédé à une réorganisation de l’armée de terre – avec deux divisions à trois brigades – et modifié le cycle de préparation opérationnelle. Et il est exact que pendant cette période, trois des six brigades ont vécu un cycle de préparation opérationnelle dense, mais un cycle de projection plus réduit.
Comme vous le savez, la 11e brigade parachutiste a fait partie de ces unités dont la projection extérieure a été très faible au cours de ces dix-huit derniers mois. Elle a fait beaucoup de missions Sentinelle, mais parallèlement, elle s’est beaucoup entraînée. J’en veux pour preuve que le général commandant la brigade est le seul général ayant commandé la 11e BP à avoir pu faire passer le cycle d’évaluation Antarès à l’ensemble des régiments de la brigade.
Il faut donc se méfier du ressenti, qui peut ne pas correspondre à la réalité. Bien que cette brigade ait été peu projetée, en revanche, elle s’est beaucoup entraînée. Je précise d’ailleurs qu’elle a une singularité, c’est sa capacité à se projeter par la troisième dimension.
Je reconnais par ailleurs qu’avec l’A400M, nous rencontrons un certain nombre de problèmes pour le largage de personnels, et que ces problèmes ne sont pas résolus aujourd’hui. Il faut néanmoins relever que les avions qui peuvent faire du largage, notamment les C-130 qui sont déployés dans la bande sahélo-saharienne, nous permettraient de mener des actions par la troisième dimension en cas de besoin.
Monsieur Pueyo, je n’ai aucune inquiétude à propos de Scorpion. Le marché a été notifié. Vous avez vu le premier Griffon défiler sur les Champs-Élysées à l’occasion du 14 juillet. Ainsi, le prototype existe, et la production est lancée. Si vous venez le 19 septembre à Satory, nous vous présenterons la maquette du premier Jaguar. Et vous connaissez l’intérêt des Belges pour ce programme Scorpion.
J’ai demandé aux industriels de s’exprimer sur leur capacité d’intensifier les livraisons de Scorpion, dans l’hypothèse où la ministre retiendrait finalement une approche économique nouvelle, qui consisterait à moins régénérer les VAB, et à se faire livrer plus vite les véhicules Scorpion qui les remplaceront.
Il ne s’agit pas de vous faire l’article, mais il faut reconnaître que Scorpion est un bijou, avec davantage d’autonomie et de puissance de feu. Mais surtout, entre reconstruire un véhicule qui a été conçu il y a quarante-cinq ans dans le cadre de la guerre froide, et se faire livrer des véhicules sur lesquels nous travaillons depuis quinze ans pour faire face aux combats les plus durs – qu’il s’agisse de la protection de nos soldats, de la protection contre les mines, de la détection à distance, de l’info-valorisation – il n’y a pas à hésiter. Sauf à être amoureux des véhicules anciens…
Enfin, Madame Dubois, la question du service national nous intéresse et nous préoccupe tout à la fois.
Elle nous intéresse beaucoup, parce que nous vivons au quotidien avec des jeunes, nous recrutons 15 000 jeunes chaque année. Le CEMAT a certes plus de cinquante ans, mais il vit en permanence avec des jeunes qui ont entre vingt et trente ans. La jeunesse est donc notre pâte quotidienne.
Par ailleurs, nous démontrons, au travers du service militaire adapté (SMA) et du service militaire volontaire (SMV), notre capacité à remettre debout certains jeunes et à leur redonner de l’autonomie pour pouvoir prendre un nouveau départ. Les garçons et les filles dont on s’occupe pendant trois ou cinq ans chez nous et qui repartent ensuite dans le monde civil n’ont aucun souci pour trouver un emploi, car ils sont très appréciés par les entrepreneurs et par les autres employeurs. Qualitativement, nous avons les compétences et le savoir-faire pour aider nos jeunes.
Mais c’est le volume qui peut poser problème. 700 000 jeunes, c’est dix fois la force opérationnelle terrestre ! Quel est l’impact d’une masse de 700 000 personnes sur une masse qui en fait 77 000 ? Que se passe-t-il lorsque l’on est percuté par dix fois son poids ? Si l’on nous dit qu’en cinq ans, nous aurons à former 700 000 personnes, comment ferons-nous ?
Pour répondre du mieux possible à votre question, je pense qu’il faut prendre les choses dans l’ordre. Premièrement, quelle est la finalité de ce service national ? Que veut-on apprendre à ces jeunes ? Deuxièmement, combien serons-nous à agir ? Les militaires seront-ils seuls dans cette affaire ? Est-ce une action interministérielle ? Sera-t-elle partagée avec d’autres ? Je pense qu’un partage des tâches serait judicieux.
Reste un dernier point qui va peut-être vous faire sourire, mais qui n’est pas anodin : la popularité ou l’impopularité que la défense pourrait tirer de cette action. Aujourd’hui, nous employons des engagés volontaires, qui acceptent l’entraînement et les contraintes du service. Avec un service national, on accueillerait des garçons et des filles qui, pour certains, viendraient chez nous un peu contraints et forcés. Pour ma part, je ne souhaite pas revenir à ce que l’on a pu connaître dans les années 1970 ou 1980… Quoi qu’il en soit, la popularité ou l’impopularité de notre armée aurait un impact sur notre capacité à encaisser ce choc dans notre écosystème.
M. André Chassaigne. Merci, Monsieur le président, de donner la parole à un ancien caporal-chef du 92e régiment d’infanterie de Clermont-Ferrand.
Je tiens à rendre hommage au général de Villiers, que je ne connaissais pas personnellement, étant nouveau dans cette commission. Mais j’estime qu’il est très important que l’on nous parle avec franchise, surtout à huis clos, parce que la représentation nationale a besoin de disposer des informations les plus larges – sans pour autant les disperser ensuite sur la place publique.
Je citerai des propos qu’il a lui-même tenus, qui ne s’adressaient pas aux députés, mais que ceux-ci peuvent reprendre à leur compte : « Méfiez-vous de la confiance aveugle ; qu’on vous l’accorde ou que vous l’accordiez. Elle est marquée du sceau de la facilité. » Quand certaines précisions nous sont données, et le président de la commission l’a très justement relevé, nous devons écouter, mais aussi faire preuve de responsabilité.
Je souhaiterais également intervenir sur le problème du maintien en condition opérationnelle (MCO) des matériels. Deux tiers de nos matériels ont plus de quarante ans – en particulier les véhicules de l’avant blindés, et les engins blindés AMX 10 RC. On dit par ailleurs, et je crois que ces propos avaient été tenus par le général de Villiers, que 30 % seulement du matériel est aujourd’hui disponible instantanément. On peut donc dire que les limites sont atteintes, que l’on est au bord de la rupture. Cela peut affecter la capacité de nos armées, notamment dans de nouveaux théâtres d’opérations.
Par ailleurs, le véhicule Griffon est en cours de réalisation. J’ai lu dans la presse que 49 véhicules avaient été commandés pour 2019. Est-ce bien ce qui est prévu ? Est-ce suffisant ? Est-ce que les commandes seront maintenues, malgré les réductions budgétaires, en raison de l’urgence qu’il y a de s’équiper avec ce type de matériel ?
Ma dernière question portera sur l’opération Sentinelle et l’état d’urgence, qui mobilise actuellement 7 000 hommes, plus 3 000 hommes en réserve. Or le Livre blanc sur la défense et la loi de programmation militaire n’en prévoyaient que 3 000. C’est beaucoup, si j’ai bien compris – vous l’avez dit à demi-mot.
Quel chiffre, s’il en est un, serait supportable au regard de vos moyens ? En effet, il ne faut pas oublier que l’opération Sentinelle – à laquelle contribue l’armée de terre – nécessite une formation spécifique, qui prend du temps et de l’argent, qu’elle ampute le budget de l’armée et pèse physiquement et moralement sur les forces disponibles.
M. Fabien Gouttefarde. Je souhaite moi aussi rendre hommage au général de Villiers, qui est un grand soldat et un grand chef des armées.
Ma question porte sur la garde nationale. Mon général, pouvez-vous me dire, en tant que CEMAT, ce que le passage de la réserve opérationnelle à la garde nationale a changé concrètement pour vous ? De mon côté, en tant que réserviste opérationnel dans la marine, j’ai du mal à sentir un changement. S’agirait-il d’une opération de communication, essentiellement cosmétique ?
M. Jean-Charles Larsonneur. Je souhaite vous interroger, Mon général, sur les taux de disponibilité de certains matériels et en particulier de nos 55 hélicoptères Tigre dont la durée de remise en condition opérationnelle est en moyenne de 383 jours. Constatez-vous une réduction de ces délais pour les matériels aéromobiles ?
Général Jean-Pierre Bosser. Ce n’est pas parce qu’un matériel est ancien qu’il n’est pas de bonne qualité. Souvent, la deuxième question qu’on me pose lors des tables rondes en régiment est de savoir quand nous disposerons du fusil d’assaut HK 416. Or le HK 416 non doté de ses aides à la visée est moins performant que le FAMAS Félin. Le FAMAS représente certes un coût de soutien mais il reste une très bonne arme, l’une des meilleures au monde. Quand le HK 416 sera « félinisé », nous pourrons avancer qu’il sera une meilleure arme, et moins coûteuse, que le FAMAS Félin.
Autrefois, on pouvait planifier l’usure du matériel ; or un phénomène nouveau est apparu : la nécessité de régénération des matériels. Certains sont en effet détruits en opération : c’est le cas de 79 véhicules depuis que je suis chef d’état-major de l’armée de terre, dont 36 véhicules de l’avant blindés et 11 véhicules blindés légers (VBL)– davantage que la dotation d’un régiment. L’usure prématurée des matériels et leur destruction impliquent un décalage des modèles de maintien en condition opérationnelle : on est passé d’un simple maintien de la disponibilité technique à une combinaison de régénération et de disponibilité technique. Ainsi, après douze ou dix-huit mois passés au Mali, un VAB doit être renvoyé en France pour y être reconstruit. Les limites de la régénération sont financières et humaines : de quelle capacité dispose-t-on sur les chaînes étatiques et industrielles pour remettre en condition le matériel en question ?
Peut-on accélérer le programme Scorpion ? La réponse est entre les mains des industriels qui ont besoin de visibilité horizontale. Or si on leur annonce une réduction de la reconstruction des VAB et une accélération du programme Scorpion, il leur faudra modifier leurs chaînes, les ouvriers devant s’adapter en conséquence – d’où toute l’importance de la loi de programmation militaire. Souvenez-vous de la polémique, l’année dernière, sur le remplacement de la P4, véhicule construit en coopération avec les Allemands il y a quarante ans. Aussi étrange que cela paraisse pour un véhicule militaire : il rouille. Reconstruire une P4 représente 300 heures de travail pour un coût de 27 000 euros. Or, avec cette somme, vous trouvez aujourd’hui sur le marché des véhicules 4×4 de meilleure qualité. À la question de savoir si un constructeur français pouvait rapidement pourvoir au remplacement des P4, la réponse a été négative et les constructeurs nous ont dit qu’ils avaient besoin d’une visibilité d’au moins cinq ans. Le ministre Jean-Yves Le Drian a dû expliquer à la représentation nationale pourquoi nous ne pouvions, dès lors, acheter français : il était impératif de changer ces véhicules car il était décalé de reconstruire les vieux. Nous n’avons du reste acheté que le strict minimum de matériels destinés à compenser le ferraillage des P4.
J’en viens à l’opération Sentinelle et à son avenir. Les 11 000 hommes supplémentaires accordés à l’armée de terre par l’actualisation de la LPM en 2015 ont permis de faire face, dans la durée, à un accroissement des sollicitations opérationnelles sur le territoire national, en opérations extérieures et à l’entraînement.
Quel que soit l’avenir de Sentinelle, je pense que nous n’échapperons pas à un déploiement militaire sur le territoire national sur des sites particuliers. Quand je me rends auprès des soldats engagés dans l’opération Sentinelle, j’interroge longuement les gens du quartier, parfois les touristes… et, dans un endroit fréquenté chaque année par 12 millions de visiteurs – Paris a retrouvé son taux de fréquentation d’avant les attentats –, je constate que la présence militaire rassure les gens. Les Français, dans la rue, me disent, très lucides : « Nous savons bien, Mon général, que ce n’est pas l’opération Sentinelle qui nous protégera mais, grâce à elle, nous aurons peut-être une chance de nous en sortir. »
On n’échappera pas, je le pense, à la présence de quelque 3 000 hommes répartis sur des points clefs de Paris comme la Tour Eiffel, le Louvre… Ensuite, il faut 3 000 hommes en réserve pour monter en puissance en cas de coup dur, n’importe où en France. Enfin, je souhaiterais qu’une troisième fraction de 3 000 hommes, aujourd’hui encore déployés, soit consacrée à l’anticipation. J’entends que l’on travaille sur les scénarios de crise – tels que définis par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) – comme les prises d’otages de masse, les risques industriels, les risques bactériologiques. Ce n’est pas anxiogène pour les Français qui sont capables de comprendre qu’en nous y préparant, nous nous préparons à assurer leur sécurité.
Pour me résumer sur ce point : 3 000 soldats de l’armée de terre devraient être déployés, 3 000 en réserve et 3 000 autres se consacrer à l’anticipation. Cette dernière implique d’autres formes de présence sur le territoire national. De nombreux élus me demandent en effet « où sont nos soldats ? » Ils s’entraînent dans les camps ; mais un peu de présence militaire serait appréciable dans de nombreux endroits en France. Demandez aux habitants du Larzac s’ils sont mécontents de voir les gars de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère crapahuter, la nuit, sur le terrain. Pas du tout. Tout le monde pensait que les riverains protesteraient, alors qu’ils sont ravis de savoir que des soldats, la nuit, assurent ainsi, d’une manière indirecte, une forme de sécurité territoriale.
Pour ce qui concerne la garde nationale, je vous ne mentirai pas : on doit à son sujet davantage parler encore de restructuration que de grande réforme et je comprends que les réservistes n’aient pas vu au quotidien la différence. On a construit une structure reposant sur deux piliers : un pilier « défense » et un pilier « intérieur ». L’intérêt de la garde nationale est de rendre les réserves plus cohérentes dans leur mode de recrutement, pour ce qui touche aux équipements, aux sites de projection, à l’administration, à la notation… éléments qui jusque-là étaient sans doute trop compartimentés. Vous avez en tout cas raison de considérer que le changement a davantage concerné les structures que la substance.
Nos hélicoptères, quant à eux – ceux construits par Airbus Helicopters, le Tigre, le Caïman –, sont, il faut le dire, extraordinaires. Or, comme les avions, ils ont des problèmes de jeunesse qui durent. Il a fallu plus de dix ans pour que le Rafale parvienne à maturité, de même pour le Tigre. Nous avons un problème d’immobilisations – elles sont beaucoup trop longues – sur les chaînes d’Airbus Helicopters. Je me suis rendu moi-même à Marignane il y a quinze jours pour constater qu’il était absolument nécessaire d’accélérer le rythme, le président d’Airbus Helicopters s’étant engagé auprès de moi à livrer à l’armée de terre les 27 hélicoptères prévus initialement pour 2017. Il faut en effet bien avoir présent à l’esprit qu’un hélicoptère est autrement plus perfectionné qu’un simple véhicule. Sur les 300 hélicoptères dont nous disposons, nous devrions en avoir en permanence 150 à même de voler, auxquels on doit en ajouter 50 en cas de crise ; or seuls 100, aujourd’hui, volent (en unité, en école, en expérimentation ou en opérations) – il en faut donc 50 de plus. Nous n’avons jamais annulé d’opération extérieure par manque d’hélicoptères mais la disponibilité exceptionnelle en OPEX pèse sur l’entraînement des équipages en France. Je précise qu’il s’agit de mon premier poste de dépense – les hélicoptères sont devenus le pilier majeur du combat aéroterrestre.
Mme Natalia Pouzyreff. Pouvez-vous, général, nous donner des informations sur le déploiement de forces chinoises à Djibouti ? Que révèle-t-il des intentions de la Chine ?
M. Olivier Faure. Je m’associe à l’hommage rendu au général de Villiers, homme de courage et d’honneur. Je vous remercie pour vos propos, Mon général, puisque vous avez vous-même courageusement tenu le cap fixé par le général de Villiers lors de son audition, la semaine dernière, avec l’assentiment de l’ensemble de la commission. Je saisis cette occasion pour revenir sur les droits du Parlement. L’audition du général de Villiers se tenait à huis clos. Nous savons bien que des fuites sont toujours plus ou moins organisées mais si, demain, chaque personnalité auditionnée à huis clos devait être reprise en main, il ne serait plus possible d’entendre qui que ce soit, alors que nous sommes les représentants du peuple souverain et que nous avons besoin d’être éclairés dans nos choix, ce qui suppose que la personne entendue, et a fortiori, j’y insiste, si c’est à huis clos, jouisse d’une totale liberté d’expression.
J’en viens à ma question. Nous sommes en début de législature, moment des grands choix pour les cinq ans qui viennent. Or j’entends qu’en ce qui concerne le service militaire, même si vous ne le dites qu’à demi-mot, nous ne sommes pas prêts – nous le confirmez-vous ? Nous sommes engagés au Sahel, au Levant, nos soldats sont impliqués dans l’opération Sentinelle… Alors que vous avez rappelé votre difficulté à assurer les missions qui vous sont confiées, du fait de la réforme envisagée une armée de 77 000 hommes serait « percutée », c’est votre terme, par l’éventuelle arrivée de 700 000 appelés que vous devriez former – sur une durée très courte et qui donc ne permettrait pas grand-chose de plus que ce que permettent encore les journées défense et citoyenneté. Quel est votre sentiment ? Sommes-nous mûrs pour une telle réforme ? Faut-il, selon vous, revenir sur cette idée, qui risque de polluer nos débats pendant cinq ans, quitte à la réétudier plus tard ?
M. Jean-Michel Jacques. Je tiens tout d’abord à vous remercier pour vos propos, Mon général, équilibrés et constructifs. La facilité consisterait à partir du fait que nous manquons d’argent, etc. Cela dit, nous connaissons bien l’état du pays et nous sommes résolus à aller de l’avant. Or on retrouve dans vos réponses de nombreux éléments très positifs : vous évoquez ainsi la révision des modèles économiques, remettant en question la filière de construction de certains armements et ayant une approche pragmatique afin que nos troupes disposent des outils nécessaires pour réaliser au mieux le travail qui leur est demandé. Comment allez-vous diffuser ce message positif auprès de vos troupes ?
D’autre part, vous estimez-vous suffisamment sollicités dans la co-construction d’un projet dont l’achèvement est prévu pour 2025 – cap fixé par le président de la République –, cela afin d’améliorer la position de nos soldats et d’être en phase avec la réalité économique du pays ?
M. Christian Jacob. Je m’associe à vos propos, Monsieur le président, et à ceux de nos collègues pour saluer à mon tour l’action du général de Villiers. Tous les Français sont très fiers de la manière dont il a conduit nos armées en tant que CEMA. Ce qui s’est passé pose la question de la séparation des pouvoirs et du fonctionnement des commissions de l’Assemblée. Le Parlement est souverain et l’expression devant lui est totalement libre. Je suis donc inquiet que l’exécutif puisse intervenir sur le mode de fonctionnement du Parlement car c’est ce qui vient de se passer. C’est grave et il faudra en tirer les conséquences et, en attendant, en saisir le président de l’Assemblée afin, je le répète, que chaque personne que nous auditionnons puisse s’exprimer librement sans que ses propos puissent porter à conséquence.
Ma question porte sur le budget de la défense. Si j’ai bien compris les derniers arbitrages rendus par le ministre de l’Action et des comptes publics, sur le 1,3 milliard d’euros que coûtent les OPEX, 450 millions étaient pris en charge par le ministère des Armées, les 850 millions d’euros restants étant pris en charge de manière interministérielle. Avez-vous anticipé l’effet de la prise en charge de ces 850 millions d’euros désormais par le ministère des Armées et, très concrètement, quels investissements, dès lors, ne seront pas réalisés, et à quels recrutements devriez-vous renoncer ?
Général Jean-Pierre Bosser. Concernant la présence chinoise à Djibouti, elle est un signe de l’arrivée ou du retour de puissances émergentes ou anciennes sur la scène internationale. Ces puissances cherchent à étendre leur influence, et font preuve d’un intérêt croissant pour l’Afrique, qui ne se limite plus aux seuls produits énergétiques et aux matières premières. C’est un constat très structurant concernant le dimensionnement de notre outil militaire. Cela nous impose le maintien, voire le renforcement de certains de nos prépositionnements pour rester au contact des puissances émergentes – je pense aux forces de souveraineté ou aux forces prépositionnées en Afrique.
Pour ce qui est du service national, j’avais proposé l’instauration du service militaire volontaire au président Hollande, au moment où nous étions en déflation d’effectifs. Je trouvais en effet dommage d’offrir des pécules de départ à des sous-officiers et à des officiers alors qu’ils pouvaient encore apporter quelque chose au pays et à sa jeunesse. Aussi avais-je imaginé un service militaire volontaire qui aurait été une « boîte » interministérielle où, au lieu de nous séparer purement et simplement de nos hommes, nous les aurions affectés afin qu’ils aident nos jeunes. J’ai exposé ce projet au président de la République lorsqu’il m’a reçu le 17 novembre 2014. Puis il y a eu les attentats de Paris, en janvier 2015 et, lors de ses vœux, le chef de l’État s’est tourné vers Jean-Yves Le Drian et a annoncé sa décision de créer trois centres du service militaire volontaire. Le problème est que nous sommes victimes de notre succès : ce système donne tellement satisfaction que, d’une certaine manière, il est devenu la référence alors que c’est en quelque sorte de l’artisanat et qu’il est censé déboucher sur l’emploi. Aujourd’hui, plus de 75 % des jeunes accèdent à l’emploi à l’issue de leur service militaire volontaire, c’est vraiment une réussite pour nous, et d’autant plus que ce SMV est une sorte de dernier recours : si ces jeunes échouaient au service militaire volontaire, il n’y aurait plus rien pour eux, et j’ignore vraiment de quelle manière ils se comporteraient dans la société de demain.
Il s’agit donc de savoir si l’on peut élargir le périmètre du service militaire volontaire et concevoir un service national différent, dont la finalité ne serait pas le retour à l’emploi. Parmi les jeunes, tous ne sont pas en situation de déséquilibre, heureusement. J’ai beaucoup réfléchi au sujet, encore une fois, et la question qui nous est posée est complexe. Sans vouloir donner dans le déni, sans mettre la tête dans le sable, je vous répondrai que c’est d’abord une question politique, celle de savoir quelle finalité nous voulons donner à ce service national.
Mme Josy Poueyto. Tout à fait !
Général Jean-Pierre Bosser. Déterminer la finalité du dispositif envisagé permettra ensuite de savoir qui fait quoi et donc de connaître la part dévolue aux militaires. En fonction de cette définition, nous serons en mesure de vous répondre si nous savons faire ou non et si oui, ce que nous ne pourrons plus faire. C’est pourquoi la commission que le président appelle de ses vœux est vraiment légitime. Ensuite, nous saurons combien de temps il nous faudra pour accueillir 700 000 jeunes, pour les nourrir, les loger, les habiller… Je ne me prononce donc pas sur ce choix politique car il ne m’appartient pas. J’ai certes un avis en tant que citoyen mais la balle est vraiment dans votre camp.
Le député Jean-Michel Jacques m’a interrogé sur ma place au sein du triangle constitué par la direction générale de l’armement, l’industrie de défense et le chef d’état-major de l’armée de terre. Je la considère comme insuffisante. Dans la conception des matériels qui vont équiper l’armée de terre, je n’ai pas, juridiquement, d’autre place reconnue que celle de tester lesdits matériels. Quand il s’est agi de remplacer le FAMAS, j’ai mis le pied dans la porte : je suis allé voir le ministre pour lui demander s’il acceptait qu’on décide du remplacement du fusil qui équipe tous les soldats de l’armée de terre, sans que le chef d’état-major de l’armée de terre ait voix au chapitre. Il m’a répondu que non. J’ai donc pris ma place et j’entends la garder. C’est un ménage à trois, ce qui est parfois difficile (Sourires) ; reste néanmoins une insuffisance structurelle dans cette co-construction.
J’en viens aux arbitrages budgétaires. Ma première préoccupation est de finir l’année 2017. Comme vous le savez, les chefs d’état-major n’ont plus tous les budgets entre leurs mains. J’espère pouvoir payer les factures des OPEX et des OPINT. La ministre a déclaré qu’elle ferait en sorte que la préparation opérationnelle ne soit pas touchée : c’est mon principal objectif car je veux remplir les missions qu’on m’a confiées et je veux que mes soldats soient entraînés, ne serait-ce que pour pouvoir se protéger – il n’est pas question de les envoyer en opération s’ils n’ont pas suivi la préparation opérationnelle adéquate. Je ne suis pas encore en mesure de vous répondre en détail concernant les 850 millions d’euros d’annulations de crédits. Je veillerai de près à l’élaboration du projet de loi de finances pour 2018 dont j’ai d’ores et déjà noté qu’il prévoyait des crédits dédiés à la protection ; j’y suis très attentif car, vous le savez, je souhaite accélérer la dotation d’un gilet de protection pour chacun de nos soldats.
Mme Sereine Mauborgne. Général, je souhaite vous interroger sur le logiciel unique à vocation interarmées de la solde (LOUVOIS). Pour les familles des militaires, c’est un vrai sujet de préoccupation et il serait intéressant de voir se dessiner une perspective de sortie de crise.
Ensuite, pour ce qui est des alternatives au service militaire, nous allons développer, dans le Var, le programme innovant des cadets de la défense, au sein duquel seront intégrés 180 élèves de collège de quatorze à seize ans. Ils seront pris en charge sur six sites à raison de trente cadets par site. Nous pouvons en être très fiers.
Mme Frédérique Lardet. Je ferai tout d’abord un commentaire concernant la malheureuse démission du général de Villiers. Nous avons tous présenté nos excuses mais ce n’est pas suffisant. J’adresse ainsi un message au connard qui n’a pas respecté la règle et qui ferait mieux d’aller traîner ses guêtres dans une autre commission. J’assisterai samedi prochain au triomphe des écoles de Saint-Cyr à Coëtquidan et je ne serai hélas pas très fière de représenter cette commission ; j’aurai même du mal à regarder mon fils dans les yeux.
Depuis les attentats, général, de nombreuses femmes s’intéressent à nos armées. Avez-vous noté une augmentation des effectifs féminins au sein de vos troupes ? Comment comptez-vous mieux les intégrer, notamment dans les écoles d’officiers et de sous-officiers ?
M. Thibault Bazin. On n’ose plus trop évoquer, depuis une semaine, la coupe budgétaire de 850 millions d’euros et l’on ignore quels secteurs elle affectera. Et même si l’on nous assure que tout sera préservé, le déploiement du programme Scorpion ne risque-t-il pas d’être ralenti, au second semestre, du fait de cette annulation de crédits ?
Ensuite, le moral des soldats semble vous tenir à cœur. Or, du fait de la réorganisation des armées, il y a quelques années, la gestion a été éloignée des foyers. Ces foyers ne sont pas ouverts suffisamment longtemps alors qu’il s’agit de vrais lieux de convivialité, appréciés par les troupes et donc bons pour leur moral. Les fonctions opérationnelles ne doivent-elles pas reprendre la main sur les fonctions support ?
M. Louis Aliot. Vous avez évoqué les forces spéciales, Mon général. Sont-elles, selon vous, en nombre suffisant, aussi bien équipées que celles de nos principaux concurrents dans le monde ? Surtout, les imaginez-vous sur le territoire national participant aux scénarios de crise que vous avez mentionnés ?
Mme Alexandra Valetta Ardisson. Environ 7 000 soldats sont déployés en outre-mer. Même si la souveraineté française, dans ces territoires, ne court pas de réel risque, ne pensez-vous tout de même pas nécessaire d’y renforcer nos moyens et, dans l’affirmative, le pouvons-nous ?
Général Jean-Pierre Bosser. Je n’avais pas évoqué le système LOUVOIS mais je puis vous dire que la confiance de nos soldats est définitivement rompue : chaque mois on compte plusieurs milliers de soldes aléatoires. Elles sont récupérées en amont par des logiciels que nous avons installés et qui sont destinés à éviter des situations totalement absurdes – un garçon peut ainsi toucher trois fois sa solde. La gestion du système LOUVOIS nous coûte cher : il y a autant de personnels s’en occupent que nous en avions quand il s’agissait de gérer les soldes à la main.
Mme Sereine Mauborgne. Et ça fonctionnait !
Général Jean-Pierre Bosser. Ça fonctionnait en effet très bien à la main. On a donc un logiciel défaillant et il faut en plus qu’on paie pour l’améliorer. La question est de savoir si l’on peut disposer d’un système de soldes informatisé à même de solder 100 % des gens avec un pourcentage d’erreur nul. Jean-Yves Le Drian s’était emparé lui-même du sujet mais l’appui du ministre, même si le fait de penser qu’il s’occupe de nous compte beaucoup, ne suffit pas pour redonner confiance. Nous avons donc créé de nombreuses structures afin d’aider nos hommes. Il faut en outre savoir que les trop versés posent plus de problèmes que les moins-versés : en cas de trop versé, on s’imagine avoir gagné au loto ; le soldat part en opération et sa jeune épouse pense que le trop versé est normal puisque son mari est en OPEX ; elle dépense et quand son compagnon rentre on lui annonce qu’il doit rembourser 6 000 euros. De plus, il déclare au fisc ce qu’il a touché et est imposé en conséquence. La résolution du problème LOUVOIS n’est pas attendue, pour l’armée de terre, avant 2019. C’est la marine qui va expérimenter en premier le nouveau logiciel Source Solde. Nos hommes ont la peau dure, croyez-moi ; reste que nous n’avons plus droit à l’erreur. Ce qui nous a probablement sauvés, c’est que le système LOUVOIS ne distingue pas entre les grades : généraux, colonels, caporaux, tout le monde est touché et donc tout le monde se serre les coudes…
Mme Sereine Mauborgne. C’est donc une vraie maladie.
Général Jean-Pierre Bosser. Égalité et fraternité d’armes en l’occurrence, en effet…
Concernant les cadets de la défense, on ne souligne en effet pas assez toutes les actions menées par l’armée. J’ai évoqué l’objectif de porter à 6 000 les effectifs du SMA et à plus de 3 000 ceux du SMV, sans oublier les préparations militaires, les cadets, etc. En fait, ces ruisseaux forment déjà une petite rivière. Il faut prendre ces éléments en compte dans notre réflexion sur le nouveau service national. Ce dernier aura-t-il vocation à « écraser » les actions actuellement menées ? Car il faudra bien faire un choix.
J’en viens à la féminisation. Quand nous avons déclenché l’opération Serval, sur les 3 000 soldats alors engagés, on comptait 300 femmes qui se sont remarquablement bien comportées. Je n’ai pas de souci avec la féminisation dans les armées. L’année dernière, lorsque votre commission m’a auditionné, j’ai eu le malheur de dire aux deux députées présentes que la féminisation, pour moi, n’était plus un sujet et que moins on en parlait, mieux on se portait. J’ai senti que j’avais choqué. Je voulais tout simplement me faire l’interprète de nos filles qui ne veulent pas être discriminées et qui disent partout qu’elles ont choisi ce métier et qu’elles veulent être considérées comme des soldats comme les autres. Les problèmes ne sont pas pour autant tous résolus : la cohabitation des garçons et des filles, alors qu’ils ont vingt ans, dans des espaces restreints, n’est pas toujours évidente ; je reste très attentif, en outre, à l’accès pour les filles au concours de l’École de guerre – car il est difficile de faire « grandir » ces filles au sein de l’institution militaire ; nombre d’entre elles partent au bout de quinze ans de service, alors qu’elles ont fait le plus dur du chemin, parce qu’elles sont confrontées à des questions comme celle de savoir qui va s’occuper des enfants. Nos filles sont bien dans l’institution, elles remplissent bien leur mission, elles sont courageuses – car quand elles choisissent un métier de fantassin, elles doivent se montrer à la hauteur sur le plan physique – ; elles ont en tout cas hâte qu’on cesse de les présenter comme si elles étaient la jambe de bois de l’armée de terre.
Concernant les récents arbitrages budgétaires, je répète que je ne peux pas vous dire à ce jour quels seront précisément les secteurs concernés par la suppression annoncée de 850 millions d’euros de crédits. Quant à ce que cette coupe budgétaire ralentisse le développement du programme Scorpion, cela m’étonnerait beaucoup : c’est le programme qui a d’emblée attiré l’intérêt de la ministre, qui souhaite faire preuve de souplesse dans l’acquisition des équipements. Et il est vrai qu’en matière d’acquisitions d’équipements, l’armée de terre reste tout de même l’armée la plus « agile » : construire des sous-marins ou des avions, ce sont des programmes qui s’inscrivent probablement plus dans la durée.
En ce qui concerne le moral, son analyse ne me paraît pas correspondre à la réalité. On mesure en effet le moral au cours de tables rondes et par le moyen de questions « formatées », et on obtient une synthèse un an après. Or on doit pouvoir évaluer le moral en temps réel et avec les bons thermomètres. J’ai demandé à l’inspecteur de l’armée de terre, le général Éric Margail, de me proposer une nouvelle évaluation du moral. Sans faire de commentaire sur ce qui s’est passé la semaine dernière, à considérer les réseaux sociaux, vous imaginez bien de quelle manière un événement peut brutalement occuper tout l’espace médiatique avec un impact que personne ne parvient plus à maîtriser. Je prendrai l’exemple des gars du 93e régiment d’artillerie de montagne qui, à leur retour, ont eu un problème avec le logiciel LOUVOIS ; l’information est sortie sur les blogs et l’affaire est montée en puissance. Le moral peut ainsi basculer en quarante-huit heures.
Pour ce qui est des foyers, en effet, tout ce qui a trait à la restauration, à l’hôtellerie et aux loisirs a été durement touché par la réforme du soutien. Sans la remettre en cause, il faut admettre que certains curseurs doivent être déplacés. Ainsi nos cuisiniers ne nous appartiennent-ils plus puisqu’ils relèvent désormais du soutien, qui a son propre cycle de projection. Quand l’ordinaire ferme le dimanche soir, nos gars, qui vivent tout de même au quartier, vont dîner à l’extérieur… Il arrive que les cuisiniers soient projetés lorsque le régiment soutenu est au quartier et inversement. Pour éviter que ne se produisent des situations courtelinesques, les autres chefs d’état-major et moi-même avons des projets d’évolution du soutien à proposer au CEMA et à la ministre.
Vous m’avez interrogé sur les forces spéciales. Elles sont bien équipées et bien entraînées. Un militaire des forces spéciales est aujourd’hui mieux équipé que son camarade des forces conventionnelles. J’évoque ici aussi bien l’équipement individuel que l’équipement collectif – en urgence opérationnelle, ce sont les mieux dotés, qu’il s’agisse de drones, de caméras… Reste à améliorer la combinaison entre les forces spéciales et les forces conventionnelles. Surtout, je suis favorable à l’action des forces spéciales en tant que primo intervenant dans des situations de crise sur le territoire national. Il y a un an, quand j’ai émis cette idée, cela a provoqué quelques remous. Mais soyons clairs : vous, la représentation nationale, pensez-vous que les Français accepteraient que nos soldats restent l’arme au pied alors qu’il se passe quelque chose à un quart d’heure d’où ils sont, tout simplement parce que la procédure exige que telle ou telle unité intervienne en premier ? J’ai dit que les faits auraient raison et nous avons démontré, au Radisson Blu et au Burkina-Faso, que le primo intervenant jouait un rôle majeur. Ainsi, quand se sont déroulées les fêtes de Bayonne en 2016, nous avons mis en alerte le 1er régiment de parachutistes d’infanterie de marine au cas où… J’estime que c’est ma responsabilité et que j’aurais beaucoup de difficulté à venir vous expliquer, alors que je dispose d’un régiment de forces spéciales capable d’intervenir comme primo arrivant, que je l’aurais laissé l’arme au pied au prétexte qu’il revenait à la police ou aux gendarmes d’intervenir en premier.
Je terminerai par les moyens en outre-mer. Nous sommes en deçà de la ligne de flottaison, tant en ce qui concerne les bateaux, les hélicoptères, que les forces prépositionnées. Or nos concitoyens ultramarins sont des Français qui doivent bénéficier du même niveau de protection et de sécurité que les autres. Aussi, en cas de renforcement des effectifs, faudrait-il d’abord penser à nos concitoyens d’outre-mer.
M. Alexis Corbière. Je vous remercie, Mon général, pour votre franchise et pour la qualité de vos propos. Mon intervention sort du cadre de la présente audition. Au vu du caractère unanime de l’hommage rendu au général de Villiers, la commission en tant que telle, par la voix de son président, ne pourrait-elle pas remercier publiquement le chef d’état-major des armées démissionnaire et réaffirmer le droit pour chaque militaire qu’elle auditionne de s’exprimer librement sans être par la suite recadré par qui que ce soit ? Le général de Villiers n’a fait que son travail, son devoir. Et, j’y insiste, il y a unanimité…
M. Jean-Michel Jacques. Non, ce n’est pas le cas, je suis désolé.
M. Alexis Corbière. S’il n’y a pas unanimité, dont acte, mais j’avais cru comprendre que nous considérions que la liberté, la franchise, le professionnalisme avec lesquels le général de Villiers s’était exprimé devant nous, ne devaient pas avoir les conséquences que l’on sait, du moins est-ce ma conviction. C’est pourquoi, je le répète, j’aurais trouvé bon que notre commission s’exprime en tant que telle, en des termes choisis, certes, mais clairs, pour rappeler que ce que nous avons entendu ici n’aurait pas dû conduire à la démission du chef d’état-major des armées.
M. le président. Votre intervention, mon cher collègue, ne s’inscrit pas, en effet, dans le cadre de la présente audition et je ne pense pas que le général Bosser souhaite assister à nos éventuels débats.
Général Jean-Pierre Bosser. Je vous remercie pour votre attention et je transmettrai au général de Villiers les propos de soutien que vous avez prononcés. (Applaudissements.)
M. le président. Nous nous retrouverons donc à Satory le 19 septembre prochain, Mon général. En attendant, nous vous remercions.